Chronique d’un esprit de sophrologue entre Ar-Men et Molines-en-Queyras

Ce matin, Fantôme et moi sommes revenus bien sales de notre sortie quotidienne. Les bas de mon pantalon jaune sont maculés de taches de boue. Les pattes et le dessous du ventre de notre bel Australien sont trempés. Il va mettre presque une matinée à sécher et, en sortant de mon cabinet, je trouverai sur le damier noir et blanc du salon et de la cuisine des tas de poussière fine, souvenirs volatiles de l’escapade à travers les champs. Ce matin, j’avais du mal à progresser dans l’herbe gorgée d’eau et, pour la seconde fois, j’étais à un cheveu de me retrouver le nez dans la rosée. Le lacet gauche de ma chaussure de marche s’était malicieusement entouré autour du pédalier. Telle une équilibriste des grands chemins, j’ai réussi à mettre pied à terre, à caler mon vélo sur ma hanche, à dénouer les lacets de ma chaussure et, le pied en l’air, dans une posture digne de celle d’une grue de retour d’Afrique, j’ai pu dérouler le lacet prisonnier du pédalier et remettre mon soulier gauche. Pendant tout ce temps, Fantôme, parti en éclaireur, m’attendait et me regardait. Dans ses yeux, je pouvais lire un mélange d’interrogation et de moquerie. Cela m’est déjà arrivé hier! J’aurais pu, cette fois, nouer mieux mes chaussures de randonnée.

Fantôme, le menton calé sur le rebord du pot abritant le bougainvillier, écoute ses poils sécher et s’amuse du ballet incessant des oiseaux du ciel (c’est le nom inscrit sur les sacs de graines que j’achète toutes les semaines) venant se nourrir sur les perchoirs fabriqués par les enfants. Voici trois ans, je les avais inscrits à un atelier à la maison de la forêt. La présence d’un adulte étant obligatoire, c’est ma mère qui avait supervisé le travail de nos petits Robinson. Louis était encore bien jeune pour manier avec précision un marteau. Ma mère était revenue de l’atelier avec trois enfants, deux perchoirs et l’ongle du pouce ayant viré au bleu outre-mer! Elle s’était assénée un violent coup de marteau. Comme toujours, le contre-coups de l’abbé Perdrigeon, produit découvert grâce à mes beaux-parents, avait fait des miracles. C’est à la vue des souffrances des soldats blessés sur les champs de bataille de Magenta et de Solférino que l’abbé, aumônier, a décidé de se consacrer à la fabrication de remèdes et a imaginé son contre-coups commercialisé en 1859. Toutes les familles devraient en avoir un flacon dans leur armoire à pharmacie.

J’attends mon premier patient, un monsieur charmant, retraité depuis quelques années, un amoureux du vélo. Un monsieur qui a voué sa vie à la pratique de ce sport. Un monsieur qui est venu à bout de tous les cols de montagne les plus difficiles de notre bel hexagone. Il a grimpé quarante fois le Ventoux, traversé les Alpes, les Pyrénées de la Méditerranée à l’Atlantique et, sur une journée, roulé trois-cent-trente kilomètres. Depuis la retraite, le vélo a envahi toute sa vie. La pratique du vélo est devenue addictive. Par tous les temps, même quand il était fatigué, il devait rouler. Il était obsédé par la distance parcourue chaque jour, chaque semaine, chaque mois, chaque année. Il pratiquait alternativement le vélo de route et le VTT. Par chance, sa femme, elle aussi, est une fan absolue de ce sport et elle a toujours été ravie de suivre son mari dans toutes ses courses. Sa femme est une grande marcheuse. Elle est dotée d’une nature très indépendante. A la fin de l’automne, il a chuté dans une sortie en VTT et a été contraint à l’arrêt. Cette immobilisation forcée a eu pour conséquence que son corps s’est chargé en nervosité. Privé de sa « dose » quotidienne de vélo, son corps présentait les symptômes du manque. Il n’arrivait plus à dormir. Ce monsieur et sa femme sont des gens d’extérieur. Ils n’ont jamais investi leur maison et s’y sentent vite comme des lions dans l’espace restreint d’une cage. Ils ont un camping-car et depuis sa chute, ils n’ont pas pu partir.

Ce monsieur, comme souvent les personnes ayant pratiqué le sport à haute dose, a une nature très anxieuse. L’anxiété est apparue dès l’enfance. Elle est le fait d’un père violent qui s’en prenait souvent sans raison à son fils aîné, un enfant tendre et doux comme sa mère, dans lequel il ne se reconnaissait pas et voulait, sans doute, endurcir, armer pour une vie d’homme. Le sport à haute dose et l’activité professionnelle intense sont autant de moyens d’endormir l’angoisse, de la tenir à distance, de faire comme si elle n’était pas là. Mais elle est là. Elle sommeille comme les braises encore chaudes d’un feu qui ne demande qu’à renaître. Si on n’a pas pu ou voulu l’affronter, comprendre son origine, elle se fera envahissante à la première occasion. Chez ce monsieur s’ajoute maintenant la peur de vieillir, de se fragiliser et de mourir. Nous sommes tous habités par cette même angoisse en lien avec notre finitude terrestre mais il nous revient de faire en sorte de ne pas nous laisser gangréner, envahir, au point de ne plus vivre. J’ai beaucoup lu sur la vieillesse, sur la manière de l’aborder, d’en faire une période de joie et non d’amertume et de sentiment de suite de renoncements. Je conseille à ceux qui veulent cheminer deux lectures « Eloge de le vieillesse » de Herman Hesse et « Vieillir…Un temps qui s’apprivoise » de Colette Maskens, thérapeute octogénaire, adepte du yoga, de la méditation et de la pleine conscience. La préface, magnifique, est de Matthieu Ricard.

On pourrait trouver étrange qu’une personne qui n’a que quarante-huit ans réfléchisse tant à la vieillesse et à la mort. J’accueille beaucoup de patients qui ont besoin d’être accompagnés dans cette étape de leur vie et, mon histoire personnelle ne me laisse pas le choix. Ma soeur et moi avons eu pour père un homme qui n’a eu de cesse de nous répéter que passé vingt ans, c’était le début de la fin et qui, à partir de l’âge de quarante-ans, nous a donné l’impression de ne plus faire que du « rab », de la « survie ». Il est mort à l’âge de cinquante-sept ans. La vieillesse, la fragilisation de l’esprit et du corps lui faisaient peur. J’imagine que si notre grand-mère paternelle n’était pas morte prématurément et s’il n’avait pas eu le sentiment de ne pas être à la hauteur de tous les espoirs qu’elle avait placés en lui, il aurait pu aborder les choses sereinement. Cette angoisse que notre père portait en lui, il me l’a transmise. C’est pourquoi j’ai dû, très jeune, réfléchir à la manière dont je pourrais vieillir dans l’harmonie et accepter la mort sans chercher à la devancer.

Compulsion, Symptômes de manque soulagés par la reprise de l’activité. Tolérance de l’intensité, d’année en année. Conflits familiaux, relationnels, refus de conseils médicaux et poursuite même si maladie ou handicap.

Le manque que le corps de mon patient traduit est assez « classique » chez tous les grands sportifs en phase d’arrêt brutal. Cette addiction porte le nom si poétique de bigorexie et est reconnue par l’OMS. Je me rappelle la lecture ancienne que j’avais faite dans Libération d’un portrait d’une nageuse de RDA, médaillée d’or aux jeux olympiques. Depuis l’enfance, elle avait passé plusieurs heures par jour dans une piscine. Sa vie se résumait à un couloir dans un bassin, à une ligne d’eau.Elle avait arrêté de nager brutalement. Elle racontait ses nuits horribles à se retourner sans trouver le sommeil, son corps traversé par des décharges électriques et des douleurs musculaires insupportables. Cette description m’a rappelé ce que j’avais vu chez l’ancien amoureux de l’une de mes amies de faculté tandis qu’il était en phase de sevrage de l’héroïne. Il souffrait tant que, finalement, un de ses anciens camarades de prépa à Louis-le-Grand l’avait conduit dans l’arrière-salle d’un bar glauque du dix-huitième arrondissement où il avait pu se procurer ce dont il avait besoin pour que le manque cesse de torturer son corps.

L’ancienne médaillée d’or avait été obligée de se remettre à l’eau et avait réussi à arrêter tout à fait après une période de sevrage qui avait duré de longs mois. Un corps habitué à plusieurs heures intensives de sport ne peut pas être privé brutalement d’activité sans que la personne qu’il incarne ne ressente un mal-être très profond.

Il en va de même avec les natures hyper-actives chez lesquelles le « faire » a servi de barrage à l’angoisse. Quand leur rythme se ralentit, que sonne l’heure de la retraite, que le corps se fragilise et que des passions, des engagements ou la joie du temps recherché et passé auprès de petits-enfants (quand ils existent) ne viennent pas progressivement combler les espaces laissés vacants, l’angoisse déborde. Le barrage cède. Un état dépressif s’installe nourri par l’angoisse de ne plus faire, donc de ne plus vivre et de se sentir mourir.

Fantôme continue de sécher. Mon patient est reparti. Un soleil encore un peu timide éclaire le plateau. Depuis hier, j’ai commencé à préparer les affaires en vue de notre séjour dans les Hautes-Alpes. Je vis cette semaine comme une sorte de retour aux sources. Une partie de la famille de notre mère était originaire du village de Ceillac, non loin de Saint Véran. C’était il y a bien longtemps mais je ressens pour ce bout de terre isolée un attachement particulier. Sur une chaise, dans notre chambre, sont empilés en une sorte d’improbable tour de Pise draps, serviettes de bain, serviettes de table et torchons. Dans une panière, j’ai réuni les affaires de ski. Il faudra que j’aille exhumer d’une cantine stockées dans un abri au fond du jardin les paires de chaussettes. Pour atteindre la cantine, je devrais enlever une caisse d’outils, une boîte contenant une toute petite partie de ma thèse-serpent de mer et une autre où sont rangés tous les cours que j’ai dispensés à l’Université. Dans notre chambre, j’ai aussi mis de côté une paire de jumelles, une boîte miniature d’aquarelle, des crayons de couleur, des jeux de société et un cahier pour noter des idées, des émotions, des ressentis. Il conviendra, le jour du départ, de ne pas oublier les croquettes, la laisse et les gamelles de notre Fantôme lequel, lui, se sera installé dans le coffre au premier chargement des valises!

Pour le moment, les Hautes-Alpes sont sous la neige et l’or blanc va continuer de tomber encore et encore pendant des jours et des jours. Verrons-nous le soleil illuminer la crête dentelée des Alpes? Pourrons-nous profiter d’un déjeuner sur la terrasse du chalet exposé plein sud? Pourrons-nous nous réchauffer sur les télésièges? Admirerons-nous la voute étoilée par une nuit claire?

Pour l’heure, tout semble à croire que la magie des Hautes-Alpes en hiver ne sera pas au rendez-vous. Mais, dans tous les cas, nous pourrons fabriquer un igloo, faire des batailles de boules de neige, des courses en luge, de grandes marches fatigantes dans la poudreuse, visiter le musée des arts et des traditions populaires, disputer des parties de Monopoly dans les reliefs d’un goûter et fabriquer des globules rouges. Une chose est avérée: samedi, au moment d’attaquer la montée vers le col du Lautarey, Stéphane ne jouera ni au Parisien ni au Lyonnais, il installera les chaînes sur les quatre roues de sa voiture! Parole de Bretonne!

A très bientôt pour de nouvelles aventures!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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