Chronique des 15 ans d’une aînée et d’un bond de 34 ans dans le passé

Stéphane, mon mari, n’est pas là. Après avoir été à plusieurs reprises malmené par de mauvais dentistes dans le Gard et le Loiret, il a décidé de revenir aux sources: direction l’Ain où, dans la ville de Bourg-en-Bresse, exerce encore le praticien de la famille et dans lequel il a toute confiance. Pour profiter de la douceur de cette fin de journée incroyablement estivale, j’ai installé mon ordinateur sur la table de la terrasse sous les canisses que la glycine enlace avec ardeur. Un glaçon fond lentement dans un verre de Muscat vide. L’odeur d’une quiche mi lardons mi tomates répand sa douce odeur dans la maison. Les filles, douchées, attendent que je les appelle pour le dîner. Fantôme, notre berger australien, est assis à ma gauche. On dirait un sphinx mais un sphinx avec une crinière de lion. Derrière la haie, je vois filer Louis et Matisse en overboard. J’avais demandé à Louis de rentrer à 19h00. L’heure est passée de trente minutes mais je les laisse profiter de cette fin de journée. Dans la piscine-méduse, il ne reste plus que quelques centimètres d’une eau si verte qu’on pourrait y avoir renversé du sirop de menthe. J’aimais bien quand les hirondelles venaient s’y désaltérer avant que Stéphane ne la vide. Le plateau est brûlé. Les mares sont à sec. Les rivières sont anémiées. Depuis quelques jours, un moineau entre dans la maison par la baie vitrée ouverte et vient picorer du pain sur la table. Stéphane a installé une grande bassine avec de l’eau et Céleste a réduit en miettes les morceaux de pain sec que je destinais aux moutons de Muguette. Les animaux sont aux abois mais cela ne freinera pas les chasseurs amateurs de plomb et de sang chaud.

Stéphane n’étant pas là, j’aurais pu, les enfants couchés et ne réclamant plus, à mon grand désarroi, histoire et câlins, m’installer sur le canapé devant un film à haute valeur régressive tel que « Bridget Jones, l’âge de raison »,  me délecter de l’humour « so british » de Colin Firth que j’ai toujours préféré à Hugh Grant et savourer un magnum mini vanille enrobé de chocolat. Mais, non, je préfère m’installer dans notre lit dont le matelas repose désormais directement sur le parquet (le sommier a rendu l’âme) et écrire. C’est la nuit que je trouve le mieux ma petite musique intérieure. Le jour baisse. De grandes bandes roses apparaissent dans le ciel. Les petites fleurs blanches du troène exhalent leur parfum puissant.

Je reprends le fil de mes pensées. La nuit a déjà fini d’envelopper le plateau. Les enfants sont au lit. J’ai dressé la table du petit déjeuner. Je suis toujours la première à entrer dans la cuisine le matin. Quand tout est prêt, je me sens accueillie! Fantôme est étendu au pied de l’escalier et j’ai regagné non pas notre matelas posé à même le sol et me rappelant mes studios à Paris mais mon bureau, mon Ar-Men. Je n’entends pas le ronronnement de la machine à laver la vaisselle.

Samedi, notre Céleste, notre aînée, fêtait ses quinze ans entourée de quelques amies: Valentine, Amélie et Clara. Nous étions si loin de ces grandes fêtes d’anniversaire avec au moins une quinzaine d’enfants s’égayant aux quatre coins de la maison et du jardin. Inutile désormais de prévoir des activités comme un jeu de piste, une reconnaissance d’odeurs ou d’aliments, des déguisements, des courses en sac ou encore un atelier cuisine ou une onglerie à domicile. Je me rappelle avoir souvent entendu des mamans amies saluer mon calme devant toute cette agitation et la mise à sac organisée de la longère.

Aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours aimé faire la fête et organiser des fêtes. Danser était une de mes activités favorites que, malheureusement, je ne pratique plus ou alors, épisodiquement, avec les enfants et Fantôme. Je rêvais d’organiser une fête déguisée sur le thème des années folles au China Club, à Paris, un lieu où j’ai passé des moments très joyeux avec des amis. Malheureusement, privatiser un tel endroit est hors de prix!

Le jour des quinze ans de Céleste me parvient un incroyable mail, celui d’un ami perdu de vue depuis de longues, longues années et dont je vous parlais dans ma dernière chronique: Olivier Pagès. Comme j’étais heureuse et émue de le lire! Olivier m’apprenait qu’il avait eu de mes nouvelles par l’intermédiaire d’une autre amie, Anne Rolland et que cela faisait déjà longtemps qu’il lisait mes chroniques. Nous avions sympathisé au collège, en troisième, dans le Tarn, à Castres, ville du grand Jaurès, d’une équipe de rugby championne de France et du vent d’autan qui rend aussi fou que le mistral et souffle des jours durant sans discontinuer. Quand, enfin, le vent tombe, la pluie le remplace. Nous étions une très bonne classe et nous nous entendions tous très bien. Cette année-là, nous avions la chance d’avoir un merveilleux professeur de français, monsieur Verne qui, dans mon souvenir, portait des vestes en velours et une moustache blonde tirant sur le roux. Passionné de jazz, il nous avait appris toute l’histoire de cette musique née dans les champs de coton du sud de l’Amérique où travaillaient des esclaves arrachés à leur Afrique natale. Nous avions souri quand, un matin, notre professeur nous avait raconté que sa petite fille, certainement jalouse de voir son papa consacrer autant de tant à ses élèves, avait dessiné sur nos copies.

Nous étions donc un excellent groupe d’amis qui comprenait quatre Anne: Anne Bousquet, Anne Rolland, Anne Serdan et moi-même. Anne Bousquet, Olivier et moi étant nés le même jour, un 27 octobre, nous avions eu l’idée d’organiser une fête déguisée. A l’époque, mes parents avaient la chance d’habiter un ravissant hôtel particulier du 17ème siècle, propriété de l’Etat et, de mon côté, j’avais la chance d’avoir des parents très accueillants et heureux de nous permettre à mes amis et à moi de nous y retrouver et de nous construire de merveilleux souvenirs communs. Dans son message, Olivier m’a dit repenser à ces années avec beaucoup de nostalgie. C’était l’époque bénie de l’insouciance. La mienne, déjà pas mal écornée, se briserait l’année de mes seize ans. C’est certainement la raison qui me fait tant aimer cette quinzième année et tous les souvenirs qui s’y rattachent comme ce très beau voyage en Grèce que nos parents allaient m’offrir, mon premier grand voyage sans ma famille.

Tant d’années plus loin, j’apprenais qu’Anne Rolland s’était mariée avec Emmanuel son amoureux de l’époque et meilleur ami d’Olivier. Anne était la douceur même et je n’ai jamais oublié cet incroyable pull en mohair jaune canari qu’elle possédait et qui me faisait tant envie! C’est d’ailleurs à Anne et à son pull que j’ai pensé en essayant ce manteau à Paris avant d’essuyer les moqueries de Céleste. Anne pratiquait la danse, Emmanuel, le basket. Ils formaient un très joli couple. Olivier, lui, est dentiste et sa femme, médecin. Avec leurs trois enfants, ils vivent à Toulouse. Anne Bousquet est également dentiste comme ses parents avant elle. Anne Serdan qui avait appris à posséder l’anglais aussi bien qu’une Anglaise en traduisant les chansons de ses chanteurs préférés avait été acceptée, le bac en poche,  dans le prestigieux King’s College dont elle était sortie solicitor et y avait rencontré son mari irlandais et barrister. Olivier joignait à son mail deux photos de deux soirées: une soirée organisée au 28 de la rue Camille Rabaud (pasteur et historien français) et une autre chez Pierre dont le père était notaire. Je ne serais pas surprise que Pierre ait repris l’étude familiale. Olivier pourra sans doute me le dire.

C’était amusant et troublant de replonger la tête la première dans nos quinze ans quand Céleste fêtait les siens. Comme ses amies et elle étaient heureuses de se retrouver! Amélie est partie à Blois dans un lycée hôtelier et elle ne rentre plus que le vendredi soir. Clara est également interne mais dans un autre lycée de Montargis davantage orienté vers les études scientifiques. Valentine et Céleste sont dans le même lycée et dans la même classe. Les filles devaient rester dormir le soir mais, finalement, toutes sont reparties. L’oncle d’Amélie célébrait son anniversaire. Le frère de Clara, étudiant, était rentré pour le week-end et aurait vingt-et-un ans le lendemain et le frère de Valentine retrouvait sa famille après deux premières semaines en première année d’IUT à Troyes. Céleste aurait pu être déçue mais elle ne l’était pas. Je proposais au quatuor d’arrêter une date avant la fin de l’année pour, cette fois, pouvoir prolonger leurs échanges tard dans la nuit.

Le soir, avant d’aller me coucher, je découvrais l’adorable petit mot que Céleste nous avait écrit sur une ardoise qui est installée dans des toilettes en bas de la maison. Je ne m’intéressais pas aux fautes qui émaillaient le texte et dont je ne lui parlerais pas. Je ne voyais que la profondeur de ce qu’elle avait exprimé. Céleste avait une pensée tendre pour chacun des membres de sa famille. Céleste a une grande force: elle sait traduire ses émotions. Elle a aussi une qualité rare: elle sait exprimer un merci profond, sincère, un merci du coeur. Céleste et ses amies avaient passé beaucoup de temps autour attablées sur la terrasse autour d’un thé goût russe bu dans les tasses de ce service en porcelaine de Chine bleue et blanche offert par ma grand-mère que Céleste affectionne tant que je le lui donnerai le jour venu. Les filles avaient eu la gentillesse de me tolérer le temps d’une tasse de thé. A la demande générale, Stéphane s’était lancé dans une imitation tordante d’une poule, forcément pattes bleues. Clara avait été si impressionnée par la prestation de Stéphane qu’elle avait estimé qu’il faisait mieux la poule que les poules de leur poulailler! Victoire n’avait quasiment pas quitté sa chambre. La veille, elle s’était couchée très tard pour réaliser un collage avec des photos pour les quinze ans de sa soeur. Louis, de son côté, était parti en vélo jusqu’au plateau sportif situé en face de leur ancienne école.

Au moment de fermer mes yeux, j’avais songé que cela passe trop vite une journée d’anniversaire et m’étais rappelée une histoire que j’avais si souvent lue aux filles, celle de la petite princesse qui voulait avoir plusieurs anniversaires. A la fin, la petite princesse comprenait pourquoi il est essentiel de ne fêter son anniversaire qu’une fois l’an.

Le dimanche, tandis que les filles, courageuses se mettaient à leurs devoirs, que Louis était parti la veille dormir chez un de ses petits camarades et que Stéphane nageait à la piscine, je prenais la direction de Montargis et rejoignais au château dont il ne reste plus que des ruines, des caves, des douves et des jardins un groupe emporté par un conférencier passionné et passionnant. C’est avec stupéfaction que je découvrais que le traité de Montargis signé les 22 et 28 octobre 1484 organisait le rattachement de la Bretagne à la couronne de France. J’apprenais que Renée de France, seconde fille de Louis XII et d’Anne de Bretagne, soeur de Claude, femme de François Ier, mal mariée au duc Hercule II d’Este par son royal beau-frère pour qu’elle n’ait jamais les moyens militaires de lui reprendre le duché de Bretagne, belle-fille de Lucrèce Borgia, a vécu dans le château après être demeurée trente ans en Italie à Ferrare. Convertie à la foi protestante par celle qui assura son éducation à la mort de sa mère, elle connut la prison et dut faire semblant de rentrer dans le rang catholique. Calvin qui voulait en faire une Jeanne d’Arc huguenote ne lui pardonna pas ce faux retour au papisme. Proche des Coligny, belle-mère du duc de Guise, elle réussit, à Montargis, à jouer un rôle modérateur pendant les guerres de religion. Nul ne sait où son corps a été enterré.

8h35. La nuit est passée. Céleste est au lycée. Victoire et Louis au collège. Au pied de l’escalier, Fantôme se repose de notre grande sortie au point du jour dans une chaleur digne d’un début de matinée gardois. Hier, la fatigue m’a imposée de rabattre le capot de mon ordinateur. Mes paupières étaient si lourdes! Je m’étonne moi-même car je me suis laissée faire. A l’approche d’une nouvelle décade serais-je enfin capable de m’écouter? Il n’y a pas très longtemps, j’aurais lutté pied à pied contre le chef de gare voulant me faire monter dans le train du sommeil. Il aurait fini par rendre les armes. Il aurait sifflé le départ du train et je me serais retrouvée seule sur le quai. J’aurais alors fini d’écrire et d’illustrer mon texte avec mes photos ou celles de Stéphane. Epuisée mais satisfaite d’avoir été au bout de ma volonté d’achever ce qui était en cours, je me serais mise au lit à minuit ou une heure. Il est temps que je m’applique à moi-même ce que je sais si bien transmettre à mes patients. La femme et mère qui ne peut pas se reposer sur des parents ou des beaux-parents, les membres d’une fratrie ou d’une belle-fratrie pour la soulager dans le poids du quotidien est intrinsèquement née pour être une wonder woman. Point n’est besoin d’en rajouter et de provoquer un burn-out!

Ce matin, avant de pousser les volets en bois vert sur une nuit aussi étoilée que dans une nouvelle d’Alphonse Daudet, je découvre le commentaire qu’Anne Rolland m’a écrit sous une chronique corse. Olivier lui a transmis mon message. Elle a conservé ce magnifique pull jaune canari tricoté main qui était en mohair. Elle en a rajouté un bleu à sa collection. C’est incroyable comme notre mémoire peut fixer de façon indélébile des images et la mienne a conservé si nettement celle d’Anne si belle dans son pull jaune! Nous avons tous gardé de cette année de troisième des souvenirs merveilleux. Je me dis que ce serait vraiment génial d’organiser des retrouvailles l’année de nos cinquante ans. Cela fait si longtemps que j’aspire à faire découvrir à Stéphane et aux enfants le Tarn. J’aimerais aussi aller à l’abbaye d’En-Calcat où notre père avait fait une retraite quelques mois avant sa mort choisie. J’aimerais tant revoir Josette et André qui ont été mes professeurs de philosophie et d’histoire et géographie. Hier, j’ai enfin eu le bonheur d’avoir des nouvelles de Josette dont la vue est fragilisée par une DMLA. J’essaie d’imaginer ce que ressent cette femme qui a joué un rôle si déterminant dans ma vie l’année de terminale alors que la maladie la condamne à l’obscurité. Elle ne l’a pas sue mais je doute d’avoir réussi à traverser cette année si violente pour notre famille sans elle, sans ses cours, sans sa façon de nous faire être au monde. Josette a l’âge de ma mère. Hier, voici ce qu’elle m’écrivait « Je vais, nous allons lentement, André plus vif que moi. Je crois il voit encore la ligne droite. Vivre est un métier (Pavése) mais vieillir est un boulot à plein temps. Ecrivez. Dites comment pensent les femmes d’aujourd’hui ».

C’est grâce à Josette dont l’enseignement continue de me nourrir que je sais qu’il faut une vie pour apprendre à mourir. Ce n’est pas une pensée sombre. Bien au contraire! Savoir que nous sommes de passage sur cette terre nous sert d’aiguillon, nous aide à tenter de tout mettre en oeuvre pour nous accomplir en demeurant ouverts sur les autres et le monde et, dans mon cas, puisque je suis portée par une foi chrétienne, tenter de mettre mes petits pas dans ceux du Christ. C’est ainsi que je peux accepter ma vie telle qu’elle s’est redessinée après que j’aie quitté Paris. Je pense souvent à saint François d’Assise. Une amie, Laure qui enseigne la philosophie à l’Université catholique de Paris, m’avait offert un très joli ouvrage sur la vie de François « Sagesse d’un pauvre » d’Eloi Leclerc. Je pense à saint François d’Assise quand, avec Fantôme, nous nous livrons à une intense contemplation de la nature si belle, si généreuse, tous les jours, renouvelée. Ce matin, nous avons vu notre trio de jeunes chevreuils et, pour la première fois en treize ans dans le Loiret, un magnifique renard roux. Je pense également à notre père qui aimait tant se sentir en communion avec la nature. Le timbre de sa voix et le son de son rire se sont perdus dans mes souvenirs.

J’espère transmettre aux enfants cet amour pour la nature si différent de celui que je porte à Paris. L’équilibre serait à trouver dans un partage plus égal entre les deux. Dimanche, pour la première fois depuis longtemps, j’ai été habitée par ce sentiment triste d’ennui que je n’avais pas éprouvé depuis notre retour des grandes vacances. Un patient va sonner. Les grands bras du sapin se balancent mollement. La pluie est enfin au rendez-vous pour cette fin de semaine. Il est temps!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

1 commentaire sur “Chronique des 15 ans d’une aînée et d’un bond de 34 ans dans le passé

  1. Le Monsieur dont je m’occupe ,qui va avoir 92 ans le 2 octobre a fait ses études à En Calcat , son oncle était prof de maths , nous parlions souvent du Tarn .

    Je t’embrasse

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