Chronique d’une fin d’été et des 15 ans d’une aînée

Ce matin, comme souvent, je suis réveillée avant que l’alarme de mon téléphone portable ne fasse retentir sa sonnerie aigrelette. J’écoute la respiration paisible de Stéphane, mon mari depuis bientôt vingt ans, installé à la gauche du lit. J’ai beau tendre l’oreille, je n’entends plus les gazouillis des oisillons et les chants des oiseaux qui nous ont bercés du printemps à l’été. A tâtons, je récupère mes vêtements qui gisent sur le parquet et je me lève. Je remonte le couloir en direction de l’entrée. Les battements de la queue panachée de notre Fantôme, notre fidèle berger australien, me guident dans la nuit. Je m’assieds sur l’une des deux marches qui délimitent l’entrée et le couloir desservant la chambre de Victoire (numéro 2), celle de Céleste (numéro 1), la nôtre et une salle de bains fabriquée par Stéphane quand il a fait l’acquisition de la longère, une ancienne étable, au début de l’année 2005. Cette salle de bains dont l’isolation par le sol laisse à désirer se transforme en véritable congélateur dès que les températures baissent. A ce moment-là, je retrouve les gestes de ma mère quand, par deux fois, nous avons vécu dans des maisons presque sans chauffage, un château du 17ème siècle dans la Sarthe, à Saint-Pavace et la maison de campagne d’un ambassadeur de France, à Malacan, hameau accroché au-dessus de Castres.  On avait froid mais c’était chic! Je glisse les vêtements des enfants sur les barres du radiateur mural.

Depuis l’une des marches, je caresse longuement Fantôme qui, les quatre fers en l’air, m’offre son ventre tout doux dans lequel s’accrochent les grattons, souvenirs piquants de nos sorties matinales autour du plateau brûlé par un été qui semble ne jamais devoir finir. Mon premier geste: mettre de l’eau à bouillir pour le thé de notre Céleste, lycéenne depuis la semaine dernière. Ainsi, son thé aura le temps de refroidir avant qu’elle ne me rejoigne dans la cuisine. Deuxième geste: allumer la radio et retrouver la matinale du 5/7 de France Inter. Troisième geste: vider la machine à laver la vaisselle et, aussi, faire griller du pain. J’ai été élevée dans un respect très important porté à la nourriture. Notre grand-mère maternelle et notre père savaient remarquablement recycler les restes. Ce qui, pour moi, requiert de l’imagination et un vrai savoir-faire. Notre grand-mère transformait en pâtés les restes de viande. Notre père, lui, donnait naissance à d’incroyables salades avec les morceaux de poulet, de boeuf ou de colin. J’ai le plus souvent vu ma mère manger du pain de la veille que du pain frais si bien, je pense, que, globalement, elle a toujours mangé du pain rassis! Depuis de longues années, je débite en tranches le pain qui reste et les mets à sécher l’été en plein soleil ou sur le dessus des radiateurs en hiver. Ces tranches sont ensuite données aux chevaux, aux moutons de Muguette, cette dame pleine de vie dont je vous ai souvent parlé et à Fantôme. Le pain dur faisant office de brossage des dents!

Tandis que je verse le thé au goût russe dans la tasse de Céleste et qu’une odeur de pain grillé s’élève dans la cuisine, j’apprends de la bouche de l’un des journalistes que cent migrants ont trouvé la mort dans le naufrage de deux embarcations la nuit dernière. Vingt enfants ont perdu la vie. Tout l’été, nous avons entendu ces nouveaux drames en Méditerranée, ces bateaux empêchés de se porter au secours des migrants et l’Aquarius balloté d’un point à un autre comme le fut l’Exodus après la seconde guerre mondiale. La colère et la tristesse m’envahissent. Depuis 2015, la Méditerranée est devenue un immense cimetière marin. Ces vagues ininterrompues de migrants ont provoqué une véritable crise migratoire en Europe. Dans presque tous les pays de l’Union Européenne, on sent une haine monter vis à vis des migrants quand, par ailleurs, les économies demeurent fragiles. Les migrants ont toujours raconté les violences de notre Histoire. On ne part jamais de gaieté de coeur. On part en abandonnant tout ce qu’on avait sans savoir ce qu’on va trouver. On part la peur au ventre. Récemment, j’ai lu que les Honduriens et les Guatémaltèques qui avaient été renvoyés dans leur pays par l’administration de Trump souhaitaient que leurs enfants demeurent sur le sol américain. Ces familles désespérées préfèrent se priver de leurs enfants plutôt que de courir le risque de les voir enrôlés de force dans des groupes de trafiquants.

On parle essentiellement de migrants quand il faut distinguer entre les réfugiés et les migrants. Si tous les réfugiés sont des migrants, tous les migrants ne sont pas des réfugiés. Le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) définit les réfugiés comme des personnes ayant fui des conflits armés ou la persécution. Elles sont précisément identifiées car il est dangereux pour elles de retourner dans leur pays et qu’elles ont besoin de trouver un refuge ailleurs. Leur refuser le droit d’asile, c’est les exposer à des risques mortels dans leur pays d’origine.  C’est le cas des Syriens, des Afghans, des Maliens, des Somaliens, des Soudanais et des Erythréens. Les migrants sont définis comme des personnes nées dans un pays et vivant dans un autre pour une durée de plus d’une année. Les migrants peuvent avoir fui un pays en guerre, soumis à une dictature ou pour des raisons économiques.

En juin, l’Aquarius, finalement autorisé a débarquer dans le port de Valence, avait à son bord six-cents-trente personnes de vingt-six nationalités dont 450 hommes, 80 femmes, 89 adolescents et onze enfants de moins de treize ans. L’accueil réservé par le peuple espagnol aux migrants rescapés de l’Aquarius m’avait bouleversé. L’histoire fait les hommes et, bien sûr, les Espagnols qui ont traversé une guerre civile épouvantable n’ont pas oublié l’exil massif de centaines de milliers de Républicains et la façon dont la France, notamment, s’est organisée pour les accueillir dès 1939.

Je pense souvent à Yssouf, cet adolescent ivoirien, dont le père et le grand frère se sont noyés dans la traversée de la Méditerranée et qui a été pris en charge par les autorités italiennes avant d’être envoyé en France. Yssouf a passé son année de troisième dans la classe de Céleste. A la fin de l’année, des violences commises dans la famille d’accueil qui l’hébergeait, ont obligé l’Aide Sociale à l’Enfance à l’en retirer de tout urgence et à l’envoyer dans un foyer à Orléans avant qu’il ne retrouve une vraie bonne famille. Il a pu venir passer ses épreuves du brevet dans son collège. C’est un professeur de français qui l’a hébergé pour la durée de l’examen. Yssouf a pu ainsi revoir ses camarades, ses professeurs et leur dire sa joie de s’être senti si bien accepté et entouré. Entre temps, Yssouf avait appris que sa mère, demeurée en Côte d’ivoire, était morte. Yssouf a fait son entrée dans un lycée de Montargis en qualité d’interne. Il est très heureux dans sa nouvelle famille. J’ai offert à Céleste de lui proposer de venir passer un week-end à la maison pour retrouver ses amis de troisième mais je ne sais pas si l’ASE accepterait. On peut toujours essayer.

Le jour où Céleste avait appris, à la faveur d’un exercice en anglais, tout ce qu’Yssouf avait traversé depuis son départ avec son père et son grand frère de Côte d’Ivoire, elle m’avait demandé si nous pourrions l’adopter. Quand Stéphane et moi nous étions rencontrés chez une amie d’enfance, marraine de Céleste, à Paris, au pied du Sacré-Coeur, Stéphane m’avait posé deux questions. Nous venions juste de faire connaissance. Il m’avait demandé si je serais prête à l’accompagner dans un tour du monde (il cherchait une personne sportive avec un dos robuste) et si j’accepterais d’adopter des enfants. Ayant passé ma vie à déménager, je n’avais pas très envie de repartir une année sillonner la planète. J’aspirais à consolider mes petites racines. Finalement, je partirai (même si je serai, parfois, amenée à regretter ce voyage qui n’aura pas vraiment tenu ses promesses et aurait dû nous ouvrir des perspectives professionnelles) car on n’a pas le droit de priver la personne que l’on aime de son rêve.

J’avais déjà pensé à adopter. Je trouvais merveilleux d’être capable d’ouvrir sa famille à un enfant qui en était privée mais, avant, j’avais à coeur de mettre des enfants au monde. Notre situation actuelle ne nous permettait pas d’adopter Yssouf mais je demandais à Céleste de dire à son ami qu’en cas de besoin, il pourrait s’adresser à nous.

Ce matin, tandis que je songeais à tous ces malheureux morts en mer, Céleste me rejoignait dans la cuisine pour boire son thé et avaler un bol de céréales sans lait. Je regardais notre aînée si épanouie, lumineuse. Elle, elle avait ses yeux bleus rivés sur son téléphone. Notre Céleste aura quinze ans samedi. Quinze ans, quel bel âge! L’âge de tous les possibles, du prolongement de son développement personnel, des premiers pas vers l’indépendance future, des rencontres déterminantes avec des professeurs exceptionnels et, parfois, du premier grand amour. Pour ses quinze ans, Céleste a invité ses meilleures amies et elle m’a commandé une tarte aux framboises. Deux de ses trois amies resteront dormir. Valentine qui est dans sa classe repartira en fin de journée pour retrouver son frère, jeune étudiant à Trois depuis quinze jours. Amélie entrée dans un lycée hôtelier à Blois et Clara, élève de seconde et interne dans un autre lycée que celui de Céleste pourront raconter leur rentrée. La fin du collège, c’est vraiment le moment où des enfants qui se suivaient depuis la maternelle prennent des voies diverses: lycée général ou lycée professionnel.

Quand, à dix-huit ans, certains seront en passe de faire leurs premières armes dans la vie active, d’autres débuteront des études supérieures. Les premiers accèderont à une maturité qui sera retardée chez les seconds, à moins qu’ils ne travaillent pour financer leurs études. Ce matin, dans la voiture où, avec Céleste et Pauline, ma troisième filleule, nous attendons l’arrivée de la ligne 13, les filles m’expliquaient que si les élèves du lycée Jeannette Verdier étaient si bien habillés, c’était parce que le mardi, ils sont mis en situation dans leur future vie professionnelle par leurs professeurs. Lisa était rayonnante. Passant devant elle, je descendais la vitre pour le lui dire. Je croisais le regard bleu d’Eva que je connais depuis la première année de maternelle. Eva avait sauté une classe en primaire. Maintenant, la voici qui repique sa seconde car, à la maison, elle est souvent livrée à elle-même. Si la ligne 13 arrive au lycée à 7h30 quand les cours commencent à 8h10, le trajet est direct. La plupart des élèves doivent descendre du car à Montargis pour en reprendre un second. Les trajets en car pour nos jeunes des campagnes sont une épreuve matin et soir!

Pour mes quinze ans, j’avais, avec deux amis nés le même jour que moi, Anne Bousquet et Olivier Pagès, organisé une soirée déguisée. Les fonctions qu’occupait notre père nous donnait droit à un magnifique logement: un hôtel particulier du 17ème siècle! La place ne manquait pas! Il était facile d’inviter des amis. Je me rappelle que j’étais habillée en Gigi, personnage imaginée par Colette. Le tube du moment était chanté par le groupe Opus « Life is life ». Nous étions en 1984. Je n’étais pas encore sortie de mes désordres anorexiques. J’avais d’ailleurs été malade dans la soirée. Il me faudrait des années pour pouvoir stabiliser mon poids et soigner mon fond mélancolique. Mais, j’étais heureuse. Je sentais que la vie m’appartenait. A quinze ans, je sentais en moi une grande confiance. J’étais certaine que je serais heureuse…Cela ne pouvait pas être autrement!

Je ressens chez Céleste la même confiance. Elle a beaucoup de chance. Elle est en classe de seconde avec sa meilleure amie qui, comme elle, ne pratique pas l’amitié exclusive, celle qui vous empêche de tisser d’autres liens. Elle aime sa classe et apprécie la plupart de ses professeurs. Récemment, Céleste avec laquelle nous parlions des débuts de Louis en sixième me disait:  » Ce qui me fait le plus peur pour Louis, c’est un chagrin d’amour. Moi, comme toujours, je me protégerai ». Notre Céleste se protège depuis la petite enfance. Cette posture m’inquiète depuis longtemps. Sans la brusquer, je lui ai expliqué qu’il ne fallait pas chercher à se protéger car le jour où on tombait vraiment amoureux toutes les défenses sautaient et que si la fin d’un amour qu’on avait vécu avec intensité était triste, on souffrait encore plus si on avait cherché à se protéger. Je lui parlais de ces êtres confrontés à la mort d’un être cher et qui gèlent le processus du deuil. Quand un autre décès survient, le chagrin emporte tout.

Maintenant que je suis arrivée au mitan de ma vie, et même au-delà, j’ai acquis la certitude que ce sont les êtres les plus fragiles qui montent autour d’eux les forteresses les plus hautes après avoir souffert et crû qu’ils ne ne se relèveraient plus.  Les êtres forts ne ressentent pas le besoin de se protéger. Ils montent au front. Ils vont aux êtres, aux situations sans armure. Ils vivent les évènements avec intensité. Ils prennent des coups. Ils sont tout cabossés. Ils chutent et ils repartent plus forts!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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