chronique d’une escapade de neuf heures dans Paris

Jeudi dernier, Louis, exceptionnellement, faisait l’école buissonnière et moi le cabinet buissonnier. N’ayant personne à qui confier Louis pour la soirée et ses deux soeurs aînées ne souhaitant pas s’occuper de lui, j’avais décidé de l’emmener à Paris pour assister à l’avant-première de la projection du film réalisé par Olivier Weber et racontant l’aventure sur le Baïkal à laquelle son papa avait eu l’immense joie d’être associé en février dernier.

Chronique d’une aventure humaine exceptionnelle au Baïkal (défi Baïkal)

Je me disais que Louis serait heureux de faire la connaissance des membres du défi Baïkal et de profiter de la présence de certains membres de la famille. Le film serait projeté dans l’amphithéâtre de la société des explorateurs français hébergée par la société de géographie, au 184 du boulevard Saint Germain. De mon côté, je me réjouissais de rencontrer enfin certains des membres avec lesquels j’avais commencé à nouer le début d’une amitié épistolaire: Alice et Toufik. Il manquerait Jean Nerva, parti trop tôt, en septembre, emporté par ce cancer du cerveau contre lequel il luttait pied à pied grâce à sa femme, sa fille, ses plus proches, ses expéditions en Himalaya, ses projets et son humour, parfois un peu grinçant. Jean ne voulait pas partir mais qui a envie de quitter la scène à cinquante-sept ans et de laisser sa famille? Personne!

Avant la projection du film à dix-huit heures trente, nous avons été nous promener dans Paris et avons commencé par déjeuner à côté de l’église Saint Eustache. Quand je vivais à Paris, je n’ai jamais affectionné ce quartier. Le forum des halles, la place des Innocents et les rues environnantes drainent une faune très particulière. Les prostituées de la rue Saint Denis côtoient les dealers aux pupilles dilatées. Dans les jardins du forum des halles dont la canopée ressemble à un énorme morceau de plexiglass, entre l’église Saint Eustache et le pavillon Baltard, se retrouvent des groupes de sans-abris avec leurs chiens. Cette vie d’errance, cette vie à la marge condamne à la fuite au paradis des substances artificielles. Tandis que nous déjeunions, j’observais un groupe assis sur la place. Au milieu de quelques hommes, une très jeune fille maigre et déjà presque complètement édentée. Elle était droguée et passait du rire aux larmes. Non loin du groupe, une malheureuse femme, alcoolisée à un degré avancé, s’en prenait avec rage aux passants. Stéphane et Louis tournaient le dos à cette cour des miracles dont la violence était majorée par le fait que nous n’étions plus au dix-septième siècle mais au vingt-et-unième siècle et qu’une telle misère sociale ne devrait plus exister. Je me demandais comment cette petite jeune fille en était arrivée à vivre dans la rue, la drogue, la saleté. Avait-elle fugué? Avait-elle été maltraitée par ses parents? Avait-elle grandi dans un foyer? J’essayais de me raccrocher à l’idée que les quatre hommes qui l’entouraient pouvaient la protéger, surtout la nuit. La vie des femmes seules dans la rue est faite de violences quotidiennes. Je pensais à ces millions de Français qui vivent dans une si grande détresse, souffrent de ne pas avoir accès à un logement décent, de ne plus avoir de travail et dont les enfants grandissent loin de la culture et manquent de confiance en eux.

Mon risotto aux gambas me restait sur le coeur. Par ailleurs, j’étais si fatiguée qu’il me semblait avancer comme une automate. Stéphane avait rendez-vous au Bristol pour son travail et Louis ne voulait pas aller voir l’exposition consacrée aux meilleurs ouvriers de France au musée des arts et métiers. Alors nous avons marché jusqu’au jardin des Tuileries en passant par les boutiques du Carousel du Louvre. J’offrais une montre à Louis et nous trouvions le cadeau pour l’anniversaire de son amoureuse. Louis se demandait pourquoi il y avait tant de Japonais à Paris. Aux Tuileries, l’espace jeux était fermé pour travaux. Les allées étaient couvertes de feuilles rousses de marronniers. De splendides dahlias explosaient au-dessus d’une pelouse interdite aux promeneurs. Dans les chaises vides, j’imaginais des silhouettes amoureuses. Louis montait dans un manège, un manège à l’ancienne avec des chevaux en bois blanc, un Nautilus et une montgolfière.

Je remontais le temps. Je m’arrêtais à un souvenir précis: Fontainebleau, un hiver, en 2010. Il faisait très froid. Céleste avait sept ans, Victoire cinq et Louis trois. Après avoir joué dans le parc, visité le château, déclenché l’alarme en passant par-dessus un fil délimitant une chambre à coucher, les enfants avaient fait plusieurs tours dans le manège situé sur la place Napoléon Bonaparte. Louis portait une cagoule bleue qui rendait son visage encore plus rond. Céleste et Victoire avaient des petites couettes et leurs cous disparaissaient sous des écharpes achetées au marché de Noël organisé par l’association des parents d’élève des deux écoles. Ils avaient encore l’âge auquel on longe les grilles des parcs. On saute sur les pavés et dans les flaques d’eau à pieds joints. L’âge du Père-Noël, de la petite souris et des cloches de Pâques. L’âge béni de la magie.

Louis et moi avons marché jusqu’au Bristol. Louis était très curieux de pousser la porte de cet hôtel où son papa se rend souvent. Devant l’entrée, un couple se prenait en photo à côté des voituriers habillés comme des cochers de fiacre. Leur grand chapeau m’évoquant celui du chapelier fou dans « Alice au pays des merveilles », je me mettais à guetter la chenille, le lapin blanc et le chat du Cheshire. Stéphane venait nous retrouver et nous conduire dans le grand salon où nous allions boire un verre avec le directeur du marketing du groupe Oetker. Je n’aime pas les grands hôtels. Naturellement, je me sens plus proche du personnel, charmant, que des clients. J’étais toujours dans l’émotion de cette jeune fille des Halles. Ces grands hôtels me mettent mal à l’aise quand tout ce qui représente l’Etat ou lui appartient m’est si familier. J’aurais préféré entrer à l’Elysée et aller boire un verre avec Emmanuel Macron. Dans les palais de l’Etat, les hôpitaux, les universités, les lycées, les écoles, je me sens toujours comme à la maison. J’imagine que le fait d’avoir grandi à l’ombre des propriétés de l’Etat, eu un père qui représentait le Gouvernement dans un département, d’avoir, dans des coktails, slalomé entre des députés, des sénateurs, des ministres, couru dans le parc de l’hôtel Matignon et voyagé en avion face à la femme d’un ancien Premier Ministre a facilité les choses.

Le Bristol, ce n’est pas chez moi. Ce n’est pas ma culture. Je ne peux pas y avoir de repères. Ce qui appartient à l’Etat nous appartient à tous. C’est ainsi que j’ai été élevée et ai appris très jeune à prendre soin des biens publics. Je n’ai jamais cueilli une fleur sur une plate-bande municipale. Louis, lui, est ravi d’avoir vu où son papa venait pour son travail. Alain, l’interlocuteur privilégié de Stéphane, est un homme délicieux d’une grande simplicité.

Nous avons quitté le Bristol et marché jusqu’au la société de géographie. Yves Wansi, le président de l’association « Vue d’ensemble » était déjà sur place, de même que Françoise et Daniel Buffard-Moret, fondateurs de l’association « les montagnes du silence » ainsi que Thibault Graillot, le producteur du film. Nous avons pris place dans l’amphithéâtre. Les membres sont arrivés petit à petit et les spectateurs, pour la plupart d’entre eux des proches du groupe du Baïkal. J’ai vu entrer ma soeur, resplendissante, avec sa nouvelle coupe de cheveux, en pleine répétition de la lecture de la pièce américaine qu’elle a traduite, ma belle-soeur, Catherine, lumineuse en rose, ma belle-mère pétillante en prune et des amis très chers. Louis était ravi de retrouver ses deux tantes et sa mamie. J’ai pu aller embrasser Alice, jeune femme charmante dont le sourire radieux illuminait la pièce. Je n’ai pas pu échanger avec Anny et Gerard Muller, les parents de Pierre, médecin urgentiste et guide de haute montagne, qui a accompagné, avec Pascal Arpin, également guide de haute montagne, le groupe sur la glace et dans les forêts de Sibérie. Je n’ai pas davantage pu échanger avec Nicolas Linder, vice-président de l’association « Vue d’ensemble » et Nadia Bouhamidi. Tous ces héros, pour reprendre le mot employé par Toufik Benaichouche, journaliste et reporter de guerre pour RFI, étaient présents dans la salle, hormis Stephan Vonié, ainsi que leurs aidants, avec lesquels ils avaient formé des binômes: Christian Hommaire, Michel Franck et Stéphane.

https://www.youtube.com/watch?v=PYBmQUAbzfk

Les premières images du film tournées par un drone sont magnifiques. Ces frêles silhouettes sombres qui se détachent sur l’immensité du lac Baïkal évoquent les sculptures de Giacometti. Le film traduit parfaitement la dimension humaine et fédératrice de ce projet hors normes, de cette aventure née du rêve de Nicolas Linder, vice-président de l’association « Vue d’ensemble ».

Nicolas vit avec une maladie rare appelée spina bifida qui, à l’âge de cinq ans, a détruit une partie de ses nerfs optiques et fragilise d’autres parties de son corps. Jeune adulte, cloué sur un lit à l’hôpital, Nicolas se dit que lorsqu’il sera sorti, il ira sur le Baïkal. Le Baïkal est cette fenêtre qu’il ouvre dans son cerveau pour accepter cette période douloureuse. En dépit de ses douleurs, de sa mal-voyance, Nicolas pratique la randonnée avec passion et dans la durée. C’est ainsi qu’il a parcouru deux-cent-soixante-dix kilomètres sur la « via Tolosana » de Saint Jacques de Compostelle en testant un GPS en phase de développement pour les mal-voyants.

Dans l’amphithéâtre, les spectateurs rient autant qu’ils pleurent. Impossible de résister à l’humour des membres de l’expédition! Cet humour qui est une armure pour combattre les préjugés, les difficultés au quotidien, se sortir des moments de détresse, ne pas se lamenter sur son sort et, surtout, se prémunir de la trop grande sollicitude, voire de la pitié des autres, des « valides » si prompts à vous réduire à une différence, une maladie, un handicap, un gène en plus ou en moins. Entre les scènes tournées en Sibérie s’intercalent des portraits des membres de l’expédition. Chacun peut témoigner de son parcours, de sa perception de son quotidien, de ce qui le blesse ou le porte. Alice Lapujade me touche beaucoup. Alice qui a appris à l’âge de treize ans qu’elle était porteuse du syndrome d’Usher, une maladie génétique qui affecte la vue et l’audition. Toute jeune adolescente, Alice a su qu’elle ne pourrait jamais passer son permis de conduire. Cela peut paraître accessoire mais la conduite c’est une liberté qu’on se donne à soi-même d’aller où on veut quand on veut. Alice est une ravissante jeune femme, éclatante dans sa robe rouge. Alice ne craint pas de dire que, parfois, elle est en colère, qu’elle est malheureuse. Alice est sincère, sans fard.

Chez Nadia, éducatrice spécialisée, atteinte de rétinite pigmentaire, maladie génétique lui faisant progressivement perdre la vue, on sent poindre aussi de la colère et un refus face à la canne blanche qui stigmatise. Nadia est une passionnée dont les yeux pétillants expriment un amour de la vie très fort. Elle adore voyager mais la pratique d’un sport lui faisait peur. Portée par l’amitié, l’énergie des membres de l’association « Vue d’ensemble », Nadia a accepté de se lancer dans l’aventure du défi Baïkal.

Dans les propos de Jean Nerva, ce grand musicien de jazz, ce champion du monde pionnier du snowboard, on sent aussi la colère devant cette maladie qui le frappe et veut l’emporter quand il a encore tant à faire, à vivre, à partager avec ceux qu’il aime. Jean parle avec simplicité de la dépression dans laquelle il sombre à l’annonce du diagnostique et en perdant brutalement presque toute sa vision. Il raconte ensuite comment il va chercher à sublimer sa maladie en se décentrant, en allant vers les autres. Jean estimait que son cancer était une chance car il lui avait permis de se réformer en profondeur, de devenir meilleur, d’aimer vraiment son prochain.

Après la projection du film, Toufik évoquera plusieurs fois Jean et exprimera son bonheur d’avoir pu vivre cette expérience. Toufik qui avait si peur du froid, lui qui a déjà couvert tant de conflits épouvantables en qualité de grand reporter, dira n’avoir jamais eu aussi chaud.

Françoise et Daniel sont les deux personnes mal-entendantes du groupe. Françoise fait rire la salle en racontant combien, parfois, il est difficile pour des mal-entendants et des mal-voyants de communiquer entre eux. C’est la raison pour laquelle, Nicolas Linder rasera sa barbe après avoir compris qu’elle gène Françoise pour lire sur ses lèvres. Françoise et Daniel Buffard-Moret se sont rencontrés autour de l’architecture et de la montagne. Ensemble, ils ont créé l’association « les montagnes du silence » qui a pour but de faire découvrir la montagne aux sourds, de favoriser les échanges entre les sourds et les entendants et de combattre l’illéttrisme. L’association a ainsi organisé de grandes expéditions et monté plus de soixante-dix stages accessibles aux sourds. C’est ainsi qu’ils ont embarqué à bord de Tara, se sont lancés dans les cinquantième Hurlants ou les grands glaciers de la Géorgie du Sud sur les pas du pionnier Ernest Schackleton.

De ce magnifique film, je garde la scène très forte qui se joue entre Gérard Muller et son fils, Pierre. Gérard, celui que les membres de l’association « Vue d’ensemble » considère tous un peu comme un père, souffre de rétinite pigmentaire. Il a perdu la vue à l’âge de cinquante ans. Pierre est l’aîné de ses quatre enfants. Gérard a eu beaucoup de mal à accepter que sa vue se dégradait. Il avait honte de sa fragilité, honte de ne plus être un père fort pour ses enfants. Gérard continuait à conduire, à se bercer de l’illusion que sa vie pouvait continuer comme avant. Jusqu’au jour où ils ont eu un grave accident de voiture et que Pierre, adolescent, a eu le courage de dire à son père qu’il ne remontrait jamais dans une voiture que ce dernier conduirait. Pierre a réussi à sortir son père du déni. Après une période très sombre, Gérard s’est remis au sport et a refusé que sa mal-voyance le condamne à une forme de prison sociale. C’est ainsi qu’il a accompli seul avec l’aide d’un GPS prototype le pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle et, en vélo, en tandem, Paris Pékin et Pékin Londres pour assister aux Jeux Olympiques. Dans cette scène si émouvante, Gérard laisse sa peine s’exprimer s’agissant de ce qu’il a pu éprouver quand il a perdu la vue et de ce que ses proches ont pu ressentir. Pierre, lui, écoute mais ne revient pas en arrière. Il est fier de son père tel qu’il est maintenant, des défis qu’il relève, de l’exemple qu’il incarne pour tous. Pas de pathos!

Quand la lumière revient dans l’amphithéâtre, on ressent une très grande émotion chez tous les spectateurs. Après le débat entre la salle et les membres de l’aventure installés sur l’estrade, on partage un verre de vin d’Alsace. Alice Lapujade profite de ce moment pour parler de cette collecte de fonds lancée au bénéfice de la lutte contre la maladie génétique « le syndrome d’Usher ». https://www.helloasso.com/associations/vue-d-ensemble/collectes/defi-baikal-ensemble-defions-le-syndrome-d-usher

Les échanges se prolongent si tard qu’Olivier Archambeau, président de la société des explorateurs français, est obligé de sonner le départ.

https://www.youtube.com/watch?v=5oBFH3H6pVc

Demain, jeudi 19 octobre, s’ouvrira le Grand Bivouac, grand festival dédié aux voyages et aux aventures partagées. Des dizaines de films sont projetés dont le film sur le Baïkal. Tous les membres de l’équipe seront à nouveau réunis et, à la fin de la projection, pourront répondre aux questions des sept-cent-cinquante spectateurs. Les photos prises par Pascal Arpin, co-guide avec Pierre Muller et Stéphane seront exposées. J’aurais été très heureuse de pouvoir accompagner Stéphane mais je dois rester, tenir mon poste de gardienne d’Ar-Men et veiller à ce que personne ne se perde sur le plateau.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

 

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