Chronique autour d’un plateau dans l’orage et d’un couple encordé

« Lorsque deux chemins s’offrent à toi, prends celui qui monte ». Cette phrase de Confucius ne me quitte jamais. Je me demande si, avec les années, je n’en ai pas fait ma devise. Quand Stéphane et moi avons préparé notre mariage dans un petit village de l’Ain, le prêtre avait demandé à tous les couples de choisir une image représentant la vie à deux. Nous étions encore un très jeune couple mais nous avions déjà traversé des épisodes orageux et vécu un deuil, même si le deuil est un voyage qu’on vit seul, au plus près de ses émotions. Sans l’once d’une hésitation, nous avions opté pour un vieille photo en noir et blanc sur laquelle un homme et une femme encordés progressaient sur une voie en haute montagne. J’avais accepté d’entrer dans le rêve de Stéphane consistant à voyager au long cours, un rêve qui murissait en lui depuis une incroyable aventure avec un entomologiste au Vietnam. Pendant ce tour du monde, nous serions amenés, souvent, à marcher en montagne et à réaliser des ascensions au Chili, au Pérou, en Inde et au Népal.

Il ne sert à rien de refaire l’histoire à l’envers mais je le sais, Stéphane le sait: il était fait pour devenir photographe, sillonner la planète avec ses appareils en bandoulière et revenir, parfois, dans le petit port calme où il aurait eu son ancrage.  Il n’aurait sans doute pas construit la vie de couple et de famille qui est la sienne aujourd’hui mais il aurait été au plus près de ses aspirations profondes, de sa nature contemplative. S’il avait choisi sa voie naturelle, il serait aujourd’hui un photographe reconnu et exposé. La photographie demeure l’art de ceux qui aiment être dans l’observation de sujets sans pour autant pénétrer leur intimité. C’est sans doute la raison qui pourrait expliquer que dans certains pays musulmans on pense que le chasseur d’images vole l’âme de celui qu’il enferme dans le boîtier de son appareil. C’est l’histoire que raconte Michel Tournier dans son roman « La goutte d’or » paru en 1985 et que j’avais lu à sa sortie. J’avais espéré que notre tour du monde servirait à Stéphane de tremplin pour une carrière dans la photographie mais le voyage a pris un autre chemin.

J’avance dans la vie portée par cette phrase de Confucius et par la photo de ce couple d’alpinistes. Presque vingt ans plus tard, je sais que nous l’avions vraiment bien choisie et qu’il nous en fallu de l’amour, de la patience, du respect, du courage, de la résilience pour rester reliés l’un à l’autre. Nous sommes comme un voilier cherchant à trouver son chemin entre les récifs du raz de sein avant qu’Ar-Men ne sorte de l’océan atlantique. Nous avons déjà tout connu: le deuil, les difficultés professionnelles, les soucis d’argent, les problèmes avec les enfants, la dépression. C’est une chance, la maladie grave nous a, pour le moment, été épargnée. Cette année a vraiment été une année lourde, de celle qui vous laisse sur le flanc tel le naufragé que la houle vient de rejeter sur le rivage. Tandis que j’écris cette phrase j’en mesure l’indécence en songeant aux 650 migrants que L’Aquarius a besoin de débarquer et que Malte et l’Italie refusent d’accueillir. Stéphane et moi ne sommes pas des migrants forcés à l’exil et pris au piège d’une terrible et cruelle Odyssée. Stéphane et moi sommes seulement un homme et une femme qui luttent depuis de très longues années pour avancer. Un couple auquel il faudrait des respirations, des évasions, des points de suspension pour qu’il puisse reprendre des forces et se relancer à l’assaut d’une nouvelle année scolaire. Ce matin, à sept heures, dans mon bureau, j’écrivais un petit mot à l’adresse du Principal et de la Conseillère Principale d’Education pour leur demander que Victoire et deux de ses plus proches amies soient dans la même classe en septembre. Les parents de Léa sont comme nous. Ils n’ont pas de famille sur place. Ils ne peuvent compter que sur leurs seules ressources. Cette entraide que nous pouvons nous apporter s’agissant de nos collégiennes est très précieuse. 

Ce matin, à six heures, j’ai pensé que je n’arriverais pas à soulever mes paupières. Elles étaient si lourdes! L’orage a été terrible. La pluie s’est abattue avec une rare violence sur le plateau et les villages environnants. Les éclairs zébraient le ciel. Le tonnerre grondait. On aurait dit qu’une horde de bisons cavalaient au-dessus de nos têtes. Le tonnerre nous avait réveillés Stéphane et moi vers quatre heures. Un peu plus tard, Céleste poussait la porte de la chambre. Elle avait peur. Depuis un orage terrible nous ayant surpris sur la plage sauvage de l’Ostricone en Haute-Corse, Céleste est terrorisée par les orages. Elle cherchait des boules quiès. Je me rappelais qu’une paire était restée sur la table de nuit de la chambre d’amis. Je montais les chercher. Les cheveux collés sur la nuque, le dos moite, je trouvais Louis dans un lit complètement défait. Il faisait très chaud à l’étage et l’orage nous empêchait de laisser les fenêtres ouvertes. Je prenais les boules quiès et les apportais à Céleste. Peu de temps après, Louis, lui aussi, arrivait dans la chambre. Les trombes d’eau tombant sur le velux l’avaient réveillé et, maintenant, le tonnerre lui faisait peur. Je retournais voir Céleste qui ne dormait toujours pas et lui demandait si elle accepterait Louis dans son grand lit. Louis allait récupérer son oreiller et se glissait à la droite de Céleste. Victoire, elle, s’est levée, a fermé sa fenêtre et s’est recouchée. Elle avait chaud mais pas peur de l’orage. Avant de retrouver ma place dans le lit, j’avais été rassurer Fantôme qui faisait les cent pattes entre la cuisine et l’entrée. Les animaux n’aiment pas le tonnerre et les éclairs dont ils ne sont pas en mesure de comprendre la provenance.

Ce matin, nous avions tous les yeux rougis et les paupières lourdes. Les filles se sont préparées en dix minutes. Un record! Tandis que j’étais montée rebrancher la live box, j’entendais la porte d’entrée claquer et des pas monter les marches de l’escalier. C’était les filles. Leur bus n’était pas passé. Le village de Triguères avait les pieds dans l’eau. En quelques minutes, Céleste et Victoire savaient grâce à la magie des réseaux sociaux quel bus avait assuré sa rotation et qui resterait bloqué à la maison. Elles n’avaient pas du tout envie d’aller au collège mais je les y conduisais. Dans la voiture, elles râlaient: « C’est trop nul! Les notes sont arrêtées! On est crevées! On aurait pu rester à la maison aujourd’hui! On sera trop fatiguées pour faire quoi que ce soit! ». J’expliquais à Céleste qu’il ne me semblait pas que son investissement scolaire cette année lui permettait de rater un jour de collège alors que les épreuves du brevet approchaient à grands pas. Je continuais en leur disant que si elles cédaient à la facilité alors elles ne feraient pas grand chose dans la vie. Nous étions tous fatigués. Leurs amis seraient fatigués. Certains de leurs professeurs aussi. La fatigue n’était en aucun cas une excuse pour ne pas aller au collège. Elles dormiraient mieux ce soir.

En arrivant au collège, nous avons embrassé Marie-Christine, la personne merveilleuse qui incarne à la fois l’âme et le coeur de la maison et dont la fermeté permet de compenser le laxisme des surveillantes. C’était la première fois que je voyais les jambes fuselées de Marie-Christine dissimulées sous un jeans. A l’accueil, nous rencontrions deux des professeurs d’EPS du collège: Pascale Robert, ancienne et incroyable judoka française et notre amie Emmanuelle Binda avec laquelle nous avons passé quinze jours en Haute-Corse l’été dernier. Toutes deux riaient de voir la mine de petits chats mouillés des filles. En mon for intérieur, je pensais que ce n’était pas un hasard de tomber sur deux vraies sportives, une judoka et une nageuse, coureuse de fond et cycliste quand je venais d’expliquer à nos deux filles que, dans la vie, il ne faut jamais céder à la facilité comme il convient de tenir ses engagements et de ne jamais faire de promesses si on ne pense pas les tenir.

J’avais laissé Louis à la maison avec son papa et Fantôme. Louis portait une partie des vêtements de sa nouvelle garde-robe. Le vendredi soir, Victoire avait convaincu son frère de choisir des tenues pour son entrée au collège. Alors que Céleste revenait de sa dernière réunion d’aumônerie, je lui racontais que Victoire et Louis iraient demain choisir des vêtements pour ce dernier. Comme Céleste voulait participer à cette sortie, je lui expliquais l’importance de laisser sa soeur et son frère partager ce moment ensemble qui était de nature à les aider à se rapprocher après des mois de tension. Elle comprenait et se consolait en songeant que le matin nous irions ensemble au marché et qu’avec sa soeur, elle pourrait choisir un parfum pour la fête des pères.

Hier, avant de m’endormir, avant l’orage, les roulements de tonnerre, la montée des eaux, les allées et venues des enfants, la peur de Fantôme, je pensais à ce magnifique film dont je n’avais jamais entendu parler, que j’avais emprunté à la médiathèque « Paula » de Christian Schwochow et que nous venions de voir. Je me demandais comment j’avais pu déjà lire tant de revues sur l’art sans avoir jamais connu l’existence de Paula Modersohn-Becker. Cette femme peintre née en 1876 à Dresde et morte en 1907 à Worpswede est la seule femme artiste à avoir un musée qui lui soit entièrement consacré. En 2016, le musée d’art moderne de la ville de Paris a organisé une rétrospective de son oeuvre. Je regrette de ne pas y avoir été. Paula se rattache au mouvement expressionniste. Ayant eu la chance de venir au monde dans une famille cultivée possédant un esprit ouvert, Paula est autorisée à rejoindre la colonie des artistes vivant dans le petit village de Worpswede, non loin de Brême. Paula ne trouvera pas sa place au milieu de peintres qui moquent sa peinture et ne la comprennent pas. C’est toujours à Paris qu’elle retournera pour laisser libre cours à ses désirs. C’est à Paris qu’elle fera la connaissance de Cézanne et des membres du mouvement nabi.

En 1901, Paula se marie avec le peintre allemand Otto Modersohn, veuf et père d’une petite Elsbeth. Ce mariage la délivre de l’obligation d’exercer son métier d’institutrice pour subvenir à ses besoins. Pendant cinq ans, le mariage n’est pas consommé. Otto expliquera à l’un de ses amis qu’il s’est refusé à sa femme de peur qu’elle attende un enfant et perde la vie en le mettant au monde. Après avoir envisagé de divorcer, Paula retourne en Allemagne et attend enfin un enfant. L’accouchement est très difficile. Elle met au monde une petite fille prénommée Mathilde. Elle reste alitée dix-huit jours. Quand, enfin, le médecin l’autorise à quitter la chambre, elle se lève et meurt d’une embolie pulmonaire fulgurante. C’est le peintre Heinrich Volger qui va ensuite tout mettre en oeuvre pour faire connaître et reconnaître le travail de Paula: 750 toiles, treize estampes et un millier de dessins. Paula Becker est la première femme à s’être peint nue.

L’écrivain Marie Darrieussecq a consacré une biographie à Paula Becker. Le livre s’intitule « Etre ici est une splendeur. Vie de Paula Becker ». Le dernier mot prononcé par Paula avant de mourir fut « Schade! ». « Dommage » en allemand. Je me suis demandée ce qu’il était advenu d’Elsbeth et de Mathilde. Je me suis interrogée sur la capacité de cet homme à aimer ce bébé qui lui prenait la femme qu’il avait tant aimée et sur le sentiment terrible de culpabilité ressenti par les enfants dont les mères meurent en leur donnant la vie ou peu de temps après leur naissance. Mes recherches m’apprennent que Mathilde est morte à un âge avancé sans avoir eu d’enfant et en ayant consacré sa vie à l’oeuvre de sa mère. Ce parcours semble assez évident. La peur de l’enfantement était trop forte. Mathilde veillerait sur un enfant déjà porté et accouché: l’oeuvre maternelle. Un enfant à voir grandir et s’épanouir. Le seul moyen, peut-être, d’éteindre la dette contractée vis à vis de sa mère partie bien trop vite. Dans le film, il semblerait que Paula ait été pressée de vivre. Elle parlait souvent de la mort. Certains êtres pressentent que leur vie sera courte. Ils la traversent à la vitesse d’une étoile filante dans un ciel d’août.

Je n’ai pas de passion pour les toiles de Paula Becker. Je ne ressens pas d’émotion particulière. Ce qui me touche, c’est la rage et l’énergie déployées par une femme au tout début du vingtième siècle pour arriver à vivre sa passion, à exister dans un monde réservé aux hommes et à trouver sa voie, ses couleurs, ses formes, sa vision de ce qui l’entoure sans être arrêtée par ceux qui ne la comprennent pas. Si vous avez envie de faire la connaissance de Paula, je vous recommande le film. Les acteurs sont remarquables et les lumières à la fois douces et puissantes comme dans une toile de maître. Certains plans m’ont rappelé les peintures d’Anders Zorn, artiste suédois à côté duquel je serais passée si l’une de mes patientes, suédoise, ne m’en avait pas parlé.

De beaux nuages glissent dans le ciel au-dessus du plateau. Les criquets et les oiseaux unissent leurs chants. Les filles seront bientôt de retour. J’entendrai leur bus passer sous la fenêtre ouverte. Louis suivra un peu plus tard. Les filles m’en voudront-elles encore de les avoir conduites au collège ce matin? Un dernier patient va venir s’installer à la place encore chaude qu’occupait une maman de trois fils avant lui. je vais le garder deux heures. J’ai tissé avec ce patient un lien très particulier. La vie a été très dure avec lui. Je me suis promis de ne jamais l’abandonner. Son père l’a déjà fait quand il avait huit ans dans des conditions effrayantes.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

2 commentaires sur “Chronique autour d’un plateau dans l’orage et d’un couple encordé

  1. Chère Anne-Lorraine,
    comme c’est étrange, je viens de finir de lire « Etre ici est une splendeur », un ami professeur d’allemand me l’a récemment offert. Je ne connaissais pas cette peintre et comme vous je ne suis pas très attirée par son oeuvre. Mais j’ai aimé son énergie et sa détermination à imposer son style et sa personnalité malgré les préjugés, et puis son amitié avec R.M.Rilke.
    Amicalement.

  2. Chère Dominique, c’est amusant que nous ayons découvert Paula B au même moment. Je pense que vous aimeriez beaucoup le film. Pour voir ses oeuvres, il faudrait aller à Brême où sa fille a obtenu l’ouverture d’un musée entièrement consacré au travail de se mère. Comme c’est douloureux de mourir dix-huit jours après avoir donné le jour à son enfant. Je vous embrasse avec affection

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