Chronique d’un retour humide à Ar Men

Ce sont les chants des oiseaux et les appels des oisillons qui me réveillent. Toute la maisonnée dort encore d’un sommeil profond, d’un sommeil de Belle au bois dormant. Dans l’entrée, Fantôme, les quatre fers en l’air, ne bronche pas. Le retour a été long. L’application « Bison futé » annonçait une route verte mais elle fut plutôt rouge et en accordéon jusqu’au passage du tunnel de Fourvière. Notre pauvre berger australien a passé plus de sept heures dans un espace réduit cerné par les bagages, les chapeaux de paille et l’overboard de Louis.

Ce matin, la pluie a lavé le plateau. La ligne colza a perdu son uniforme jaune. Le vent a balayé les fleurs blanches et roses des pommiers, des poiriers et des cerisiers. Deux magnifiques iris de collection déploient leurs larges pétales doubles. Stéphane me les avait offerts lors d’une journée « jardin et potager » au Grand Courtoiseau. Le coeur des pivoines va exploser dans les jours à venir. Les azalées jettent des taches rouges dans le jardin. Emportées par leur poids, les splendides boules de neige sont couchées dans l’herbe. Le lilas est piqué de rouille. La glycine n’est plus qu’un souvenir. Fantôme et moi partons nous promener. Il fait frais. L’air est léger. A Pont, il faisait chaud et lourd au point du jour. Fantôme aimait boire dans l’eau du lavoir entièrement restauré. Un lavoir auquel sont attachés des souvenirs d’enfance et des scènes de vie gitane. Les femmes nomades venaient y laver leur linge. Elles le frottaient énergiquement avec une brosse. Un gros pain de savon de Marseille passait de main en main.  Leurs enfants se baignaient dans l’eau douce, l’eau de source. Ensuite, le linge était mis à sécher en plein soleil et les silhouettes des mères apparaissaient en ombres chinoises. Ici, Fantôme retrouve la mare des Bernard gardée par une armée d’iris sauvages jaunes. Il me semble que la petite cabane est occupée. Une lampe tempête et un seau bleu sont posés sur la rambarde en bois. Les enfants avaient très envie d’y dormir avant l’arrivée des moustiques pullulant au-dessus des nénuphars.

En rentrant, je croise mon mari en tenue d’Adam qui file sous la douche. Louis, à l’étage, après quinze jours dans le Gard, se réapproprie son univers fait de châteaux-forts, de dragons ailés, de pyramides de Khéops, de petites voitures et de valeureux playmobils démembrés et scalpés. Céleste émerge avant dix heures. Je dois aller réveiller Victoire. Cette matinée est consacrée aux devoirs. Victoire doit rédiger un article de presse sur le film « l’Odyssée ». Nous l’avions vu en famille à sa sortie et, son professeur de français a emmené ses élèves le voir avant les vacances. La hasard veut que Stéphane ait, à la demande de Paris Match, travaillé à la rédaction d’un article de fond sur le Commandant Cousteau. Cet article a été publié dans un numéro hors-série intitulé « la mer, les exploits de l’impossible ». Stéphane offre à Victoire de lui faire une photocopie de son article pour qu’elle le donne à son professeur mais Victoire refuse. C’est une petite adolescente discrète qui a horreur de se mettre en avant. Son papa est un peu triste mais il comprend.

Céleste s’installe à mon bureau pour y faire des recherches. Elle doit rédiger un discours. Elle choisit d’argumenter autour de l’idée que les femmes sont supérieures aux hommes. Elle doit affûter ses arguments, en appeler aux émotions de son public. Ses idées pourront, ensuite, être battues en brèche par les autres élèves. Je m’amuse en imaginant les réactions des garçons quand ils entendront le discours de Céleste. Céleste m’a souvent entendu dire que lorsqu’une femme est malade, elle ne s’écoute pas mais que lorsqu’un homme est malade, il est à l’article de la mort. Bien sûr, il y a des contre-exemples. Je n’ai jamais entendu mon père, mon oncle et mon beau-père se plaindre de la moindre douleur quand bien même ils souffraient. Tandis que Céleste réfléchit à la manière dont elle va dérouler son argumentation, j’aide Louis à répéter trois chansons. Demain, sa maîtresse fera monter l’un après l’autre tous les élèves de sa classe sur l’estrade et leur demandera de chanter l’une des trois chansons. Louis est très en colère à l’idée de devoir s’exécuter devant tous les autres. Ensemble et de bon coeur, nous chantons  » Singin’in the rain », « Recette pour un cake d’amour » et « Il jouait du piano debout ». Louis a une très jolie voix et il chante avec une grande justesse.

Le soleil fait une sortie discrète au-dessus du plateau. On a rallumé le chauffage. Nous avons eu un temps si estival dans le Gard. Quelle joie, le matin, d’ouvrir ses volets sur un bleu profond, d’assister au ballet des hirondelles au-dessus du Rhône et de contempler la silhouette du Ventoux! Quelle joie, après une année, de pousser la porte bleue de la bonne et vieille maison de Pont et de retrouver son odeur unissant celle des pierres de l’escalier, de l’âtre de la cheminée, du large tapis en coco rapporté de la Martinique, de la cire enduisant les meubles et de l’essence de lavande. Quelle joie de redécouvrir chaque pièce, ce mille-feuille d’objets, les tableaux, les photos, jusqu’au premier dessin de Céleste accroché sur le réfrigérateur. Cette maison entrée dans la famille de notre mère en 1870 incarne l’idée que je me fais d’une maison de famille: un lieu tout à fait à part, une sorte de sanctuaire dans lequel les générations se succèdent, apportent leur touche personnelle tout en demeurant fidèle à celles qui les ont précédées et en ayant à coeur d’en préserver l’âme.

Parce que nos parents, ma soeur, nos animaux et moi étions jetés tous les trois ans en moyenne sur les routes de France, que nous vivions une vie de nomade, je me suis attachée à cette maison, notre maison. J’aime l’idée qu’elle ne bouge pas, que les objets semblent avoir trouvé leur place pour l’éternité. J’aime dormir dans ma chambre, retrouver mes livres, mes souvenirs, l’herbier que mon père m’avait offert, des sujets en pâte à sel que ma soeur et moi avions façonnés et peints un été, des petites maisons rapportées de mon tout premier grand voyage, un voyage en Grèce, l’année de mes quinze ans, un microscope et tout le nécessaire indispensable à l’observation: lames et lamelles de verre, scalpel, pinces à épiler et différents colorants. Je m’étais amusée à observer au microscope une goutte de sang, un cil, un poil du chat de ma soeur, une aile de papillon et un pétale de coquelicot. Notre père nous offrait toujours des cadeaux éducatifs. J’aime que, dans la chambre des enfants, se mélangent les objets chers à des enfants issus de plusieurs générations. La poupée de notre mère dont les yeux riboulent partage le même lit que des kikis dont ma soeur et moi étions folles. La maison de poupée que notre grand-mère m’avait offert pour le Noël de mes dix ans a fait le bonheur de tous les enfants. Margot et Céleste aimaient changer l’ordonnancement des pièces. Victoire et Valentin préféraient y faire évoluer une famille miniature. Louis, le Hun, remue tous les objets de la cave au grenier. Je pressens que notre dernière nièce, Charlotte, qui aura un an le seize juin, en fera tout autant!

Il y a tellement de livres passionnants dans cette maison qu’on pourrait y vivre enfermé une vie entière. A chaque passage, je découvre de nouveaux trésors. C’est ainsi que dans la chambre de ma soeur, la chambre aux papillons, j’ai trouvé trois almanachs Hachette des années 1940, 1941 et 1943. J’ai été littéralement fascinée par la quantité d’informations qu’on pouvait y dénicher: astronomie, cuisine, politique, sport, bricolage, jardinage, animaux, éducation des enfants ou encore jeux. Cet almanachs appelé également « petite encyclopédie populaire de la vie pratique »est apparu en 1893 et a cessé de paraître en 1974. Sur les rayons de l’étagère du pallier du second étage, je trouve le livre de Stevenson « Voyage avec un âne dans les Cévennes ». Modestine étant une demoiselle, Stevenson aurait du parler d’une ânesse mais ce mot, dans le titre, sonnait peut-être moins bien à l’oreille! C’est Stéphane qui s’y plonge après s’être délecté d’un roman que j’ai littéralement dévoré « le chapeau de Mitterrand » d’Antoine Laurain. Depuis, j’ai découvert que ce livre aussi réjouissant que captivant avait été adapté pour le cinéma. Je n’en suis pas surprise tant le livre est visuel, tant les personnages sont attachants et vivants. 

A chaque passage dans la maison, pas de surprise: chacun sait où il dort, où il va retrouver son vieux pull du lycée tricoté par sa grand-mère, sa perruque blanche de comédienne, un pot de confiture d’abricot pour la table du petit-déjeuner, l’intégrale des romans policiers d’Agatha Christie, une casserole à fond épais pour la préparation d’une sauce mousseline, l’épée de polytechnicien d’un grand-père, les recherches en généalogie d’un père, les moules en étain pour les oeufs de Pâques d’un arrière-arrière-grand-père confiseur, une collection de timbres, des albums photos ou bien encore un sèche-cheveux vintage. Une maison de famille, c’est une histoire passée, présente et future. Stéphane et moi, au retour d’un tour du monde, avons contribué à écrire une partie de la mémoire de la maison. Notre mère en est la fidèle gardienne. Je lui suis reconnaissante d’avoir eu la gentillesse de nous y précéder avec deux de nos trois gentils monstres. Grâce à elle, nous avons pu souffler avec notre enfant du milieu et arriver dans une maison remise en état de marche.

Pendant notre séjour, nous avons vu ma mère combattre avec acharnement les affreux pigeons ayant élu domicile sur le linteau de l’une des fenêtres. Les roucoulements des pigeons sont si bruyants qu’ils la réveillent le matin. Elle a chargé Louis de tirer sur eux avec un lance-pierre. Louis qui me fait très souvent penser à l’un des enfants de « la guerre des boutons » a pris son rôle très au sérieux. Stéphane et lui se postaient à l’une des fenêtres de l’escalier et Stéphane aidait Louis à viser ces volatiles qui souillent la cour et mettent en danger l’équilibre psychologique de notre mère. Notre grand-mère avait développé une véritable haine des pigeons comme beaucoup de Parisiens qui savent les dégradations dont ils sont capables. Par ailleurs, notre grand-mère estimait que les pigeons pouvaient transmettre des maladies. Notre grand-mère avait un côté très hygiéniste. Elle ne sortait jamais sans gants, portait inévitablement un mouchoir devant son nez en cas de mauvaise odeur -ce qui se produisait souvent car son odorat était aussi fin que son oreille était absolue- et se lavait les mains plusieurs fois par jour. Désireuse d’échapper au moins à l’une des obsessions féminines de ma famille maternelle, je me suis documentée sur ce risque de transmission de maladies des pigeons aux hommes. Les pigeons sont susceptibles de transmettre cinq maladies: la chlamidiose, la salmonellose, la cryptococcose, la maladie de Newcastle et la grippe aviaire. Seule la salmonellose peut être, dans de rares cas, dangereuse pour les personnes âgées et les enfants.

Pendant notre séjour, nous avons pu retrouver des amis chers, entreprendre de grandes marches entre les vignobles, des restes de châteaux fortifiés, le long de l’Ardèche, profiter du soleil, arpenter les allées odorantes et colorées du grand marché de Pont-Saint-Esprit, admirer un grand nombre de vieilles voitures, nous régaler de fraises, d’asperges, d’olives, de muscat, découvrir la ravissante maison de Farida et de Nicolas, le nouvel atelier de Virginie, artiste-peintre, carnettiste de grand talent et nous évader deux fois pour des dîners sans le trio toujours si agité à table. Les enfants s’en sont donné à coeur joie à l’accrobranche, au swing-roller. Stéphane et le trio ont réussi à nager dans l’Ardèche. Même Fantôme qui n’aime pas l’eau a fait quelques mouvements de brasse. La grande plage de l’Espiguette en Camargue, le Ventoux et les rencontres de la photographie en Arles seront pour cet été. Sans oublier la semaine de marche sur les pas de Stevenson des Cévennes au mont Lozère.

Le ciel est sombre. Le vent balance les branches du grand sapin et les anneaux qui ont remplacé le trapèze. J’entends la voix de Louis qui appelle son père. Céleste fait couler un bain. Victoire prépare son sac. Fantôme est étendu le long de la baie vitrée et son corps disparait derrière le rideau rouge. C’est la dernière ligne droite avant les grandes vacances. Céleste et ses amis passeront leurs épreuves du brevet dans un peu plus d’un mois. Le premier juin, Louis et sa classe seront sur scène et interpréteront quelques unes des chansons que Caroline, leur professeur de chant, leur a appris cette année. La kermesse sera vite là. Pour la douzième et sans doute dernière fois, je me proposerai pour tenir les stands le dimanche après-midi. Le vendredi 6 juillet, un grand chapitre de notre histoire familiale s’achèvera, celui des années d’école primaire. j’imagine mon émotion quand Louis, après ses deux soeurs, recevra un dictionnaire en vue de son entrée en sixième. Quant à Céleste, elle dira adieu au collège et aura décidé si elle souhaite ou non être interne à la rentrée. Pour l’heure, elle est encore en phase de réflexion!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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