Chronique de l’entrée dans l’automne par un week-end « anniversaires »

Ce matin, quand mes yeux s’ouvrent et, qu’une nouvelle fois, je devance la sonnerie de mon téléphone, j’entends la respiration paisible de Stéphane, mon mari et le père de mes trois enfants depuis bientôt vingt ans. Aujourd’hui, cela fait quarante-neuf ans que Stéphane voyait le jour, à Caluire, sur les hauteurs de Lyon, un lieu marqué par la résistance et l’arrestation de Jean moulin par l’abominable Klaus Barbie. Stéphane est le premier né d’une maman encore toute jeune éprise d’absolu et le troisième enfant d’un papa qui attendrait encore de longues années avant de vivre à plein sa passion pour la peinture, ce don jailli de lui quand il avait quinze ans.

Je résiste à la tentation de le réveiller en lui glissant doucement un « très joyeux anniversaire » dans le creux de l’oreille. La vie est faite de tours et de détours, parfois d’impasses et, sur le chemin, un grand mur peut se présenter qu’il faudra arriver à franchir coûte que coûte. Je sais que cette dernière volée de marches qui s’offre à Stéphane avant que nous n’accédions tous deux au cinquième étage de nos maisons respectives sera placée sous le double signe de la libération et du bonheur. Comme tous les matins, je cherche à tâtons le tas de vêtements que j’ai laissés sur le sol la veille et vais m’habiller dans la salle de bains où règne une température qui me rappelle nos nuits sous la tente dans la chaîne himalayenne pendant un tour du monde qui ne put malheureusement pas tenir toutes ses promesses.

Après le câlin rituel à notre Fantôme, notre berger australien, je monte doucement les marches de l’escalier qui conduit à la mezzanine, ouvre la porte de mon bureau-cabinet, mon Ar-Men, allume la lumière et m’installe devant l’ordinateur. Je choisis des photos de Stéphane et les poste sur le mur de ma page Facebook avec un message à son attention. Le thé de Céleste a le temps de refroidir dans son mug. Fantôme commence déjà à donner des signes d’impatience. Il a envie d’aller promener sa truffe dans la nature gorgée d’humidité après la pluie d’hier. Tous les enfants sont allés souhaiter à leur papa un joyeux anniversaire. Maintenant que chacun est dans le car qui le conduit au lycée ou au collège, que la machine à laver le linge tourne et que les lits sont faits, je peux partir avec Fantôme.

Je ressors d’un tiroir un pull bleu marine acheté à Quibron dans une coopérative au retour d’un séjour à Belle-île. J’avais vingt-quatre ans. J’étais partie passer une semaine sur l’île avec des amis. Le printemps déployait ses atours. La lande se couvrait de bruyère. Le genêt explosait en bouquets jaunes. Nous marchions tous les jours sur le sentier escarpé suivant le littoral et, la nuit, par soir de grand vent, nous allions sur la presqu’île des Poulains là où Sarah Bernhardt possédait un fort. Luttant contre un vent démoniaque, nous nous laissions envahir par la puissance des éléments.

Je suis restée très attachée à ce pull et au ciré jaune acheté la même année. Céleste adore mon ciré. D’une année sur l’autre, des petits coquillages demeurent prisonniers de ses larges poches. Elle l’a associé à tout un collier de vacances iodées et joyeuses. Nos trois enfants aiment vraiment la Bretagne et, plus encore, son bout du monde, son Finistère. J’aurais été triste de ne pas pouvoir partager cet attachement à ce bout de terre avec eux. Quand ils auront tous atteint leur taille adulte, je leur offrirai une paire de sabots suédois, une paire de bottes Aigle, un ciré et, pour leur départ de la maison, une des paires de draps en lin brodés du trousseau de notre grand-mère maternelle.

J’enfile mon bon pull marin qui n’a pas bougé et dégage une forte odeur d’anti-mites. Je farfouille dans l’un des larges tiroirs de la commode de l’entrée et en extraie un bonnet très coloré. Les vélos sont restés sous la pluie. La selle est mouillée. Je la recouvre d’un sac de pharmacie. Enfin, Fantôme et moi partons. Une belle journée se lève au-dessus du plateau. L’air est frais et humide. La pluie tombée avec constance hier après-midi fait monter du sol des odeurs de feuilles d’automne. Jacques, Joseph et Yves ne sont pas loin. Ils doivent attendre Paulette. Bientôt, les pommes tombées au pied des arbres sentiront le cidre et les noix auront quitté leur bogue. Un écureuil grimpe le long d’un pommier. Un jeune chevreuil traverse la route. Fantôme ne l’a ni vu ni senti. Mes doigts s’engourdissent. Je sais que le bout de mon nez est tout rose. La côte qui prolonge la voie ferrée désaffectée est la bienvenue. Grâce à elle, je me réchauffe. Nous passons devant la ferme de Muguette mais ne nous y arrêtons pas. Nous irons lui rendre visite mercredi et nourrirons avec elle ses moutons jumeaux Kiki et Nénette. Dans le potager de Muguette, d’énormes citrouilles ont poussé. Je ne peux pas voir une citrouille sans penser à Cendrillon et à sa marraine, la fée.

Ce week-end était placé sous le signe des anniversaires. Dans notre famille, on compte pas moins de cinq membres nés en septembre, trois natifs de la vierge et deux natifs de la balance. La mamie des enfants est arrivée vendredi soir pour le dîner. Comme toujours, il a fallu que je contienne Fantôme dans l’entrée pour qu’il ne se précipite pas sur elle au risque de lui faire perdre l’équilibre. Comme toujours, elle arrivait les bras chargés d’attentions délicates pour chacun. Le trio était ravi de retrouver sa mamie qui partage désormais son existence entre l’Ain et la Haute-Corse.

Le samedi, c’est ma soeur qui nous rejoignait avec deux enfants sur trois. Mathieu, son mari, avait pris, le matin même, un train pour Luxembourg. Il commençait un nouveau travail ce matin. Sa famille le rejoindra dans un an. Margot, étudiante en première année de médecine, restait à Paris pour bachoter et veiller sur le chat qui ne va pas bien.

Cet été, à la montagne, il s’est battu avec une chatte sauvage. Sans que personne ne s’en rende compte, un abcès gros comme une mandarine s’est développé sur une de ses pattes avant. Quand le vétérinaire l’a opéré, l’abcès avait commencé à ronger l’os. Pauvre petite bête: elle aurait pu être amputée. Mais, depuis l’intervention, en dépit des antibiotiques, le chat a perdu l’appétit. Le vétérinaire envisage désormais que Kraspek ait contracté le sida des chats dont je n’avais jamais entendu parler. Les traitements sont exactement les mêmes que pour les hommes.

Nous passons un très agréable week-end entre virées à Montargis, promenades autour du plateau avec visites aux animaux de la ferme des Bernard (Charlotte a adoré caresser l’intérieur des oreilles de la gentille truie, Rosalie) et échanges joyeux. C’est sans doute la première fois que nous n’avons pas beau temps pour les anniversaires de Céleste, de Virginie et de Stéphane. Les filles se relaient autour de Charlotte pour la faire jouer, lui donner ses repas, son bain et essayer de l’endormir. Charlotte est un amour d’enfant. A quinze mois, elle commence son adaptation à la crèche et tout se passe parfaitement bien. Quand on voit Céleste prendre soin de sa petite cousine, on comprend quelle maman merveilleuse elle sera le moment venu. Elle a déjà l’instinct maternel. Elle l’avait quand, âgée de quatre ans, elle s’occupait de son petit frère. Victoire s’occupe également très bien de Charlotte mais, par nature, elle a tendance à se tenir en retrait. Quant aux garçons, on ne les voit pas beaucoup. Quand ils ne sont pas dans le trampoline, ils partent se promener en vélo ou disputent des parties de jeux vidéo.

Ma soeur Virginie étant née le 23 septembre et Stéphane le 24, nous célébrons les anniversaires le dimanche. Céleste devient rose de plaisir quand elle découvre le cadeau que sa mamie lui a fait en plus des présents déjà reçus et auquel elle ne s’attendait pas absolument pas: une belle montre. La veille, c’est Victoire qui, prétextant la recherche de framboises entre les allées du marché, a été chez le bijoutier tandis que Céleste continuait à se promener avec leur mamie. Virginie, Céleste et Stéphane soufflent leurs bougies ensemble. Les bougies sont plantées dans un gâteau marbré, commande spéciale de Céleste qui n’aime pas les pâtisseries compliquées. Le vent se lève. De gros nuages chargent le ciel. Il fait si doux qu’on se croirait au bord de l’océan en Bretagne. Quand je regarde ma soeur et mon mari, ces deux êtres si chers à mon coeur, je sens qu’entre eux la greffe a été totale et qu’il n’y a plus de place pour la belle et le beau. Ils sont réellement devenus soeur et frère.

A quinze heures, dimanche, c’est le départ pour Paris et pour l’Ain. Toujours un peu étrange, ce calme après les rassemblements familiaux ou amicaux. Pendant de longues, longues années, j’ai eu le coeur gros en adressant un geste de la main à ceux qui s’en allaient. Je ne comprenais pas pourquoi je restais. Cela me semblait si injuste! Quand les deux battants en bois vert avaient fini de se refermer, je me sentais prisonnière d’une vie que je subissais. Ce sentiment a fini par disparaître. Heureusement! Une petite pluie fine commence à tomber. Bientôt, c’est le déluge.

La maison rangée, Stéphane et moi nous installons devant le film emprunté la veille à la médiathèque « Le confident royal » de Stephen Frears. Nous découvrons l’amitié étonnante qui a uni la reine Victoria à la fin de son règne à Abdul Kamir, un Indien de confession musulmane qu’elle imposa ainsi que sa femme et sa belle-mère au sein de la cour royale. Cette relation n’a été découverte qu’en 2010. A la mort de la reine Victoria, son fils, Albert qui allait régner sous le nom d’Edouard VII fit en sorte que toute trace du confident maternel disparaisse. Judi Dench est étonnante dans le rôle d’une Victoria vieillissante et désabusée par un entourage qui espère sa mort. Si Stephen Frears dresse de celui qu’on appelait le « munshi » un portait sympathique, il semblerait que dans la réalité, Abdul Kamir ait su parfaitement utiliser l’affection filiale que la reine lui portait pour obtenir un grand nombre d’avantages et tenté aussi d’influer sur la politique de la reine aux Indes.

Après le dîner, Victoire vient me trouver et, tout à trac, me dit: » tu sais maman, je n’aime ni l’automne ni l’hiver. Je n’aime pas quand les jours sont plus courts. Je n’arrive plus à me lever. J’ai froid. Je suis déprimée ». Ces mots de notre cadette me désolent et j’essaie de lui parler de la magie de l’automne, de cette incroyable palette de couleurs qui gagne les feuilles des arbres, du bonheur de marcher en forêt, de sentir l’odeur de l’humus, de chercher des champignons, de se laisser bercer par le chant des gouttes de pluie tombant sur les velux et, en hiver, de se pelotonner sur le canapé pour profiter de la chaleur d’un feu de cheminée, de boire un chocolat chaud, de manger des marrons grillés, de se glisser dans un bon bain, de ressortir les santons de leur boite à chaussure et, à partir du solstice d’hiver, de constater que les jours rallongent. Elle m’écoute avec patience mais, à la fin, elle me dit: « tu sais, c’est comme ça, je n’aime pas ces deux saisons! Si, au moins, il y avait de la neige en hiver, ce serait différent mais, de la neige, ici, il n’y en a presque jamais! »

Je n’insiste pas mais j’espère que Victoire ne souffrira pas toute sa vie de cette déprime saisonnière qui touche tant de personnes. Quelle chance on a quand on sait aimer les quatre saisons et que notre moral ne dépend pas de la couleur du ciel. Je vous souhaite à tous une belle entrée dans l’automne, la saison que j’affectionne le plus pour ses couleurs, la magie de sa lumière et le lent endormissement de la nature.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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