Chronique automnale et pédagogique

Dans le jardin, le magnolia nous offre sa dernière fleur blanche, largement dépliée comme un nénuphar à la surface de la mare des Bernard. Des roses, timides, tentent encore quelques boutons. Les feuilles des noisetiers forment un tapis jaune et brun sur l’herbe humide. Les enfants ne ramassent jamais les noisettes. Ils les mangent après les avoir cassées directement sur le sol à l’aide d’une grosse pierre ou d’une masse dérobée dans la caisse à outils paternelle.

Voici quelques jours, je rentrais à la maison par un chemin que j’affectionne particulièrement, un chemin qui me donne le sentiment de faire l’école buissonnière. Ce matin-là, je n’avais pas de patient. Par cette route étroite, la voiture enjambe l’un des nombreux points  surplombant le canal de Briare. La petite écluse, désormais fermée, me rappelle toujours que notre mère, enfant, rêvait d’être garde-barrière. Comme les vaches bretonnes dont chacun sait qu’elles ont toutes les yeux bleus, elle aurait regardé passer les trains. Elle aurait eu son petit bout de jardin, un jardin de curé dans lequel se seraient mariés plantes aromatiques et potiron, tomates et lavande, dahlias et glaïeuls. Elle aurait veillé avec soin sur sa petite maison aux volets bleus. Elle aurait actionné la manivelle pour faire monter et descendre la barrière et interdire la voie aux automobilistes. Pourtant, elle a toujours détesté les trains associés à des souvenirs de militaires en permission et de relents de bière.

Plus on avance en âge et plus on mesure l’emprunte laissée par l’enfance. Certains êtres, toute une vie, vont courir après leurs souvenirs d’enfance ou après cette enfance dont ils ont été privés. Mais, l’enfance peut-elle se rattraper? L’amour que l’on n’a pas reçu de ses parents est-il réparable? Malheureusement, comme il n’est pas possible de réécrire son enfance, le vide laissé par des parents mal-aimants ne peut se combler. Aimer d’amour tendre ses enfants, leur offrir ce qu’on rêvait d’avoir à leur âge, se gâter soi-même, cela ne répare pas. On ne répare pas mais en comprenant pourquoi des parents étaient si mal « outillés » pour aimer, on peut pardonner et se libérer du manque et du chagrin. Cela s’appelle la résilience.

Je rentrais à la maison par ce chemin qui saute au-dessus du canal de Briare, traverse le ravissant petit village de Conflans-sur-Loing. Un petit village aux rues impeccables, aux jardins très fleuris. Dans ce petit village où est enterré le Général Massu, grande figure pour les habitants du Loiret, la messe est célébrée en latin et on voit sortir, le dimanche matin, des couples avec des enfants vêtus comme les triplés de la bande dessinée de Nicole Lambert publiée, autrefois, dans les pages de Madame Figaro. Je passais devant les fenêtres de la maison de l’une de mes patientes. A chaque nouvelle saison, elle imagine de ravissantes décorations pour ses jardinières. En ce début d’automne, elle avait mélangé des coloquintes, des champignons et des feuilles rouges. Je longeais la façade de la petite auberge dont la réputation est excellente, le chef, Cambodgien, a fui son pays, enfant, au moment des boat-people, et dans laquelle je n’ai encore jamais déjeuné ou dîné. Encore un pont au-dessus d’une rivière, le reflet des arbres à la surface de l’eau et le premier vol de grues cendrées. Sur les ondes de Radio Classique passait alors le premier opus du quinzième nocturne de Chopin. J’ai garé la voiture sous un immense chêne. Intense moment de bonheur. Emerveillement à la vue de tout ce qui m’entourait. Je repensais à ce morceau du journal d’Hélène Berr que Céleste avait dû expliquer et dans lequel la jeune fille s’enthousiasme à la vue du printemps revenant.

Hélène Berr vivait à Paris, dans le septième arrondissement. Son père était sorti de l’X en 1907. Il était vice-président de l’entreprise Kuhlmann qui fusionnera plus tard avec Péchiney. Déportée à Auschwitz avec ses parents le 27 mars 1944, le jour de son anniversaire, elle sera ensuite transférée à Bergen-Belsen. Un matin, épuisée, ne parvenant pas à se lever, elle sera battue à mort par la gardienne. Elle meurt quelques jours avant que les troupes anglaises ne libèrent le camp le 10 avril 1945. Notre grand-père maternel, lui, sera exécuté à Mauthausen, un an avant que le camp ne soit libéré par les Américains. Dans son journal qu’elle tient pendant deux ans, de l’âge de vingt-deux à vingt-quatre ans, Hélène Berr fixe cet émerveillement absolu devant le réveil de la nature au printemps.

Quelle chance que de savoir vivre la magie du moment présent, se réjouir à la vue de l’araignée qui a tendu sa toile si fine entre deux tiges et dont la dentelle brille dans la rosée du matin! Quelle chance de pouvoir se laisser toucher par le champ du rossignol, les petites oreilles du jeune chevreuil dépassant au-dessus d’un champ de blé, le vol trépidant des hirondelles chassant à tire d’aile des insectes dans le ciel, le soleil montant derrière la ligne d’horizon et jetant tout autour de lui des bandes de couleurs à la manière d’un Nicolas de Staël ou d’un Claude Monet! C’est une chance unique de pouvoir s’interrompre et contempler la nature, le monde, les êtres. On ne sait jamais à l’avance à quelle minute de quelle heure de quel jour de quelle année notre coeur cessera de battre, nos poumons de se remplir d’air, nos yeux de voir, nos oreilles d’écouter, nos narines d’humer, notre peau de frémir, nos doigts de caresser et notre mémoire de s’enrichir de tout un monde de sensations fugitives mais que la contemplation permet de fixer comme l’écriture.

Ce jeudi vingt-neuf septembre, au-dessus de ce petit pont, grâce à la lumière, aux couleurs de l’automne, à Chopin, aux grues cendrées et à ce temps que je décidais de me donner, j’ai vécu un moment d’harmonie absolu. Ce moment, je ne l’oublierais jamais. Un bout d’éternité se grave à jamais.

J’ai souvent partagé avec vous des chroniques sur l’éducation, la pédagogie. Ces sujets me passionnent depuis très longtemps. J’appartiens à une famille qui a donné à ce pays un grand nombre de professeurs et de chercheurs. J’ai, moi-même, été professeur. Je l’ai souvent écrit mais je n’ai pas appris à transmettre. Je savais instinctivement comment le faire et je travaillais énormément pour que mes cours soient limpides. Je me les répétais à l’oral. Tant que je buttais sur une pensée, un principe, une exception, le contenu d’un arrêt, l’apport d’une loi, je recommençais. J’ai vraiment adoré transmettre un savoir, capter un auditoire, voir la lumière briller au fond des pupilles. Je suis entrée dans ce métier comme on entre en religion. J’avais été une élève distraite, un esprit-ballon qui s’évade par la fenêtre entrouverte, s’envole au-dessus des toits et ne revient brutalement qu’à l’appel très dur du maître, au son métallique de la règle en fer frappée sur le bureau. Comme j’aimais les poésies de Prévert! Je me retrouvais tellement dans ces peintures d’élèves que j’étais certaine qu’il me comprenait. Je n’étais pas un cancre. J’étais une petite fille curieuse, un feu-follet, qui s’ennuyait assise sur un banc et dont l’esprit décrochait à la vue de tous ces mots, ces chiffres tracés à la craie sur un tableau noir.

Ma mère, très vite, a pensé que je me serais épanouie dans une école différente, une école laissant à l’enfant plus de place pour sa créativité, lui permettant de comprendre les choses par lui-même en tirant des leçons de ses expériences. Mais, ni à Paris ni à Fort-de-France ni au Mans, il n’y avait d’école de cette nature. Un oncle de notre père, Jean, déporté pendant l’Occupation pour fait de résistance et de communisme, était instituteur et, dans sa classe, mettait en pratique la méthode de Célestin Freinet. Il semblerait que notre père ait pu bénéficier de cette approche. Si c’est vrai, cela pourrait expliquer cette liberté qu’il a toujours professée. Les pédagogues dits nouveaux ont fait beaucoup de bien à l’Education et ils ont permis à des enfants de connaître le plein épanouissement. Mais, ces pédagogies ne peuvent pas correspondre à tous les enfants et la plupart des enfants ont besoin d’un cadre très précis, de consignes claires, bref, d’une certaine dose d’académisme pour être rassurés et vivre sereinement leurs longues années à l’école.

je ne reviendrai pas sur ces pédagogues nouveaux qui ont le vent en poupe et qui réussissent de remarquables percées dans des écoles traditionnelles. A l’heure actuelle, c’est Maria Montessori qui a le plus de succès. Ma soeur qui a mis au monde une petite fille en juin a acheté un livre expliquant comment mettre en application la méthode Montessori de l’âge de trois mois à trois ans. Je l’ai rapidement parcouru et j’y ai trouvé des techniques simples pleines de bon sens et de nature à développer chez le très jeune enfant une grande autonomie. Ce mercredi sort sur nos écrans un documentaire intitulé « le maître est l’enfant ». Alors qu’il cherchait une école pour sa fille, le réalisateur, Alexandre Mourot, s’est intéressé à la plus ancienne école Montessori en France. Il a filmé le quotidien d’une classe d’enfants âgés de trois à six ans. Elle se trouve à Roubaix. C’est Annie Duperey qui prête sa voix pour lire des passages des écrits de Maria Montessori. Le médecin italien avait ouvert sa première école en 1907 à Rome. Le succès récent du livre de Cécile Alvarez intitulé « les lois naturelles de l’enfant » expliquent que les Français s’intéressent davantage à l’approche de Maria Montessori dont on aurait tort de penser que la liberté mise en oeuvre dans son école s’apparentait à l’anarchie. C’est tout le contraire! Plus on est libre et plus on a besoin de se doter soi-même d’un cadre fort! Tous ceux qui, devenus adultes, exercent des métiers dans lesquels le plus souvent il leur revient de s’imposer des horaires, une méthode de travail, des dates butoirs de leur propre initiative le savent! Sans un cadre fort, c’est le naufrage!

En deux soirs, Stéphane et moi avons regardé un documentaire passionnant que j’avais emprunté à la médiathèque et que je voulais voir depuis longtemps « Etre et devenir » de Clara Bellar. Dans ce documentaire, un couple composé d’une française, Clara, et d’un brésilien cherche le meilleur des cadres pour l’éducation de son fils. Jusqu’à sa naissance, le couple vit entre le Brésil, Los Angeles et Paris. Ce couple part à la rencontre de familles qui ont fait le choix de l’éducation en famille. Les enfants, le plus souvent, n’ont jamais été scolarisés ou ont été déscolarisés après constatation d’une maltraitance et l’apparition de troubles liés à une perte de confiance. Clara, son mari et leur fils vont ainsi faire la connaissance de familles américaines et européennes. Dans ces familles, à de très rares exceptions près, les femmes après avoir mené de très bonnes études et avoir travaillé, ont renoncé à leur carrière pour organiser l’éducation en famille. Les pères subviennent aux besoins financiers de la maison. Ces couples appartiennent à des classes sociales supérieures, possèdent déjà un bagage culturel très solide, un esprit curieux et des amis évoluant dans des milieux artistiques. Les familles vivent souvent à la campagne. On note que la plupart des enfants ayant reçu ce type d’éducation deviennent surtout des artistes: musiciens, compositeurs, chefs d’orchestre, danseur, luthier, metteur en scène, comédien. Les enfants ne sont pas soumis au rythme des horaires de l’école. Contrairement à des idées reçues, ils sont finalement assez peu à la maison et retrouvent d’autres familles pour des activités tant extérieures qu’intérieures. La liberté est vraiment au coeur de cette éducation. Les enfants apprennent à lire quand ils sont prêts. Quand un sujet les passionne, ils peuvent s’y consacrer des semaines, des mois durant et ne plus rien faire d’autre. C’est l’enfant qui devient son propre maître. Les parents sont des guides. Ils apportent le matériau, les lieux de rencontre, d’échange. Devenus adultes, ces enfants sont ouverts aux autres, attentifs à l’environnement, très débrouillards et intensément libres d’être ceux qu’ils veulent devenir. Certains intègrent sans problème des université aussi prestigieuses qu’Oxford ou Harvard. Ce qui est amusant, c’est que beaucoup de parents qui font le choix de cette éducation en famille étaient professeurs ou instituteurs. En France, on compte environ 30 000 enfants qui ne sont pas scolarisés.

Il n’y a pas un cadre parfait mais plusieurs cadres possibles pour grandir bien, apprendre à lire, à écrire, à compter, à développer sa capacité de raisonnement, s’enrichir, se passionner pour des langues vivantes ou des langues mortes, se sentir bien dans son corps. Le plus important, c’est la confiance dont se sent investi un enfant pour aboutir dans ses projets, ses apprentissages. Quand, en France, ce sont 30000 enfants qui ne sont pas scolarisés, n’oublions pas que dans le monde ce sont des millions d’enfants qui rêveraient de pouvoir trouver le chemin de l’école et qui en sont empêchés par la misère, les guerres ou leur sexe. C’est en Afrique subsaharienne que le non accès des enfants à l’école est le plus élevé.

Stéphane et moi aurions aimé voyager une année avec nos enfants. Sur ce temps de découverte, nous les aurions inscrits au CNED. En une année de voyage, les enfants apprennent tant de choses! Quelle ouverture sur le monde, sur l’autre, tous les autres! Nous n’avons pas pu le faire et je ne sais pas si cela sera envisageable un jour. Plus les enfants avancent en âge et plus la sortie même momentanée d’un cycle est compliqué. Après avoir vu ce documentaire, nous nous sommes dits que nous allions encore plus que par le passé partager des activités avec eux. Depuis que les enfants sont tout-petits, je leur raconte des histoires. Ils cuisinent avec moi. Je leur apprends l’art du marché, l’importance de donner de son temps aux autres.  Ils me voient m’enfermer dans mon Ar-Men pour écrire. De son côté, Stéphane les a laissés manipuler ses appareils-photos. Il avait commencé à les faire peindre. Ils ont toujours été associés au bricolage, aux travaux. Maintenant, Stéphane va leur enseigner la technique du broyage des pigments pour obtenir les couleurs nécessaires pour peindre. Il va leur apprendre à reconnaître l’origine des pigments et toutes leurs qualités. Tout ce savoir, Stéphane l’a reçu de son père. C’est un héritage fabuleux! Nous avons décidé de cuisiner tous ensemble. Le samedi matin, commencer par choisir une recette, ensuite, au marché, acheter ce dont on a besoin et, pour finir, élaborer la recette et la partager.

Etre des parents, ce n’est pas uniquement être des éducateurs, des pédagogues, c’est sentir en soi la joie, l’envie d’entrer dans l’univers de l’enfant, de l’adolescent, partager ses passions et lui faire partager les nôtres. On pense que ce sont les enfants qui apprennent de leurs parents mais, si souvent, ce sont les parents qui apprennent de leurs enfants.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.