Chronique des bientôt dix-neuf ans

Dans quelques jours, cela fera dix-neuf ans que notre père est mort. Il est mort un dimanche, le premier jour de la semaine. Le ciel était d’un bleu sans partage. Ma soeur était en blanc. Je portais du orange. Je crois que notre mère et notre grand-mère étaient en bleu. La chambre était blanche. Longtemps, je serai poursuivie par les contours de son corps déformé, son visage gonflé et ses paupières retenues fermées par des bouts de scotch. Longtemps, je porterais en moi le regret de ne pas avoir pu lui parler avant qu’il ne parte. En même temps, il n’y avait plus rien à ajouter. Nous nous étions déjà tout dit par écrit et dans les silences qui se suspendaient au-dessus de nous, notamment dans la bonne et vieille maison de Pont, quand, face au feu de cheminée, nous surveillions la cuisson des marrons dans une large poêle trouée.

Bien avant sa mort, j’avais commencé de manière instinctive à mettre mes pas dans les siens. Je faisais miennes ses lectures, ses passions pour le cinéma, la musique, la radio, la presse écrite, les esprits libres. J’aimais les marchés auxquels, enfant, il m’avait initiée. J’aimais cuisiner des produits frais et inviter mes amis à dîner dans mes micros studios parisiens. Je déambulais la nuit. J’allais cueillir les premiers feux du jour naissant depuis l’un des ponts enjambant la Seine. Notre père transmettait à son insu. Il ne nous a jamais pris par la main ou alors c’était pour nous faire avancer à une cadence militaire dans les rues de Paris. Pudique à l’extrême, il ne nous faisait pas de câlins. Il passait sa main sur nos cheveux avec la même délicatesse qu’il mettait à caresser nos chiennes. Quand il nous sortait du bain, il ne nous séchait pas. Il nous étrillait de la tête jusqu’aux orteils. Nous étions rouges comme des homards. Il n’imposait rien. Il suggérait. Comme beaucoup de pères, il ne se serait jamais permis d’exprimer quoique ce soit s’agissant de nos choix amoureux. Il nous faisait une totale confiance et s’il a pu avoir très peur, il n’a rien dit. Il était assez intelligent pour savoir qu’un coeur amoureux n’entend pas. Il nous savait assez intelligentes ma soeur et moi pour faire confiance à notre coeur. Longtemps, j’ai voulu être comme lui.

Dix-neuf ans après, j’ai parcouru un grand chemin. Ces années m’ont permis de réparer ma relation à notre mère que, sans le vouloir, notre père perturbait. A trois ans, comme toutes les petites filles de la terre, je nageais en plein Oedipe. Un dimanche matin, à la table du petit déjeuner, après que j’aie exprimé mon désir de l’épouser, il m’avait très clairement et fermement expliqué qu’il était déjà marié et que sa femme était ma maman et que les petites filles n’épousaient pas leur papa comme dans la chanson de la marraine de Peau d’âne si joliment interprétée par la pétillante Delphine Seyrig. Je me rappelle que j’avais été très contrariée par sa réponse et que j’avais ressenti une grande colère à l’encontre de ma mère. Ces dix-neuf années écoulées m’ont vue quitter Paris et l’Université pour rejoindre mon mari dans la Loire, voyager autour du globe, vivre dans le Gard, à la campagne, mettre au monde trois enfants et, après une longue et mortifère traversée du désert, y exercer le métier d’analyste et de sophrologue en sabots. Ces dix-neuf années m’ont vue m’investir dans différents domaines et consacrer du temps à l’écriture. Ces dix-neuf années m’ont permis de me sentir plus proche de notre mère, d’accepter, enfin, de l’aimer comme elle est.

Mon père est derrière moi. Il appartient à mon histoire passée. Ma mère est mon présent et mon avenir. C’est elle qui me montre la voie, celle qui me conduit à l’âge sage, à la joie simple. Je lui suis profondément reconnaissante pour le chemin qu’elle nous ouvre à ma soeur et à moi et au temps précieux qu’elle consacre à ses six petits-enfants.

Hier, premier mai, comme presque tous les matins, j’étais la première sur le pont. Après que Fantôme et moi nous nous soyons promenés sur le plateau, que je sois allée à la boulangerie chercher du pain et des tartelettes aux fraises pour le déjeuner, ai acheté plusieurs brins de muguet à un adorable petit bonhomme de dix ans stationnant courageusement dans les courants d’air froid sur la place de l’église, ai fait une étape chez Marc, le caviste, ancien montagnard ayant du renoncer à son rêve de guide après une mauvaise chute, je buvais un café en écoutant une émission de radio. Dans Boomerang, Augustin Trapenard recevait la si charmante, spontanée, brillante et talentueuse Patricia Petibon. J’étais touchée par cette femme née à Montargis à peine plus âgée que moi et qui évoquait avec tant de profondeur son mari, le violoniste de jazz Didier Lockwood, brutalement décédé en avril. Avec simplicité et grâce, elle interprétait a capella une chanson brésilienne dont les accents évoquaient un air du Cap-Vert. Mon corps était parcouru de frissons. L’émission achevée (ci-dessous le lien pour écouter le morceau de musique), j’envoyais un sms à ma soeur et lui suggérais que nous offrions à notre mère pour ses soixante-dix-huit ans une place d’opéra ou de concert.

https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-01-mai-2018

Le neuf mai, pour les dix-neuf ans de la mort de notre père, nous serons à Pont. A notre arrivée, Louis se précipitera sur nous. Il nous aura guettés derrière le rideau de la fenêtre de l’entrée ou du salon. Il se jettera dans nos bras en nous disant « vous m’avez tellement manqué! Je vous aime tant! ». Avec Victoire, les retrouvailles seront anglaises. Fantôme se ruera sur notre mère qu’il adore et sera à un poil de la faire tomber. Un matin, avec Fantôme, je pourrai aller me promener entre les allées paisibles du cimetière. Mes pas me conduiront à la tombe dans laquelle a été déposée l’une des deux urnes contenant les cendres paternelles. Le ciel sera bleu comme une toile de Klein, comme les yeux de Céleste.

L’if au vieux corps noueux montra la garde. Après avoir été l’arbre dédié par les Grecs et les Romains à Hécate, la gardienne des enfers, l’if sera l’arbre sacré des druides celtiques. Comme il l’a toujours fait, le christianisme récupère ce symbole païen et les ifs sont plantés dans les cimetières et autour des églises. L’if devient le symbole chrétien du lien entre le ciel et la terre. Les grands-parents maternels de notre mère, Henriette la Vosgienne et Emile le Provençal, qui avaient formé un couple très uni toute leur vie, avaient souhaité être enterrés près d’un if. Etrangement, cela n’avait pas de lien avec l’arbre en lui-même mais avec la légende de Philémon et Baucis contée par Ovide dans « les métamorphoses ». En remerciement de leur si grande hospitalité alors qu’ils s’étaient présentés tels deux mendiants, Zeus et Mercure avaient réalisé le souhait le plus cher de Philémon et de Baucis: pouvoir mourir ensemble et de ne pas être séparés. Ils moururent et se transformèrent l’un en un chêne et l’autre en un tilleul dont le tronc était commun. Avec Fantôme que je retiendrai de lever la patte sur une sépulture, j’aurai une pensée pour tous les membres de la famille de notre mère ayant tenu à trouver la paix éternelle dans ce cimetière provençal.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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