Chronique autour d’un troisième dimanche de l’Avent

A quelques jours de Noël, les branches du petit épicéa commencent lentement à s’affaisser. Je coupe le chauffage sur la mezzanine. Stéphane le rallume. Je suis déterminée à l’aider à lutter contre le dessèchement et à conserver son éclat et ses épines. Tant pis si nous avons un peu froid! Nous pouvons nous emmitoufler dans l’un des nombreux sacs de couchage rangés dans un placard. Au marché de Noël organisé par une association des parents d’élèves très dynamique avec spectacle de clown et de magie, j’ai acheté des petits anges délicats en pâtes alimentaires. C’est Magali, la propriétaire du bar-tabacs du village, ancienne équilibriste formée dans la si dure Académie Fratellini, prolongement de l’Ecole Nationale du Cirque fondée voici quarante ans par Annie Fratellini et Pierre Etaix, qui les a confectionnés avec sa petite fille Mélodie. Les branches du sapin se sont enrichis de quatre de ces petits sujets dorés ou argentés.

Quand j’étais enfant, nous récitions une prière tous les soirs devant la crèche installée à proximité du sapin. Notre père n’aimait que les sapins immenses. Dans la bonne et vieille maison de Pont, la taille du sapin donnait toujours lieu à la première des disputes du long chapelet dont chaque boule serait égrenée avec méthode jusqu’au point d’orgue, jusqu’au feu d’artifice: le déjeuner du 1er janvier, jour de naissance de notre père. C’est incroyable comme un cerveau d’enfant imprime ce qui devrait ne pas l’être. Ma soeur et moi avons hérité de notre père une grande difficulté à vivre sereinement notre jour d’anniversaire. Inconsciemment, une mécanique se met en marche et nous pousse l’une comme l’autre, avec application, à gâcher ce jour, à le rendre triste et lourd. Cette tendance a été majorée pour moi par le fait que mon beau-père est mort le jour de mon anniversaire. Même si Olivier, mon beau-frère, m’a dit que les vivants l’emportaient sur les morts et que ma belle-mère m’ait écrit que ce jour ne devait pas être triste car c’était pour son mari et moi un jour de naissance, le 27 octobre est encore plus un jour que je suis pressée de voir s’achever. Heureusement pour nos six enfants et nos deux maris, ni ma soeur ni moi ne disparaissons après avoir claqué toutes les portes de la maison ni ne nous retrouvons à l’hôpital, au service des urgences.

Pour revenir au sapin que notre père allait chercher toujours au « Petit Nice » quand nous arrivions dans la maison, il était si haut qu’il fallait le couper. Nous laissions à notre père le soin de placer les guirlandes. Les guirlandes électriques et les guirlandes traditionnelles qui, dès que je les voyais, me donnaient envie de me transformer en meneuse de revue et de me mettre à chanter tout en levant la jambe très haut « mon truc en plumes, plumes de zoiseaux, de z’animaux. Mon truc en plumes, c’est très malin. Rien dans les mains. Tout dans l’coup de reins ». Bien que j’aie su, à chaque fois, que l’atmosphère ne serait pas forcément ni légère ni joyeuse, j’étais toujours heureuse quand la voiture quittait l’autoroute, remontait la départementale gardée par une haie de platanes majestueux et, enfin, franchissait le Rhône sur le pont édifié au Moyen Age.

En fonction de l’endroit où notre père était en poste, le trajet était plus ou moins long. C’est lorsque nous vivions dans le Tarn que nous mettions le moins de temps à rejoindre la maison gardoise. Le trajet était moins long mais la route était sinueuse et pouvait être glissante, voire enneigée. Nous passions par Roquecourbe et, à chaque fois, nous avions droit au couplet sur Emile Combes, natif de cet endroit et farouche opposant à l’Eglise. Même si la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat adoptée le 9 décembre 1905 l’a été à l’initiative du député républicain-socialiste Aristide Briand, c’est Emile Combes qui a amorcé le processus. A l’époque où Wikipédia et les téléphones portables n’existaient pas encore, nos parents remplissaient cette fonction. A tout moment, nous pouvions apprendre quelque chose en musique, en littérature, en géographie ou encore en histoire.  Il suffisait seulement d’avoir envie d’écouter. A table, nous les écoutions échanger sur toutes sortes de sujets. Cela voulait dire que nous étions entrés dans une phase de détente. On ne savait jamais quand la guerre froide reprendrait et que notre père se murerait dans le silence.

« Il n’y a pas d’amour heureux ». Ce n’est pas moi qui le dit mais Aragon dans un recueil de poèmes intitulé « la Diane française ». Un poème que j’avais appris quand j’étais adolescente. Non parce qu’un professeur nous l’avait demandé mais parce qu’il me plaisait et parlait à mon âme tourmentée. Le couple de nos parents s’est construit sur une double méprise. Notre mère s’était imaginée que notre père était le fils d’un notable de province. Notre père était persuadée que notre mère appartenait à une famille au blason encore bien argenté. Notre mère était éblouie par l’intelligence de notre père. Notre père était fasciné par la beauté de vierge du Moyen Age de notre mère. Avec nos parents, nous avons vécu dans une chanson de Brel. Les moments de calme étaient rares, les tempêtes nombreuses. Notre père s’emportait. Notre mère faisait la toile cirée. Notre père s’évadait dans des paradis artificiels. Notre mère fuyait dans ses migraines. Ma soeur et moi, nous avions toujours nos chiens, notre chat et une dame charmante pour veiller sur nous.

Bien que les Noëls dans la bonne et vieille maison de Pont n’aient pas toujours été très heureux, c’est l’endroit où j’ai le plus de plaisir à y célébrer la Nativité. La maison de Pont est, à ce jour, encore la seule que je considère en partie comme mienne. Comme vous le savez, depuis ma naissance, je vis dans des maisons qui sont la propriété de l’Etat. Dans le Loiret, la maison n’est pas à moi. J’en prends soin. Je lui consacre beaucoup de temps mais elle n’est pas mienne. D’ailleurs, dans ma belle-famille, tout le monde va « chez Stéphane » et c’était déjà le cas quand nous habitions dans la maison de notre mère, dans le Gard. Quand ma mère vient nous voir, elle dit qu’elle va « chez ses enfants ». Je mentirais si j’écrivais que cela ne me blesse pas. Si, juridiquement, la maison n’est pas la mienne, je suis celle qui veille à ce que tous ceux qui y sont accueillis passent un vrai moment de détente. J’accueille inlassablement tous mes proches depuis vingt ans, depuis que j’ai quitté Paris. Parfois, j’aimerais que les choses changent mais nous sommes les seuls à avoir une grande maison et, par ailleurs, faire des lits, élaborer des menus, cuisiner, ranger, cela ne m’inquiète pas. Nos parents ont toujours aimé recevoir. L’été, la maison de Pont se remplissait d’amis et de cousins de passage. Je voyais notre mère monter et descendre les marches de l’escalier à vis, dans son sillage une douce odeur de Soupline, avec les bras chargés de draps et de serviettes. Dans le grenier, il fait si chaud que le linge sèche très vite. Quant à notre père, il faisait les courses et s’enfermait dans la cuisine d’où bientôt s’échappaient de délicieuses odeurs. Le tian et les salades composées étaient les highlights de nos grandes tablées sous le ciel étoilé de la cour intérieure.

Ce été, je rêve de partir marcher une semaine avec tout un groupe d’amis et leurs enfants sur le chemin de Stevenson. On pourrait louer des ânes. Ainsi, les enfants marcheraient d’un pas plus léger. Sur les étagères de la maison de Pont, on doit trouver au moins trois exemplaires couverts de poussière de « Voyage avec un âne dans les Cévennes ». Le 22 septembre 1878, le jeune écrivain écossais, Robert-Louis Stevenson, part à pied de Monastier-sur-Gazeille, en Haute-Loire, avec une ânesse prénommée Modestine. Douze jours plus tard et après avoir parcouru 220 kilomètres, l’écrivain et son ânesse arrivent à Saint-Jean-du-Gard. La marche a toujours eu pour certains une dimension thérapeutique. Robert-Louis Stevenson voulait oublier le retour en Amérique de Fanny Osbourne qu’il épousera finalement quelques années plus tard. Le jeune écrivain poursuivait également un autre but: celui de rencontrer des camisards, ces paysans et artisans protestants qui, dès 1702, se rebellent contre les autorités en réaction aux persécutions de leur foi religieuse.

Le livre de Stevenson a permis de retracer son itinéraire. Le Chemin de Stevenson (GR 70) offre aux randonneurs la possibilité de marcher sur les traces de l’écrivain écossais amoureux de la France. GR, ces deux lettres en majuscules, ouvrent dans mon esprit des fenêtres sur la liberté, l’apaisement et le ressourcement. Cette année, on fêtait les soixante-dix ans du premier GR en France, le GR3 qui longe la Loire et a été inauguré en 1947 à Orléans. L’été prochain, j’aimerais proposer à des amis de venir marcher sur le chemin de Stevenson qui sert de trait d’union entre Haute-Loire, Ardèche, Lozère et Gard. Quand les enfants sont en groupe, on ne les entend plus se lamenter sur la distance ou la chaleur. Ils marchent de bon coeur en riant, en chantant et, parfois même, ils courent comme de jeunes cabris qui s’enivrent de ressentir tant de force dans leur corps. Ce désir de partager un tel moment avec des proches m’est venu voici deux ans, après une nuit passée dans un camping municipal dans les Causses, non loin du cirque de Navacelles. A côté de nous, de l’autre côté de la haie, un groupe d’une vingtaine d’adultes avec autant d’enfants et d’adolescents dînaient autour d’un feu de camp. Leur repas terminé, ils s’étaient lancés dans un récital des chansons de Michel Sardou avant d’attaquer un registre plus international avec des reprises de ABBA et des Bee Gees. Je leur avais envié leur grande tablée, leur nuée d’enfants et leur joie très communicative. Que les amis qui me liront et qu’un tel projet pourrait intéresser soient rassurés, personne ne sera pas obligé de chanter du Sardou!

L’année n’est pas achevée et me voici à vous parler d’un rêve de vacances pour l’été prochain. Comme je le fais toujours à cette époque, je vais revenir sur les jolis moments des mois écoulés, les moments heureux, légers, de ceux qu’on aimerait conserver dans un album photo. Je me rappelle la féérie de la nature figée par le givre des tout premiers jours de janvier, « la belle au bois dormant », avec Victoire, ballet du Bolchoï retransmis en direct dans la salle du cinéma, notre séjour dans le Queyras, la rencontre avec une femme merveilleuse, Mamie Arlette, notre marche avec Victoire jusqu’au refuge de la Blanche au départ de Saint Véran, les descentes en luge dans la poudreuse avec le trio et Fantôme, surexcité, un premier déjeuner en terrasse au soleil le dimanche 12 mars, un week-end à Paris avec les filles et deux amies de Céleste, la découverte de l’atelier du sculpteur Bourdelle où s’exposait l’oeuvre au noir de Balanciaga, une semaine gardoise en famille, le magnifique spectacle dans les carrières des lumières des Baux de Provence autour des toiles de Brueghel, Bosch et Archimboldo, le pique-nique qui s’en suivit avec des amis, une magnifique promenade dans les dentelles de Montmirail, un week-end de retraite pour la profession de foi de Victoire, un long et estival pont de l’Ascension à Saint Malo avec des bains prolongés dans la piscine naturelle située à côté du tombeau de Chateaubriand, un week-end à Paris avec Stéphane entre amis, exposition et famille, la profession de foi de Victoire dans l’étonnante église des Cités, la chorale constituée par des centaines de collégiens sur la scène du Zénith d’Orléans, des collégiens reprenant des tubes des années 70, la naissance de Charlotte, le troisième enfant de ma soeur, le retour de Louis de sa classe de mer en Vendée, une magnifique marche au départ de Lorris en suivant la rigole de Courpalet, la marche jusqu’au lac de Melo après une nuit dans un camping situé au bord de la Restonica, la joie de Céleste et de Louis d’avoir enfin chacun leur chambre, un brunch avec l’une de mes grandes filleules, la magnifique exposition Dior avec ma soeur et son bébé, les fêtes d’anniversaire, une poêlée de cèpes ramassés dans la forêt, la projection du film « Défi Baïkal: au-delà de la lumière » dans l’amphithéâtre de la société française des explorateurs, le séjour dans le Finistère sud avec nos deux mamans, nos enfants, ma seconde filleule et notre neveu, un plat de langoustines, l’exposition Anders Zorn à Paris avec Stéph, la rencontre d’Alice et de Toufik, « les mémoires d’un chat » de Hiro Arikawa, « le brio » d’Yvan Attal, la saison 3 du « bureau des légendes », la naissance d’une petite fille chez l’une de mes patientes qui avait eu tant de mal à attendre un enfant et l’annonce de sa grossesse par une autre qui, quand nous avons fait connaissance, avait un deuil gelé à entamer et de grandes peurs à surmonter.

Je ne vous parlerai pas de mes peines comme la mort de notre petite tourterelle, de mes attentes déçues, de ma fatigue, de ces grands moments de solitude que j’éprouve enfermée dans Ar-Men, accrochée au dos d’un large plateau que le vent violente mais sur lequel la lumière sait heureusement souvent être aussi magique que dans la toile d’un Vermeer. Je vous raconterai malgré tout mon chagrin un samedi d’octobre quand Louis a absolument tenu à savoir si le Père Noël existait. Louis allait avoir dix ans dans un peu plus d’un mois. Nous savions que, certainement, dans sa classe, plus aucun enfant ne croyait encore à l’existence du Père Noël. Mon coeur de maman sentait déjà la peine que ressentirait Louis en apprenant la vérité. Je voulais attendre encore un peu mais voici ce que Louis nous a dit et qui m’a bouleversée: « Papa, Maman, il faut absolument que je sache. Si jamais vous ne me dites pas la vérité et que le Père Noël n’existe pas ce sera terrible pour mes enfants plus tard car, le jour de Noël, ils n’auront pas de cadeaux car je m’attendrai à ce que ce soit le Père Noël qui les apporte ». Alors, Stéphane a brisé la magie et dit la vérité. De grosses larmes sont montées dans les grands yeux de Louis. Il a quitté brusquement la table du déjeuner. Il est monté dans sa chambre et ses pleurs nous parvenaient.

Le 24 au soir, je serai triste que la page soit tournée sur la féérie de Noël qui existe aussi longtemps que les enfants croient en l’existence du Père Noël. Il n’y aura plus à emprunter aux Sioux leurs ruses pour dissimuler les cadeaux dans le garage ou sous des lits et, ensuite, déposer les paquets ni vu ni connu au pied du sapin. On ne laissera plus une assiette avec des choses à grignoter pour le Père Noël car cette distribution des paquets, cela donne faim! Je me rappelle encore ce réveillon de Noël chez mes beaux-parents dans l’Ain. Les quatre petits enfants avaient entre six ans et un mois. Louis venait de naître. Mon beau-père avait revêtu l’habit du Père Noël avec l’aide de sa fille, Catherine. Il était venu remettre aux enfants leurs cadeaux. Bien plus tard, Céleste m’avait dit avoir reconnu son Papi à ses lunettes et au timbre de sa voix qu’il avait un peu de mal à maquiller. Ce Noël-là, la neige tombait. Tout était blanc autour de la maison. Les enfants étaient heureux. Le Père Noël existait vraiment!

A la fin de la semaine, nous serons comme tant d’autres réunis en famille dans la joie de la Nativité. Le 24, nous assisterons à une messe pour les enfants célébrée dans une toute petite église située au bord du Loing. Le trio sera là. Les enfants le savent: mon plus beau cadeau de Noël, c’est de partager cette célébration avec eux et, ensuite, que nous soyons tous, à la maison, heureux et détendus. Comme tous les ans, je penserai à l’histoire de Michka, le petit ours, à la bûche au chocolat et à la crème de marron que notre père, ma soeur et moi nous préparions et couvrions de sujets en plastique tous plus kitsch les uns que les autres: nain à grande barbe, branches de houx, petit chalet, hache et scie colorées. Enfin,  la dernière strophe du poème de Maurice Carême, « le givre » me reviendra en mémoire:

« Laissez moi, ô décembre!

Ce chevreuil merveilleux

Je resterai sans feu

Dans ma petite chambre ».

Je vous souhaite à tous de passer un très joyeux Noël en restant dans ce qui est essentiel: la joie la plus pure du partage le plus profond.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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