Chronique culinaire et botanique

Dimanche, encore et toujours un ciel azuréen seulement signé d’un trait de fumée blanche laissé par le passage d’un avion. Louis se lève très tôt bien que, la veille, il se soit endormi tard. Samedi soir, nous avions à dîner des amis avec lesquels nous avons passé une soirée délicieuse entre apéritif sous les canisses et dîner autour de la grande table en bois. Cette soirée joyeuse réunissait Geneviève, professeur de philosophie, Emmanuelle, professeur de sport, Laëtitia, professeur d’espagnol, un ancien professeur de droit privé- celle qui écrit- (« un vrai conseil de classe » s’était exclamée Céleste, notre aînée et désormais lycéenne), Arnaud, auteur de bandes dessinées et Stéphane, homme orchestre. Dans cette assemblée très vivante, on dénombrait trois natifs du Finistère nord, une sang mêlée (50% Finistère sud, 25% Gard et 25% Lorraine) et deux Bressans mâtinés de provençal, d’italien et d’allemand.

Tandis que Victoire se retranchait dans sa tanière pour y suivre en anglais sous-titré en français une nouvelle série estampillée Netflix et que Louis investissait mon bureau pour y regarder des vidéos, Céleste demeurait avec nous et prenait part à nos échanges, n’hésitant pas à me taquiner. Je me disais que c’est à ce genre de choses que l’on voit que nos enfants grandissent. Les échanges des adultes les intéressent. Stéphane qui, le matin, en dégageant les branches de lierre fraîchement taillé, s’était fait un tour de rein, s’absentait souvent pour étirer ses lombaires et portait une ceinture bleue et noire des plus seyantes. Arnaud était épuisé et fiévreux. Il est en passe de venir à bout d’un album qui mobilise toutes ses ressources depuis de longs mois. De mon côté, je lutte vaillamment contre un virus mal défini qui s’en prend à ma gorge, mon nez, mes oreilles et commence à m’arracher une espèce de toux caverneuse. En dépit d’une migraine quotidienne et de toutes petites nuits, je n’ai pas eu d’autre choix que d’honorer tous mes rendez-vous. Seule la grippe m’oblige à appeler mes patients ou à leur envoyer un sms pour annuler nos séances. Shootée au Doliprane 1000, je pourrais parfaitement assumer une journée de travail mais je ne veux pas contaminer les personnes qui viennent à moi en toute confiance.

Revenons à ce dimanche matin. Céleste et Victoire, les deux grandes soeurs de Louis que dix-sept tous petits mois séparent, dorment profondément. Rentrée de ma sortie matinale avec notre grosse boule de poils, notre quatrième enfant, Fantôme, un splendide berger australien, j’offre à Louis de jouer avec son papa et moi. Quand j’ai connu Stéphane, il aimait, le week-end, dormir le matin mais, les années passant, je crois que je l’ai non pas contaminé par le virus des réveils au point du jour mais convaincu de toutes les joies et les avantages à puiser en attaquant sa journée plus tôt.  Aussi longtemps que Stéphane avait ce besoin de dormir le matin ou de faire une sieste après le déjeuner,  j’ai toujours veillé sur son sommeil en le protégeant des nuisances liées à la présence de trois petits êtres extrêmement vivants. Je ne supporte pas les gens qui, sous prétexte qu’ils sont levés, ruinent le repos des autres en poussant fort le bouton de la radio, en jetant les casseroles encore chaudes après un cycle dans la machine à laver dans les tiroirs, en dévalant quatre à quatre les marches d’un escalier, en claquant les portes ou en téléphonant sous les fenêtres des chambres. Ces êtres n’attachent aucune importance à la présence de ceux qui les entourent. Ils sont souvent habitués à une solitude choisie. Il existe aussi des individus qui, par égoïsme, entendent soumettre toute la maisonnée à leur rythme biologique, la mettre en coupe réglée.

Maintenant que Stéphane a calé son rythme sur le mien, c’est un fait: nous pouvons partager davantage de choses. Ce dimanche matin, Louis est heureux de disputer plusieurs parties de « Cluedo » avec nous. Bien sûr, cela ne peut pas égaler le bonheur qu’il éprouve à réussir à nous faire monter dans le trampoline pour y sauter à qui mieux-mieux tout en échangeant des passes avec son ballon de foot! Parfois, le soir, quand il a eu une journée un peu compliquée au collège, il exprime sa peine de ne plus pouvoir jouer avec ses soeurs, de se sentir seul et que nous n’ayons pas agrandi encore un peu notre famille en ayant un quatrième enfant.

Dans une fratrie de trois, il est très rare que les trois enfants arrivent à être liés par la même complicité à la même époque et le trio se divise alors en un duo et un enfant seul. Céleste et Louis ont été durablement très fusionnels. Céleste était à la fois la petite maman qui rassure, console, cajole et la grande soeur avec laquelle on fait des bêtises. Victoire n’exprimait rien mais elle s’était habituée à vivre non pas avec eux mais à côté d’eux. Et puis, l’adolescence arrivant, les deux soeurs étant scolarisées dans le même collège, elles se sont beaucoup rapprochées. Je m’amuse à les écouter le matin dans la salle de bains ou le soir quand chacune prépare ses vêtements pour le lendemain et essaie de persuader sa soeur de lui prêter tel ou tel élément de sa garde-robe. Céleste prête facilement. Victoire moins mais, en même temps, Céleste a le don de demander à sa soeur de lui prêter un vêtement qu’elle n’a encore pas eu le temps de porter. Les filles aiment aussi piocher dans mes affaires ou dans celles de leur père. Mon mascara joue souvent les filles de l’air. Je ne peux presque jamais utiliser le gommage que j’avais acheté. Les filles sont passées par-là.

Revenons à dimanche! Louis remporte haut la main les quatre parties de « Cluedo ». Céleste émerge les yeux encore pleins de sommeil. Elle est suivie de près par Victoire drapée dans une couverture telle une Inuit. C’est l’appel du ventre! « Il n’y a pas de crêpes! Trop nul! » s’exclame Victoire qui repère une offre de seconde main: la tarte aux pommes et aux poires amandine préparée pour le dîner d’hier. Les couleurs de l’automne sont déjà bien déployées dans les forêts. Je propose une visite dans un lieu que j’affectionne tout particulièrement: l’arboretum des Barres, à Nogent-sur-Vernisson, l’un des plus beaux arboretum de France et d’Europe. Nous y sommes allés à plusieurs reprises avec les enfants toujours au printemps et en automne. L’arboretum organise plusieurs fois dans l’année des évènements pour permettre au public de se familiariser avec la botanique, acheter graines et plants ou se perfectionner dans ses connaissances. Les trois enfants sont unanimes: « Oh, non, pas encore l’arboretum! On préfère rester là ».

Nous ne les jetons pas de force dans la voiture. Nous leur donnons les recommandations d’usage et partons tous les deux. Cela nous arrive si peu souvent d’être sans eux. Cela fait deux cents ans que sur les trente-cinq hectares de l’arboretum national des Barres s’épanouissent plus de deux-mille-six-cents espèces et sous-espèces originaires des cinq continents pour un total de neuf-mille-deux-cents-cinquante arbres tous remarquables par leur port, leur feuillage, leur écorce et leur odeur. L’histoire incroyable de l’arboretum commence en 1820 lorsque Philippe-André de Vilmorin, fils du fondateur de la célèbre entreprise semencière, fait l’acquisition des 283 hectares du domaine des Barres. La diversité de ses sols confère au domaine une étonnante richesse et offre des perspectives d’introductions d’espèces venues des quatre coins de la planète. Si, en France, d’une manière générale, les sols sont assez pauvres, dans le domaine, sur une surface de trois kilomètres, on trouve des sols bruns forestiers, du sable rouge, de l’argile à silex et des sols calcaires à pH très élevé. Le domaine va devenir un immense laboratoire pour l’étude et l’expérimentation de nouvelles espèces et variétés forestières mais également potagères et fruitières que l’entreprise va produire pour les besoins de l’agriculture et de l’industrie du bois.

A la fin du XIXe siècle, Maurice de Vilmorin, petit-fils d’André, va créer une incroyable collection d’arbustes, le Fruticetum, qui donnera au domaine des Barres une renommée internationale. Viornes, seringats, chèvrefeuilles, rosiers botaniques, arbre aux mouchoirs, fusains, cornus, azalées ou encore glycines s’unissent pour composer un bouquet de couleurs et de senteurs. En 1904, sa collection de rosiers botaniques compte plus de quatre-cents-cinquante variétés. L’arbre aux mouchoirs est vraiment étonnant. Les Anglais le surnomment l’arbre aux fantômes. Le spécimen de Davidia observable à l’arboretum a une histoire assez amusante. En 1897, l’abbé Paul-Guillaume Farges correspondant en Chine occidentale de Maurice de Vilmorin finit par retrouver l’espèce qui avait été découverte vingt-huit ans plus tôt par un missionnaire français, l’abbé Armand David. L’abbé Farges envoya à Maurice de Vilmorin trente-sept graines mais une seule germa et fut plantée dans l’arboretum pour donner l’arbre qu’on y voit toujours.

Si les Vilmorin sur plusieurs générations ont pu importer des espèces exotiques du monde entier et notamment d’Asie, c’est parce qu’ils entretenaient des liens privilégiés avec les ordres missionnaires comme les Missions étrangères de Paris. Ces espèces exotiques ont d’abord été cultivées à l’arboretum des Barres avant d’être diffusées en France et dans l’Europe entière. La plupart des arbres qui peuplent nos jardins et parcs tant publics que privés ont vu le jour dans le Gâtinais. L’arboretum a joué le triple rôle de maternité, pouponnière et nourrice de ces arbres magnifiques. De 1866 à 1936, le domaine va progressivement passer sous la coupe de l’Etat qui y installe l’Ecole nationale d’ingénieurs des eaux et des forêts. Ce n’est qu’à partir de 1985 que l’arboretum s’ouvre au public. Il est géré par l’Office national des forêts depuis 2009.

Dans les allées de l’arboretum, on voyage, on revisite l’histoire et on rencontre des arbres extraordinaires. Des pins noirs d’Autriche, des pins laricio de Corse et une trentaine de variétés de pins sylvestres seront testés avec succès pour reconstruire la flotte française après le désastre de Trafalgar. On peut découvrir le Pinus coulteri ou « pin faiseur de veuves » dont le cône muni d’épines acérées avoisine les trois kilos ou l’Abies nebrodensis dont il ne reste plus que trente spécimens à l’état sauvage. On peut rêver devant les quarante-sept mètres de haut d’un séquoia géant ou jouer entre les quatre-vingt troncs d’un thuya couvrant à lui seul une surface de mille mètres carrés. On peut s’étonner devant l’écorce camouflage militaire du Pinus bungeana ou pin Napoléon. Il porte ce nom en souvenir du roi de Rome mort à l’âge de 21 ans en 1832. C’est en automne que l’écorce laisse voir le tronc tacheté de jaune clair, de roux, de pourpre, de gris et de vert sur un fond lisse d’un blanc de craie.

L’entretien de ce site unique a un coût très élevé. Dans l’un de ses rapports, la cour des comptes a estimé que l’arboretum pesait trop lourdement sur l’office national des forêts et ce dernier a pris la décision de s’en défaire et de fermer son école. A l’heure où j’écris ces lignes, personne ne sait encore ce que l’arboretum va devenir et si le public pourra continuer à venir s’y promener.

Tandis que mes pieds foulaient les tapis de feuilles mortes, que mes yeux détaillaient le relief des écorces ou la forme des feuilles et que mon nez humait toute une palette d’odeurs, mon cerveau était en paix. Dans cet état contemplatif, aucune pensée ne venait troubler la surface de ma conscience. J’étais là, entièrement présente à l’instant. Ce n’est que plus tard, sur le chemin du retour, que je pensais combien il serait malheureux que ce havre de paix soit interdit à tous ceux qui viennent puiser dans la nature le ressourcement du corps et la tranquillité de l’esprit.

Quand nous sommes rentrés, les enfants avaient fait leurs devoirs. Louis était parti jouer chez des amis et les filles avaient rangé tout ce qui pouvait l’être. Quelle agréable surprise! Stéphane et moi sommes montés nous installer devant la télévision au premier étage et avons suivi avec passion un documentaire que j’avais emprunté la veille à la médiathèque entre le marché et la fin de la réunion d’aumônerie de Victoire « A la recherche des femmes chefs » de Vérane Frédiani, « Miss cinéma » de Canal+. Dans ce documentaire sorti en 2017, Vérane Frédiani démontre à quel point l’univers de la cuisine étoilée demeure fermé aux femmes. Seulement 5% de femmes chefs ont une étoile. La réalisatrice est partie aux quatre coins de la planète rencontrer des femmes qui ont mis la cuisine au coeur de leur vie professionnelle. Chaque femme témoigne de la difficulté à se réaliser dans ce métier si dur tout en essayant de mener une vie de famille. On lit sur tous ces visages une fatigue extrême, une grande tension, une peur de décevoir et l’angoisse, parfois, de passer à côté de leur rôle de maman. Jacotte, la petite-fille de la Mère Brazier dresse un portait haut en couleurs de toutes ces mères lyonnaises ou bressannes qui ont donné des fils et des petits-fils étoilés; des femmes ayant quitté l’école de très bonne heure pour entrer aux services de familles bourgeoises et, plus tard, ayant ouvert leur auberge.

Toutes ces femmes sont intelligentes, courageuses, déterminées, volontaires mais littéralement épuisées! Mon coeur se serre en écoutant Carolina Bazan, femme chef au Chili, qui, âgée de 34 ans, enceinte de sept mois, est pétrie d’angoisse à l’idée de s’éloigner quelques mois de sa cuisine pour vivre la fin de sa grossesse, mettre au monde son enfant et en profiter sereinement. Son restaurant occupe une telle place dans ses pensées qu’elle n’a sans doute pas investi sa grossesse et risque de passer à côté de la création du lien mère/enfant.

Le milieu de la gastronomie résiste encore à la poussée féminine mais il est évident qu’aussi dure que soit la vie d’un chef, les femmes finiront par s’y faire une place de choix. Plus les femmes continueront d’investir ce qui était, par le passé, considéré comme des pré-carrés masculins et plus les violences qu’elles subissent seront nombreuses. Ne pouvant plus soumettre la femme à son autorité dans le travail ou au sein du foyer, l’homme lui imposera sa domination physique.

Samedi prochain, nous serons sur la route. La voiture sera pleine jusqu’à la gueule: quatre enfants, un gros chien, des vélos et les bagages. Comme à chaque fois, la route nous semblera interminable pour gagner le bout de la terre, le Finistère. La traversée de la Beauce sera interminable avec ses champs sévères à perte de vue. A peine débarqués, les enfants se précipiteront à la plage. Le soleil déclinera. L’air salé sentira l’iode et le varech. Fantôme se roulera dans le sable.

Je vous souhaite à tous une agréable semaine et, si vous partez, de passer d’agréables vacances de la Toussaint.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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