Chronique entre Baïkal et caresseur d’espoirs

Quinze minutes pour goûter le calme, une tasse de café à la main, après la petite tempête des cinq matins dans la semaine. Les filles ont quitté la maison à 7h20 et Louis et deux de ses amis viennent juste de partir pour l’école. Tous les matins, après les avoir embrassées sur le bout du nez, j’adresse un petit signe de la main à Céleste et à Victoire par la fenêtre du salon. Je m’amuse à ne faire apparaître que ma tête entre les deux pans des rideaux rouges. Le matin, je suis toujours gaie comme un pinson. Le bonheur simple de se sentir vivre et d’en mesurer la chance ! Entre le départ des filles et le petit déjeuner de Louis, Fantôme et moi sommes allés nous promener sur le plateau. Un vent du nord glacial, les dernières feuilles des pommiers tourbillonnant, des oiseaux volant par centaines et décrivant dans le ciel clair des arabesques, le bruit de leurs ailes battant l’air, de jeunes moutons s’amusant à se bousculer en une sorte de mêlée frisée et bêlante. Quand je suis rentrée, j’avais le visage gelé et les doigts gourds. Fantôme s’est précipité sur le canapé !

Mes yeux se promènent dans la maison désormais si tranquille. Les lits sont faits, sauf celui de Louis dont je change les draps. Une première machine tourne. Je l’entends qui ronronne depuis mon bureau. Dans la crèche, les santons semblent sommeiller. Ils s’animeront avec le retour des enfants et leurs traits s’éclaireront à la lumière de la première bougie de l’Avent. Fantôme se délecte avec un énorme os que l’une de mes patientes dont le mari est boucher, charcutier et traiteur m’a apporté jeudi soir dans un sac dégoulinant de sang. Fantôme l’a boudé jusqu’à samedi et, depuis, il le ronge méthodiquement et grogne quand on s’approche de lui.

Les playmobils de Louis sont sereins. Ils s’étalent lascivement dans l’une des pièces à l’étage de la maison. Hier soir, avant que sa mamie ne reparte par le train, nous avons reconstitué ensemble le ranch, le commissariat de police et le château-fort. Ils étaient disloqués façon puzzle comme des bouts de monsieur Patate. La Porsche que sa mamie lui a offerte pour ses neuf ans est sur mon bureau. Ce matin, avant de boire son chocolat chaud, il en a démonté les jantes. Louis aime quand les jouets ont perdu leur côté trop neuf, trop beau, quand les coups et les bosses témoignent de toute cette vie de rudes combats, de luttes au corps, de courses folles, de sorties de route. Les playmobils sont scalpés. Les chevaliers ont perdu des membres. Leurs visages sont souvent couverts de feutre rouge. Plus ils sont mal en point et plus Louis les aime ! Il a pour mon Ravi, celui qui a mon âge et qui a perdu ses deux bras, une profonde affection quand, Victoire, plus jeune, voulait à tout prix le dissimuler dans un coin obscur de la crèche. C’est Woody qui a vécu les aventures les plus incroyables. Louis l’a noyé dans un seau, enterré dans le sable sur la grande plage de l’Espiguette en Camargue, exposé à la brûlure du soleil gardois, pendu par les pieds dans la cour de la maison de sa grand-mère maternelle, lavé des dizaines de fois à grand renfort de savon. Woody a survécu à toutes ces épreuves. Il semble avoir gagné, enfin, le droit au repos du guerrier sur le lit de Louis.

Louis est comme moi, il parle souvent de la mort, de sa mort, de ce qu’il voudrait avoir entrepris avant de mourir. Notre père m’avait, à son insu, transmis ce sentiment aigu que notre vie est courte, filante telle une étoile dans un beau ciel d’août. Ce sentiment crée chez celui qui l’éprouve une urgence à vivre, urgence qui peut devenir pathologique si on a pu penser perdre son temps, le dilapider sottement dans des moments de non-action. Je crois que Louis ressent déjà cette urgence à vivre. Comme moi, il adore et il déteste ! Comme moi, il vit la plus belle journée de sa vie et, le soir, ce plus beau jour est devenu le pire. Il est excessif, entier, traversé par une tempête d’émotions. Son humeur ressemble à la couleur du ciel en mer d’Iroise. Jusqu’à l’adolescence, j’ai été sur ce mode qui pouvait évoquer certains personnages de la littérature russe. Mais, je n’ai, à ce jour, encore jamais jeté par-dessus mon épaule de verre de vodka. Pourtant, cela me plairait beaucoup ! Malheureusement, je n’aime pas la vodka et quand j’étais plongée dans les aventures de Sylvain Tesson, sur les bords du lac Baïkal gelé, je me demandais comment il pouvait en ingérer une telle quantité !

J’avais la grippe quand je suivais Tesson dans son aventure pas toujours solitaire. La vision du lac Baïkal pris dans la glace apaisait ma fièvre. Je brûlais d’envie d’entrer dans un bania et, ensuite, d’aller me plonger dans l’eau gelée. J’aurais rêvé vivre une expérience similaire mais j’aurais souhaité la partager. Stéphane a une chance immense car il va accompagner une expédition le long du Baïkal fin février. J’adore le froid, pas lui ! Depuis que les températures sont tombées, je m’amuse à le mettre à l’épreuve, le matin, en ouvrant grand les fenêtres quand il est encore dans le lit et à l’inviter à se lever.

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Les expériences dites « limite » m’ont toujours attirée. J’aime le dépassement de soi tant intellectuel que physique. J’aime sentir qu’en moi rien n’est figé, que je suis telle l’écorce terrestre, en proie au jeu de la tectonique des plaques. Pendant notre tour du monde, nous avons vécu des moments de dépassement très forts. L’âge venant et, avec lui, un vague, très vague début de sagesse, j’ai appris à me canaliser, à dompter ma nature sauvage comme un poney de Michel Déon. Je sais que Louis va y arriver. Il va s’adoucir, apprendre à s’économiser, à dompter Thanatos mais il gardera sa grande sensibilité et ses magnifiques élans enthousiastes qui pourront alterner avec des épisodes de grande tristesse.

Dimanche, Victoire a eu la gentillesse de m’accompagner à la messe du premier dimanche de l’Avent. Céleste préfèrait profiter de sa mamie qui a peu le loisir de venir nous voir et que ses petits-enfants attendent et célèbrent toujours comme le Messie ! Quant à Louis, il n’est pas venu car il ne sait toujours pas si Dieu existe. Je le laisse cheminer. Je ne crois pas au passage en force mais je crois en la force de l’exemple. Assister à une messe, l’hiver, dans nos petites églises de campagne est un véritable acte de foi tant un froid humide et pénétrant y règne. Victoire et moi, nous sommes vêtues de manière à survivre à une température sibérienne. Et, en effet, quand nous sommes arrivés dans l’église, l’atmosphère y était glaciale. Victoire m’avait fait promettre que nous ne prendrions pas place au premier rang. Elle redoute toujours que notre Père, Didier, l’interroge, ce qu’il ne manque pas de faire avec les enfants présents qui, le plus souvent, se transforment en statues de sel comme la seconde épouse de Loth quittant Sodome et à laquelle la Genèse ne donne même pas de prénom. On était si nombreux dans l’église que, finalement, on n’a pas eu froid. L’Evangile de saint Matthieu, au travers du rappel du récit de l’arche de Noé, nous invitait à nous tenir prêt, à ne pas attendre que Jésus s’annonce pour être en chemin vers lui. Se tenir prêt, c’est le sens profond du temps de l’Avent, un temps pour se préparer à la naissance du fils de Dieu. Il s’agit de faire entrer la lumière, de s’ouvrir davantage aux autres et de partager.

C’est donc un temps de partage simple que nous avons vécu à la sortie de la messe autour d’un verre de jus de pomme fermier et en croquant dans de délicieux petits gâteaux faits maison. Nous avons acheté des bougies présentées par le secours catholique. Je serais volontiers restée davantage mais Victoire avait les pieds frigorifiés et, à la maison, Céleste et Louis étaient impatients d’installer la crèche. C’est encore un beau temps de partage qui nous attendait Stéphane et moi à la ferme de la Rougerie accueillant, comme chaque année, à la même époque, des artisans autour d’un marché de Noël. J’adore cette ferme dont l’ambiance me rappelle les intérieurs des maisons de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande et réveille en moi l’envie de voyager. Nous y avons retrouvé notre amie Aline qui, avec son mari, maire de notre village, fabrique et expose de très beaux jeux en bois et Marie-Christine, kinésiologue, dont les yeux bleus profonds sondent les cœurs et les reins. Nous sommes restés un long moment à nous laisser transporter dans les histoires magiques des Rainier, une famille d’araignées dont tous les membres sont sortis de l’esprit hautement habité de Mathilde Lebossé. Mathilde Lebossé est une conteuse dans l’âme, une de ces magiciennes de l’imaginaire qui vous font passer de l’autre côté du miroir en prenant par la main le petit enfant qui sommeille en vous et attend qu’on vienne le chercher. Fascinée, je l’écoutais me raconter l’histoire d’Edouard, le tailleur de guêtres, d’Amélia, la nourrice de six bébés araignées, d’Aliocha, le caresseur d’espoirs, d’Adhémar, le pilote de courge, de Bernard et de ses champignons et d’un autre frère dont le prénom m’a échappé, musicien et compositeur de son état, qui voyage sur un tapis d’Orient et voue à Loti une vraie passion.

L’histoire d’Aliocha m’a vraiment séduite. Aliocha est né dans un grenier du Bolchoï. A si souvent entendre les danseurs et les danseuses redouter de ne pas réussir à s’élever au rang d’étoiles, il a eu l’idée de devenir « caresseur d’espoirs ». Les gens peuvent l’appeler au téléphone pour partager avec lui un espoir et s’ils sont timides, ils peuvent glisser dans le goulot d’une bouteille un papier sur lequel ils auront écrit ce qu’ils espèrent. Aliocha a disposé autour de lui des objets doux à caresser. Ce sont des gris-gris. Il les caresse en se concentrant sur l’espoir de manière à ce qu’il se réalise. Chaque membre de la famille Rainier évolue dans un univers qui lui est totalement dédié. Rien n’a été laissé au hasard. Mathilde Lebossé est non seulement une conteuse mais une extraordinaire décoratrice d’intérieur. Ce qui est amusant, c’est qu’elle avait les insectes en horreur et a abordé ce travail en songeant qu’elle pourrait se défaire de sa peur des araignées. Cela a marché. Elle est guérie ! J’aurais aimé lui demander si elle faisait comme Sido, la mère de Colette et, dans leur maison de Saint Sauveur, leur donnait du lait à boire dans une soucoupe.

En rentrant, nous avons retrouvé nos trois enfants accrochés à leur mamie sur le canapé rouge, près du feu de cheminée. Céleste avait fini sa géographie, Victoire sa physique et sa chimie et Louis jouait avec son nouveau cadeau d’anniversaire : une Porsche Playmobil. Tous ensemble, nous avons encore vécu un beau moment de partage. Les uns contre les autres, tels des grains de raisin accrochés à une grappe, nous avons vu le film adapté du livre de Sylvain Tesson « Dans les forêts de Sibérie ». Comme Stéphane va partir avec un groupe skier dix jours le long du Baïkal, je pensais que les enfants seraient heureux de voir à quoi ressemblait cet endroit unique au monde, ce lac plus grande réserve naturelle d’eau douce de la planète. Les enfants ont beaucoup aimé le film mais notre aînée, à la nature anxieuse, n’était pas vraiment rassurée en songeant que son père allait dormir dans des cabanes ou sous tente et que la température y serait si froide. Elle s’inquiétait également de la manière dont il allait se nourrir et voulait être sûre qu’il n’aurait pas à aller chasser. En écoutant Céleste et en songeant à ce que nous avions pu vivre, parfois, pendant notre tour du monde, je me disais que le temps était venu que nous voyagions avec nos enfants ! Bien qu’ayant grandi à la campagne depuis l’âge de deux ans, Céleste a bien du mal à concevoir la vie sans un centre commercial à plus de dix kilomètres de chez elle !

Vingt-quatre heures se sont écoulées dans ma vie de femme, de maman, de sophrologue et de chroniqueuse. Il faisait encore plus froid ce matin ! Mais, quelle joie, de sentir craquer les brins d’herbe gelée sous les roues du vélo et de voir rougeoyer la ligne d’horizon sous la poussée du soleil levant !

Très belle semaine à vous tous ! N’hésitez pas à envoyer vos espoirs à Aliocha. Je sais qu’il saura les caresser suffisamment pour qu’il se réveille. Je lui adresse un vœu, celui de revoir, avant que 2016 ne s’envole, mon meilleur ami qui vit au loin et voyage essentiellement sur un tapis volant, un tapis d’Orient ! En 2017, il sera trop tard.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

3 commentaires sur “Chronique entre Baïkal et caresseur d’espoirs

  1. Un grand merci pour avoir invité mes araignes dans votre chronique… Je suis très heureuse qu’elles aient su vous toucher et vous dépayser ! Et pour répondre à votre question, non, je ne donne pas de lait aux araignées… Il serait intercepté par mes chats !

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