Chronique campagnarde autour d’une sortie matinale avec un berger australien

Ce matin, je suis seule sur le chemin qui serpente entre champs détrempés et forêt bruyant des chants des oiseaux. Fantôme est blessé depuis plusieurs semaines sous un coussinet. Il refuse maintenant de m’accompagner dans mes sorties matinales. Les personnes qui sont habituées à me croiser et à m’adresser un petit signe de la main doivent se demander pourquoi mon bel Australien ne m’ouvre pas la voie. C’est étrange d’être dehors sans lui! Je n’ai pas à mettre pied à terre au passage d’un véhicule. Je n’ai pas à le rassurer quand le bus qui conduit les enfants à l’école nous dépasse dans un bruit sourd de soucoupe volante. Je n’ai pas à attendre qu’il ait bu dans l’eau de la mare des Bernard qui se couvre de nénuphars. Je n’ai pas à anticiper la présence d’un groupe de chevreuils ou celle d’un chat sautant dans les hautes herbes pour chasser une petite musaraigne. Fantôme aime lui aussi croquer dans l’une de ses adorables petites bêtes des champs. Quand il entend bruisser les herbes, il fait un bond et se laisse retomber sur l’animal.

Depuis que son coussinet est blessé, Fantôme consent seulement à marcher jusqu’à la ferme des Godards où il retrouve Muguette et Pépette. Les jours s’étirant jusqu’au solstice d’été, Muguette a la peau de plus en plus halée. Elle vit dehors penchée au-dessus des allées de son potager. Elle s’active dans sa robe d’intérieur, les bras nus. Elle porte souvent des chaussettes mauves aux élastiques fatigués. Le matin, elle nous attend. La porte du portail en fer forgé noir est entrebaillée à notre intention. Depuis la fenêtre ouverte de la cuisine, on entend les voix des journalistes de radio bleu et on sent l’odeur du café qui a fini de passer. Fantôme aime beaucoup Muguette qui le lui rend bien. Fantôme est aussi très intéressée par Pépette que Muguette, après la mort violente de son mari, est allée chercher dans un refuge. Agée de treize ans, Pépette est une vieille dame qui n’aime pas qu’on manque de courtoisie à son égard. Elle sait très bien tenir Fantôme à une distance respectueuse! C’est un petit ratier. Elle a servi de chienne de reproduction jusqu’à l’épuisement. On lui imposait deux portées par an. Quand ses maîtres l’ont jugée trop avancée en âge, ils l’ont abandonnée.

Cette histoire m’évoque celle des musiciens de Brême que ma soeur et moi avons si souvent écoutée. L’âne destiné à finir en saucisson, le coq promis à la cuisson dans une sauce au vin, le chien trop vieux pour la chasse dont son maître veut se débarrasser et le chat plus assez alerte pour tuer les souris quittent leur maison respective, se rencontrent sur un bord de route et décident de marcher ensemble jusqu’à la ville de Brême pour intégrer l’orchestre municipal. Les frères Grimm permettent aux enfants de porter un regard critique sur le triste sort réservé par les hommes aux animaux qui les ont si fidèlement servis une vie durant. Enfant, la complainte du petit cheval blanc écrite par Paul Fort et interprétée par Brassens me faisait pleurer à coup sûr!

Dans la mare de Muguette, la fameuse mare aux canards, haut lieu des promenades de tous les enfants du quartier quand ils avançaient encore en tricycle, il n’y a plus de canards. L’eau s’est couverte de lentilles vertes. Après la mort de son mari, Muguette n’a conservé que deux moutons, des jumeaux, un frère et une soeur dont la mère était morte après leur naissance. Son mari et elle les avaient nourris aux biberons avec un lait spécial acheté chez le vétérinaire. Muguette dit que le frère, Kiki, est plus tendre que sa soeur. Quand, vers sept heures trente, nous arrivons avec Fantôme, Kiki bêle. Il appelle Muguette. Ce matin, Pépette était encore couchée sur un fauteuil dans l’entrée. Fantôme la cherchait tout autour de la maison. Mes yeux passaient des fleurs rouges des géraniums aux pompons violets du fuchsia. Muguette voulait me montrer la photo de l’une de ses amies qui a fêté ses cent ans. Une dame dont le mari, Jacques Farny, a joué un rôle de tout premier plan au sein de la galerie-librairie la plus emblématique de Saint-Germain-des-Prés, « La Hune ».

C’est en 1944 que trois étudiants en philosophie à la Sorbonne, Jacqueline Lemunier, Bernard Gheerbrant et Pierre Roustang fondent La Hune. La librairie ouvre rue Monsieur-le-Prince. Elle doit son nom à son escalier intérieur rappelant le mât de hune des voiliers et plus encore la plateforme intermédiaire où les marins effectuent les manoeuvres hautes. A la Libération, Pierre Roustang quitte le navire. Jacqueline Lemunier et Bernard Gheerbrant se marient. C’est alors que le libraire Jacques Farny entre en scène. Le couple l’engage pour veiller à la vente des livres au quotidien. Se reposant complètement sur Jacques Farny, les Gherrebrant peuvent développer des activités culturelles et donner vie à la galerie. En 1949, la Hune quitte le 12 de la rue Monsieur-le-Prince pour le 170 du boulevard Saint-Germain avant de s’installer en 1975 au 14, rue de l’Abbaye. Si on veut vraiment revenir aux racines de cette galerie-librairie, il suffit de pousser la porte de L’escalier, librairie qui existe toujours au 12 de la rue Monsieur-le-Prince.

La Hune, dés sa création, avait vocation à attirer tous les artistes et les intellectuels habitués à se retrouver pour discuter aux terrasses du Café de Flore, des Deux Magots et de la brasserie Lipp. La Hune voit la réunion des Surréalistes, des Existentialistes et de la Nouvelle Vague. Breton, Prévert et Sartre croisent Dubuffet et Ernst. Duchamp, Magritte, Calder et Picasso y exposeront leurs oeuvres. En 1975, La Hune quitte le 170 du boulevard Saint-Germain pour s’installer au 14, rue de l’Abbaye. Le jeudi 16 novembre 2017 alors que se prépare le vernissage de l’exposition de Matthieu Ricard  » Un demi-siècle dans l’Himalaya » La Hune est le théâtre d’un grave incendie mais, depuis quelques années déjà, le concept de La Hune, à la fois galerie et librairie généraliste, a disparu. Désormais, La Hune est exclusivement dédiée à la photographie, livres et expositions.

Jacques Farny et sa famille venaient se reposer dans leur maison de campagne. Muguette me décrit le mari de son ami comme un homme d’une générosité sans limite qui donnait tout et ne possédait rien. Cet été, Muguette aimerait que je l’accompagne rendre visite à son amie dont la vie, me dit-elle, a été absolument incroyable.  Muguette me fait entrer dans sa maison.Tout y est ordre, calme et propreté. Les cuivres et les étains rutilent. Les meubles en bois sentent bon la cire. Elle souhaite me montrer une photo de la femme de Jacques. Pépette est toujours assise sur sa chaise et Fantôme, sur le pas de la porte, n’ose pas s’inviter. Fantôme est bien chez Muguette. Il n’est pas pressé de rentrer.

Hier, cela faisait deux ans, jour pour jour, que l’avion qui ramenait ma soeur, ses enfants et le chat de Miami se posait sur le tarmac à Roissy. Jusqu’au bout, cette aventure américaine, passée entre Los Angeles et Miami, avait été difficile. A l’aéroport international, ma soeur avait dû batailler ferme pour que Kraspek, le chat, ne demeure pas sur le sol américain. L’hôtesse était odieuse et ma soeur passionnant les choses encore plus que moi, la tension entre les deux femmes avait été très forte. Margot tentait de calmer sa mère. Aux Etats-Unis, on ne badine avec le personnel des compagnies aériennes!  Il manquait la preuve de vaccins obligatoires sur le carnet de santé, vaccins qui avaient été faits à Los Angeles. Miraculeusement, ma soeur parvenait, malgré le décalage horaire, à joindre le cabinet californien. La secrétaire faxait la preuve des vaccins et l’hôtesse laissait partir le chat. Ma soeur, elle, épuisée, pouvait enfin reprendre sa respiration. Seule, son mari déjà rentré en France depuis deux mois pour prendre un nouveau poste, elle avait rangé la maison, organisé le déménagement et veillé sur ses enfants. Ma soeur, comme notre mère, se transcende dans les situations exceptionnellement compliquées.

Je l’ai déjà écrit mais, quand ma soeur nous avait appris à notre mère et à moi que son mari et les siens partaient pour la Californie, nous nous étions préparées à ce qu’ils y continuent leur existence. Ils adoraient Los Angeles. Margot et Valentin étaient ravis au lycée français. Parents et enfants avaient noué rapidement quelques amitiés solides. Kraspek apprenait l’anglais et la cohabitation avec des ratons laveurs plus gros que lui. J’imaginais sans difficulté nos neveux étudiant dans des universités américaines. Margot avait été très triste de rentrer en France. Elle avait travailler d’arrache-pied pour valider les épreuves qui pourraient lui ouvrir les portes d’une université. Deux ans plus loin, la famille qui s’est agrandie avec l’arrivée d’une petite fille l’année dernière a posé ses bagages dans le dix-huitième arrondissement, dans un appartement baigné de lumière que nos enfants adorent. De leur balcon suspendu au-dessus de la canopée, on peut admirer le Sacré-Coeur. A Montmartre, on peut se croire sur le toit du monde! Depuis quelques mois, ma soeur mène une enquête poussée pour comprendre d’où provient l’odeur extrêmement forte de cannabis qui envahit toute la cage d’escalier! Elle en est arrivée à la conclusion que l’un des résidents cultivait des pieds dans la cave. De mon côté, je me suis amusée à attribuer à l’analyste croisé une fois dans l’entrée qui ne reçoit plus que des confrères en supervision la consommation de cannabis.

Même si les conditions de vie sont devenues très compliquées dans les grandes villes, j’envie ma soeur et mes amis qui habitent encore à Paris. Cela fait maintenant six mois que je n’ai pas pu organiser une respiration capitale. A Paris, j’aime tout particulièrement Montmartre, Montparnasse et un périmètre qui comprend le Louvre, la rue Saint-Honoré, le Palais-Royal et les galeries Vivienne et Véro-Dodat. Mon attachement à Montmartre et à Montparnasse s’explique par la présence de ces artistes fabuleux qui y ont laissé leur empreinte. Très jeune, je me suis passionnée pour la peinture et la sculpture. Notre père m’avait encouragée à préparer le concours pour devenir conservateur. J’avais pu échanger avec le conservateur du musée de Castres, un musée abritant une collection d’oeuvres de peintres espagnols dont un magnifique autoportrait de Goya.

Quand on se promène dans les ruelles escarpées de Montmartre, que l’on passe devant le Bateau-Lavoir, le Lapin Agile, le Moulin de la Galette, il est si facile de ressusciter Géricault, Corot, Bazille, Renoir, Monet, Pissaro, Cézanne, Degas, Caillebotte, Seurat, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Picasso, Utrillo, Van Dongen ou encore Modigliani. La liste est loin d’être exhaustive! A Montparnasse, de l’autre côté de la Seine, on change d’époque, d’ambiance. On est projeté dans le Paris des années folles, de l’insouciance artificielle d’un temps suspendu entre deux conflits mondiaux. On danse, on rit, on boit, on écrit, on compose, on sculpte, on s’aime sur les corps morts laissés au champ d’honneur, dans la boue, le sang et sur les barbelés. On anticipe la montée des extrémismes. En Espagne, la guerre civile approche. Elle sera la mise en scène miniaturisée de la seconde guerre mondiale. Tous les acteurs seront en place. Leurs nouvelles armes aussi!

A la Rotonde, on retrouve Modigliani poursuivi par des yeux de femmes en amandes dont l’expression demeure un mystère, le malheureux Soutine et ses toiles torturées, Suzanne Valadon et son fils, Maurice Utrillo, Fernand Léger avec sa palette primaire et ses ouvriers accrochés aux poutrelles en fer des gratte-ciel,  Henri Matisse et ses tons chauds, ses fenêtres ouvertes sur la Méditerranée et ses belles odalisques, André Derain, ce fauve traversé par tant de courants différents, Ossip Zadkine et ses sculptures cubistes installée dès 1928 dans son atelier devenu musée de la rue d’Assas et Marc Chagall à la tête de son étonnant bestiaire, de ses amoureux flottant dans les airs et de ses musiciens-poètes. Et puis, il y a Foujita, coupe au bol, lunettes rondes, petite moustache et ses chats ou, plutôt, son chat, un chat de gouttière, un chat tigré baptisé Miké, tricolore en japonais, rencontré à côté du square Montsouris, un matin, très tôt alors qu’il rentrait chez lui. Foujita voyait dans l’observation des chats un excellent moyen de percer les mystères de l’âme féminine. Il aimait tant les chats qu’il s’en fit tatouer un sur l’avant-bras.

Je quitte les aventuriers de l’art moderne et je reviens à ma soeur. Depuis deux ans, nous avons pu reprendre nos « vieilles » habitudes, renouer avec notre complicité entretenue pendant les années américaines à grand renfort de visites en mode Skype. Quand l’une ou l’autre d’entre nous était trop fatiguée, voulait dissimuler la somme de ses angoisses inscrites dans les plis de son visage, nous échangions hors caméra. En trois ans, Louis n’a jamais pu s’acclimater à ce genre de communication à distance. Quant à notre mère qui avait refusé d’installer une box chez elle et d’utiliser la tablette laissée par ma soeur, elle avait à peine passé le pas de la porte quand elle venait nous voir qu’elle me demandait de faire un skype avec Virginie. Parfois, ma soeur fondait en larmes et notre mère en était chavirée. Alors je la consolais et lui rappelais que les filles, avec leur mère, osent se laisser aller, ouvrir toutes les vannes et, parfois, aussi, se défouler.

Depuis deux ans, nous avons retrouvé nos petits week-end bucoliques organisés autour des anniversaires des uns et des autres, des réunions de famille à Noël et à Pâques et des bouts de vacances communes. Ma soeur et moi avons une grande chance car nous savons être ensemble sans peser l’une sur l’autre. Nous savons d’instinct quoi faire pour épauler l’autre. Jamais, l’une ou l’autre ne demande: « je peux t’aider? ». Ma soeur est l’une des très rares personnes capable de me « désamorcer », de m’obliger à lâcher-prise et c’est très agréable, parfois, de se laisser faire! Les modes de vie conditionnent les êtres. Quand, depuis l’enfance, on est habitué à ne compter que sur soi, on ne cherche pas de soutien à l’extérieur. On ne sait pas demander ou très rarement car on n’a jamais appris. A presque cinquante ans, le pli est plus que pris…Il s’est fossilisé!

Le soleil est revenu sur le plateau. Les champs sont gardés par des haies serrées de coquelicots que je ne me lasse pas d’observer à tous les stades de leur développement. Victoire est chez la mamie de l’une de ses amies. Les filles terminent un travail en espagnol. Céleste va réviser les épreuves de son brevet. Louis ira à son entraînement de rugby en fin de journée. Son papa est heureux de voir son fils s’épanouir dans ce sport qui place au coeur de sa pratique la cohésion du groupe, l’esprit d’équipe et la persévérance. Les draps en lin de notre grand-mère sèchent au sud. Sous la table de la cuisine, Fantôme lèche sa patte blessée. Des mouches tournent dans Ar-Men. Leurs vrombissements sont un remarquable exercice pour tester sa capacité à s’abstraire d’une situation pénible! Louis, hier, a eu sa journée d’immersion au collège avec ses camarades de classe. Il était ravi de se retrouver dans le cours de Pascale Robert, ancienne grande judoka française et professeur de sport. La veille, Victoire lui avait préparé sa tenue pour la journée et ses affaires de sport glissées dans un sac à dos avec un cahier de brouillon et un stylo quatre couleurs. Victoire tenait à ce que son prit frère fasse bonne impression! Le lendemain, après avoir vu son frère en situation, Céleste, notre aînée, m’avait dit « Ne t’en fais pas maman, tout ira bien! Louis sera super au collège! » . Céleste avait tenu à présenter son petit frère aux surveillantes lesquelles avaient trouvé que Louis ressemblait plus à Céleste qu’à Victoire. Victoire, dans un éclat de rire, avait jeté: « Normal! Je ne ressemble à personne! J’ai été adoptée! ». Louis avait aimé sa journée. Il avait seulement trouvé que les élèves de cinquième étaient agressifs.

Un grand chapitre de nos aventures familiales est en passe de se refermer avec la fin de l’école primaire pour Louis. Je me rappelle si bien leur entrée en CP avec leur cartable sentant bon le neuf, leur blouse pour les travaux salissants et la boite de mouchoirs en prévision des rhumes hivernaux. Bientôt, nous vivrons notre douzième kermesse. Tout à l’heure, tandis que nous déjeunions sur la terrasse, Louis m’a dit : » Tu sais, maman, il ne faut pas dire « kermesse » mais « fête de l’école ». « Kermesse », c’est un terme religieux ». J’ai un peu de mal avec le principe de laïcité poussé à l’extrême. Je continuerai à dire « kermesse » car je trouve cela plus poétique et plus évocateur de manège, pêche aux canards, chamboule-tout et tour de poney.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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