Chronique d’un esprit fatigué depuis Ar-Men

Il y a des jours gris où  le moral se situe en-dessous du niveau de la mer et où la boussole ne parvient plus à se fixer sur un point cardinal positif. Cela m’arrive comme à tant d’autres plusieurs fois par an et cet état de déprime est comme un grain en mer d’Iroise: violent et court. Il me rappelle toujours ces creux hormonaux post accouchement ou post allaitement. Forte de ma première expérience de maman, je me souviens très bien qu’après la naissance de notre deuxième fille, dans le Gard, au printemps 2005, je disais à mon mari tandis que je pleurais à chaudes larmes au-dessus de mon assiette, tout en donnant le sein à Victoire: « ne t’inquiète pas. C’est hormonal ».

Ce matin, il a fallu que je me fasse violence pour sortir du lit. Avant l’arrivée de ma première patiente, je devais promener Fantôme, notre Australien, et souhaitais venir à bout de ma comptabilité. Il faisait frais. Le soleil pointait des rayons timides. Les champs offraient une allure désolée depuis que les agriculteurs ont commencé à déchaumer avant de pouvoir semer à nouveau. L’éternel cycle d’une nature asservie aux besoins de l’homme. Je regrettais la belle couleur cuivrée de la paille. Nous nous arrêtions saluer Baba et je répartissais les quignons de pain dur entre Fantôme et lui.

Je regagnais la maison. J’avais reçu un message de ma jeune patiente m’avertissant que sa hernie discale la faisait trop souffrir pour qu’elle puisse honorer son rendez-vous. Je lui écrivais de consulter à la Pitié le plus rapidement possible. A l’hôpital d’Orléans, le chirurgien avait jugé que le danger de toucher la moelle épinière était beaucoup trop élevé pour que l’opération soit tentée. La médecine du travail venait de la considérer inapte à son poste d’aide-soignante. Cette toute jeune fille de vingt et un ans à la maturité d’une femme de trente ans au parcours déjà émaillé par des actes d’une grande violence voyait sa vocation voler en éclats. Elle avait besoin d’être soutenue, de restaurer sa confiance en l’avenir, d’entendre des mots réconfortants. Elle sera ma première patiente le jour où je rouvrirai la porte de mon cabinet, de mon Ar-Men et j’espère que, d’ici-là, elle aura pu prendre un seconde avis auprès d’un médecin parisien.

Sur le chemin de la boulangerie, en voiture, je rencontrais une adorable jeune chouette, une chouette en miniature. Elle se tenait debout sur le bord de la route. Je ralentissais pour l’observer. Il m’a semblé que chacune captait le regard de l’autre. Puis, elle s’envolait, légère, au-dessus du champ. Quelques mètres plus loin, c’est un chevreuil solitaire qui enjambait le chemin en deux sauts gracieux. Ces rencontres étaient merveilleuses et puis j’allumais la radio. Sur France Info, j’entendais le maire de Bormes-les-Mimosas expliquer comment l’incendie (certainement criminel) avait consumé huit cent hectares d’une forêt magnifique dans un site remarquable classé, comment il avait fallu évacuer en pleine nuit dix-mille personnes. Beaucoup de tristesse et de fatigue dans la voix de cet homme et, en moi, je sentais monter une colère profonde face à ce besoin ancré chez l’homme de détruire, de saccager, de faire le mal si souvent gratuitement. A la colère succédait la tristesse et toutes deux j’essayais de les éteindre en repassant. Dans le massif de l’Estérel longtemps la proie de la voracité des promoteurs immobiliers avant d’être classé en zone non constructible, je me rappelais la vue désolée des chênes calcinés, de la terre brûlée et, quelques années plus tard, les chênes renaissant de leurs cendres comme autant de phoenix courageux. Heureusement que la nature a cette force inouïe qui finit par avoir raison de la violence de l’homme.

Lundi, la longue séance finie, ma patiente, une universitaire de la Sorbonne, jeune quinqua, descendait l’escalier et rencontrait mon mari, ma soeur, son fils, le nôtre et la toute petite Charlotte endormie dans son maxi-cosy. Ma soeur venait d’arriver du Gard. Partie à huit heures, comme notre mère, elle avait fait la route d’une traite sans jamais marquer de pause. Dès que Charlotte pleurait son frère lui glissait un biberon entre les lèvres et, très vite, elle retrouvait le train du sommeil. Dans la maison flottaient encore les odeurs mélangées d’un sauté de boeuf au miel et au paprika et d’une tarte amandine aux abricots. J’avais tout préparé la veille à notre retour de Lorris. Comme j’étais heureuse de les retrouver! Fantôme, lui, était surexcité devant l’arrivée de ces brebis et d’un si jeune agneau. Tellement excité qu’il fallait le confiner sur la terrasse.

Vite, les cousins disparaissaient et allaient se défouler dans le trampoline. Charlotte, née le 16 juin, avait déjà bien changé. C’était sûr maintenant, elle aurait de magnifiques yeux bleus comme son papa et son frère. Ses cheveux ont la couleur de l’acajou et sa peau a la douceur d’un abricot du Roussillon. Comme j’étais heureuse de lui donner son bain en lui racontant qu’elle disputait sa première course de dos crawlé aux championnats du monde en Hongrie. Cela faisait rire son frère. En peu de temps, Valentin, âgé de treize ans depuis le quinze juillet, était devenu un grand frère. Il couvait sa petite soeur du regard. Il me disait qu’il était heureux que sa grande soeur, Margot, jeune bachelière qui soufflera ses dix-sept bougies le 31 octobre, ne parte pas étudier en Angleterre. Il était content que tous les cinq ils puissent vivre cette année ensemble. Margot avait confié à son frère dont elle est très proche sa peine de ne pas voir Charlotte grandir. L’Angleterre, ce sera pour plus tard.

Comme j’étais heureuse de garder dans mes bras, contre ma poitrine, notre petite nièce comme je l’avais fait pour Margot et Valentin! Charlotte a beaucoup de mal à trouver le sommeil. Elle lutte férocement. J’étais heureuse, aussi, de voir ma soeur si épanouie dans cette troisième maternité. Tandis que nous déjeunions, que je m’étonnais que les garçons fassent honneur au sauté de boeuf, je pensais à notre maman qui, maintenant, devait se sentir bien seule dans sa grande et bonne et vieille maison de Pont. Comme je la connais par coeur, je savais que ma soeur et les enfants partis, elle s’était empressée, pour anesthésier sa peine, de défaire les lits, de faire tourner les machines et de ranger. Même si, physiquement, elle était épuisée après avoir pris en charge les courses, les repas, la plupart des sorties avec les garçons et qu’elle allait pouvoir souffler, je savais que moralement ce serait dur. Notre mère avait pu, deux fois, veiller sur Charlotte pour que ma soeur retrouve un peu de liberté. Elle avait emmené les enfants voir un spectacle en Avignon et en avait profité pour y retrouver des amis comédiens, metteurs en scène, directeurs de théâtre et producteurs. Elle était heureuse de n’être qu’en visite. Elle avait passé tant de semaines, l’été, pendant le festival, à s’épuiser à tracter, des heures durant, en plein soleil, pour attirer les badauds dans ses spectacles. Quand le festival se terminait, ses amis et elle n’avaient plus que la peau sur les os! Le dur métier de baladin!

Quand les garçons ont franchi le pas de la porte, l’une des premières choses qu’ils ont faite après avoir longuement caressé Fantôme a consisté à nous montrer ce que leur grand-mère leur avait offert après qu’ils se soient livrés à une sorte de chasse aux trésors dans la maison de Pont. Pour Valentin, passionné par les mathématiques, le coffret de géométrie utilisé par notre grand-père maternel quand il était élève en classes préparatoires à Louis-le-Grand et, ensuite, à Polytechnique. Pour Louis, un briquet en forme de mitraillette, cadeau d’anniversaire de notre père par l’un de ses amis. Dans mes chroniques, je parle souvent du charme mystérieux qui enveloppe les objets dotés d’une histoire familiale et appelés à être transmis de génération en génération. Les garçons étaient très fiers d’en être les nouveaux dépositaires.

Quand ma soeur et deux de ses trois enfants ont repris la route pour Paris, une longue route jalonnée de ralentissements, Louis s’est réfugié dans sa chambre. Il a les au-revoir en horreur. J’avais le coeur lourd également car nous ne nous reverrions sans doute plus avant la fin septembre. J’appelais ma mère pour m’assurer que tout allait bien et qu’elle n’avait pas trop de chagrin. En une semaine, on ne rattrape pas trois années sans se voir.

La veille de l’arrivée de ma soeur, nous avions été nous promener à Lorris. Nous avions commencé par aller visiter l’exposition temporaire que le musée de la résistance et de la déportation consacre aux brigades internationales constituées au moment de la guerre civile espagnole. L’exposition était passionnante et j’y apprenais beaucoup de choses. Je mesurais l’élan incroyable de fraternité autour des Républicains espagnols. Front populaire oblige, les Français avaient fourni plus de la moitié des hommes et des femmes engagées auprès de l’armée républicaine. Mais, cet élan n’avait pas seulement concerné des personnes communistes. Toute personne désireuse de lutter contre le fascisme galopant en Europe avait eu à coeur de s’engager. C’est en Espagne pendant cette guerre civile épouvantable que se jouait le destin de l’Europe. En bombardant Guernica, les aviations allemande et italienne testaient leur force de frappe. Même si le nombre de victimes et les conséquences sur le long terme sans commune mesure, on peut dire que Guernica est pour l’Europe, avant Dresde, une sorte d’équivalent aux bombardements atomiques sur les villes nipponnes de Nagasaki et d’Hiroshima.

Dans le musée de la Résistance et de la déportation, je ne m’attardais pas. Ma famille a été tellement marquée que ni ma soeur ni moi ne pouvons plus affronter les horreurs de cette période. Devant les photos du camp de Mauthausen dans lequel notre grand-père a été exécuté en avril 1944 à l’âge de 33 ans après avoir été livré à la Gestapo, mes yeux se brouillaient immédiatement. Jeune étudiante, j’ai regardé en face la réalité de la déportation. Comme notre mère l’avait également fait, elle, qui n’aura jamais connu son père autrement que par des témoignages et des photos. Après, je ne pouvais plus ni lire ni voir quoique ce soit qui soit en lien avec la déportation bien qu’il ait fallu faire un lourd travail pour se libérer de cette histoire et de ses effets sur nous.

Après la visite au musée, nous sommes allés marcher le long de la rigole de Courpalet creusée à la fin du dix-septième siècle en même temps que le canal d’Orléans qu’elle alimente. Nous avons découvert un lieu étonnant emprunt d’une grande sérénité. Un tapis de lentilles d’eau couvrait la surface de la rigole parfois troublée par la nage tranquille d’un ragondin. De splendides nénuphars jaunes offraient aux grenouilles un lieu parfait pour l’observation de la vie environnante.  Cette promenade m’avait été recommandée par l’une de mes patientes, une femme remarquable avec laquelle j’ai beaucoup de plaisir à échanger. Mon métier est dur, très dur. Il me condamne à l’isolement dans mon cabinet, ma « cellule », heureusement bien plus colorée que celle d’une carmélite. Je peux y passer plus de huit heures et quand j’en sors c’est pour retrouver une maison, des chemins sillonnant sur un plateau, une boulangerie, une machine à café, les rayons d’une grande surface ou les étals d’un marché. Un peu pauvre quand on a un esprit très curieux et une vraie passion pour les grandes villes.

Heureusement que le caractère très dur de ce métier est compensé par des rencontres magnifiques avec des personnes passionnées, curieuses, ouvertes au partage et dont la bienveillance naturelle force le respect quand on songe à la somme des souffrances traversées.

Le temps file aux deux pendules suspendues au-dessus de l’évier de la cuisine. Pendant trois ans, l’une d’elle a marqué l’heure de la Californie puis celle de la Floride. Maintenant, elle est à l’heure de la Nouvelle-Zélande, un pays que nous avions tant aimé pendant notre tour du monde que nous avions envisagé d’aller y vivre. J’ai longtemps regretté que nous n’ayons pas mis notre projet à exécution mais les regrets ne servent à rien. Ils nourrissent une sorte de tristesse stérile.

Louis a du vague à l’âme depuis son retour. Nous n’avons que peu de temps à lui consacrer. Ses amis vont au centre aéré et ses soeurs lui manquent. Les traces de ses petits doigts ont fait leur réapparition sur les baies vitrées ainsi que les reliefs de tout ce qu’il boit et grignote dans la journée. Le vent a fait tomber les mirabelles dans l’herbe. L’orchidée que Stéphane m’avait offerte avant la profession de foi de Victoire perd ses belles fleurs qui ressemblent à des papillons exotiques.

Stéphane vient de rentrer avec une paire de chaussures de randonnée pour Louis, des sacs à viande en coton bio pour le trio et une muselière pour Fantôme. Cette année, en Haute-Corse, nous irons (enfin!!!) marcher quelques jours dans la durée. Il nous reste à définir notre itinéraire et à réserver des nuitées dans des refuges. Cela fait des années que j’attends ce moment! Des années que j’aspire à retrouver le bonheur de la marche en montagne! Rien n’est plus ressourçant que de marcher au plus près de la nature! Je suis certaine que les enfants vont adorer. Avec Fantôme, les parcs nationaux nous sont interdits. Seuls les parcs régionaux acceptent les chiens qui, à l’approche des troupeaux, doivent être tenus en laisse. Pour les nuits, les refuges mettent à la disposition des familles avec enfants quatre pattes poilus des tentes. Et, sincèrement, je serai ravie de dormir sous tente avec Fantôme et même s’il fallait en porter une dans le sac à dos, cela ne me dérangerait pas du tout! Dans tous les cas, je ne sais pas marcher à vide!

Alors, le 1er août, ce n’est pas en tongs ou en sandales que nous prendrons place dans l’avion à destination de Calvi mais en chaussures de randonnée! Seul Fantôme embarquera coussinets nus!

A très bientôt pour de nouvelles aventures et un très bel été à vous tous!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

PS: dans ma précédente chronique j’évoquais notre prochain anniversaire de mariage. Je pensais que nous allions fêter nos dix-neuf ans de mariage et je nous avais avancé d’une année. J’ai eu deux sur vingt au bac. Ceci peut expliquer cela! Nous n’en sommes qu’à dix-huit! Les noces de cretonne seront pour l’année prochaine. Lundi 31 juillet, nous célèbrerons entre les valises, le rangement de la maison et les derniers préparatifs, nos noces de turquoise…plus romantiques que la cretonne!

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.