Chronique fatiguée d’une sophrologue en sabots ou chronique des mille et une vies

Pendant la séance, alors que j’entends la respiration calme de mon patient, mes yeux sont attirés par des couples de moineaux ou de mésanges qui viennent se suspendre aux boules de graisse que j’ai accrochées à la rambarde de la fenêtre par un fil de laine vert bouteille. Cela me réjouit de les voir piquer avidement dans ce mélange de graisse et de graines. Je les écoute chanter, célébrer ce printemps qui réveille la nature.

La respiration de mon patient est parfaitement calme, comme celle d’un enfant plongé dans le sommeil. Il s’est transporté par la magie de l’imagination dans un lieu en pleine nature qu’il aime, un lieu qui lui inspire sérénité, paix, ressourcement. A nouveau mes yeux sont attirés par la fenêtre qui s’ouvre sur le jardin. Les grandes branches du sapin se balancent nonchalamment. Je n’ai pas encore vu les petits doigts d’un vert tendre qui poussent chaque printemps à leur extrémité, signe que l’arbre grandit. Petits doigts d’un vert si tendre que je dois lutter pour ne pas les croquer comme ma sœur et moi croquions avec délice dans les cœurs que notre père arrachait, sans trembler, avec un petit couteau de cuisine, aux laitues du marché. Il ne mettait que les cœurs tendres dans les salades. Parfois, très peu souvent tant elle avait la cuisine en horreur, notre mère tirait le bac à légumes du réfrigérateur. Elle voulait préparer de la salade et pestait car des salades, il ne restait plus que les larges feuilles en périphérie ! Tous les petits cœurs jaunes et tendres s’étaient volatilisés !

Un sourire se dessine sur le visage détendu de mon patient. Je sens qu’il est bien, que son voyage lui plait. Sous le trampoline, mes yeux ne font que deviner un tapis finissant de primevères et de violettes. Le camélia n’a donné aucune fleur. Un jeune mirabellier pousse au pied de l’ancien. Je vais le déplanter et le mettre à l’endroit où se trouvait un abricotier quand nous sommes arrivés ici. Un hiver très froid a eu raison de lui. Je ne vois plus les enfants s’envoler dans les airs depuis la balançoire ou se suspendre à la barre du trapèze. Le temps file comme les nuages poussés par le vent du nord au-dessus du plateau.

Je suis fatiguée, très fatiguée comme si je portais en moi plusieurs vies. Je me demande si les thérapeutes ne deviennent pas des sortes de dinosaures à accueillir toutes ces vies jour après jour, à démêler les pelotes de toutes ces enfances, adolescences, à remonter haut dans les arbres généalogiques, à cherche toutes les perles du collier d’un bonheur au présent et à vivre des futurs heureux après avoir reçu des décades de chagrin, d’attentes déçues, de remords, de regrets et assimilé des douleurs chroniques, des opérations lourdes, des chimiothérapies, des traversées du désert, des harcèlements au travail, des séparations et des deuils. Le cabinet d’un thérapeute cela peut ressembler à une salle de tribunal, une cour de récréation, un cimetière, un service de soins palliatifs, une unité psychiatrique, une maternité. Ici, quand le patient a déposé son histoire, revisité son parcours, il arrive à remobiliser ses forces, à réveiller sa confiance et à repartir d’un pas léger sur le chemin de sa vie. Mon cabinet est plein de couleurs, d’objets, de photos, de dessins d’enfant, de boîtes à musique. On y trouve même un pouf mauritanien, une balancelle martiniquaise, une maison de poupée et deux guitares classiques. Un cabinet comme un inventaire à la Prévert parce que la vie, c’est cela, un ensemble hétéroclite de situations, de rencontres, d’émotions.

Je me sens porteuse de toutes ces vies. Même quand les patients ont franchi la porte du cabinet pour la dernière fois, leurs vies restent en moi. Je deviens mosaïque. Je me sens fatiguée, fatiguée non pas jusque dans le cœur des frites, mais jusque dans le cœur de mes cellules. Pendant des années, le sommeil m’a fuie et je ne faisais rien pour le ramener. J’ai vécu déjà plusieurs vies la nuit. Cela a commencé à Paris, les deux dernières années avant que je ne m’en aille. Cela a continué la nuit dans le Gard et dans le Loiret. Quand je ne me levais pas pour nourrir un bébé qui ne voulait plus se rendormir ou que je ne finissais pas de préparer un cours, j’écrivais des nouvelles.

Je repense au « Portique », titre d’une nouvelle, justement, que j’ai écrite après que nous soyons venus vivre ici, quand mon mari partait souvent et que mon bureau était devenu mon Ar-Men. Dans cette histoire, je suis entrée dans la tête et le cœur de la dame qui a vendu sa maison à mon mari. J’ai imaginé madame M le jour où elle attendait le camion des déménageurs. Elle était seule dans sa cuisine devant un café. Dans quelques heures, elle aurait remis les clés au notaire. A quatre-vingt ans, elle revisitait sa vie dans cette maison qui avait été pour elle, son mari, leurs enfants et leurs petits-enfants, une maison de campagne. On n’y venait pas l’hiver. Elle était trop humide. Elle reprenait vie avec le retour des beaux jours signant aussi le retour des ponts longs comme le Golden Gate.

Maintenant que les enfants ont délaissé la balançoire et le trapèze, je repense souvent à madame M. Je lui avais écrit une lettre. Je savais que vendre la maison était pour elle très difficile mais son mari était malade et aucun de leurs enfants ne souhaitait la conserver. Pour cette dame qui avait tant aimé venir ici, qui avait consacré des milliers d’heures à soigner son jardin, une vie était passée. Ce qui viendrait maintenant serait du « rab ». Je regarde les oiseaux, le portique et mes yeux et mes paupières sont lourds. Je rejoindrais bien mon patient dans son voyage. J’entends la voix de ma mère qui, lundi, avant de repartir, me disait en évoquant la grossesse de ma sœur qui attend un troisième enfant pour le mois de juin : « Je vais avoir 77 ans. Cette petite-fille, je ne la verrai pas grandir ».

Que répondre à ça ? Je comprenais si bien ce qu’elle ressentait et j’en étais chavirée. Cette phrase, je l’avais entendue dans la bouche de la mère de notre mère à chacune des naissances de ses cinq premiers arrière-petits-enfants. Louis avait six mois quand notre grand-mère est morte. Nous étions en juin. Elle avait fêté ses quatre-vingt-dix ans en mars. La mort la terrorisait. Elle ne voulait pas partir. Elle avait peur de ce qui l’attendait ailleurs, là-bas, dans cet endroit dont on nous parle depuis l’enfance mais dont on ne sait rien. Notre grand-mère appartenait à cette génération qui, enfants, a été traumatisée par des visions d’un enfer tout droit sorti de l’imagination délirante de Jérôme Bosch. Une génération qui apprenait à classer les péchés de véniels à mortels. Une génération qui croyait que le plaisir était punissable, qu’il était bon et juste de souffrir dans sa chair ! Alors, elle avait peur de devoir rendre des comptes, de retrouver son mari mort en déportation à l’âge de 33 ans, que son âme soit pesée, qu’il n’y ait même pas de purgatoire mais seulement un enfer éternel !

Je me demande si madame M est toujours en vie. Je pense souvent à elle, notamment quand je vais couper les rosiers, ramasser des feuilles mortes ou manger les mirabelles gorgées de soleil. Le jour où elle a remis les clés au notaire, elle avait forcément le cœur lourd. La vie était passée d’hivers en étés, de pots de confiture en sachets de lavande, de Noëls en Pâques, d’enfants en petits-enfants, de semis en moissons, de thé au soleil en déjeuner sur l’herbe.

J’ai depuis que je suis très jeune une conscience aigüe de ce que la vie passe vite et qu’elle peut aussi nous être arrachée brutalement. Cette pensée pourrait être angoissante mais, en réalité, elle agit sur moi comme un aiguillon. Elle me pousse à être attentive à ceux qui m’entourent, à me réaliser et à essayer de ne pas dilapider mon temps.

J’avais commencé une chronique sur le tango et l’Argentine après que nous ayons assisté à un magnifique spectacle de musique vendredi dernier mais je n’ai pas réussi à trouver le bon tempo pour en restituer la nostalgie et la violence. Chemin faisant, j’ai découvert ce poème de Borges. Il m’a fait penser au texte de Kipling « tu seras un homme, mon fils ».

Un très bon samedi à vous tous !


Après quelque temps,

Tu apprendras la différence entre tendre la main et secourir une âme.

Et tu apprendras que aimer ne signifie pas s’appuyer, et que compagnie ne signifie pas toujours sécurité.

Tu commenceras à apprendre que les baisers ne sont pas des contrats, ni des cadeaux, ni des promesses…

Tu commenceras à accepter tes échecs la tête haute, comme un adulte, et non avec la tristesse d’un enfant.

Et tu apprendras à construire aujourd’hui tes chemins, parce que le terrain de demain est incertain, et ne garantit pas la réalisation des projets, et que le futur a l’habitude de ne pas tenir ses promesses.

 

Après un certain temps,

Tu apprendras que le soleil brûle si tu t’y exposes trop.

Tu accepteras le fait que même les meilleurs peuvent te blesser parfois, et que tu auras à leur pardonner.

Tu apprendras que parler peut alléger les douleurs de l’âme.

Tu apprendras qu’il faut beaucoup d’années pour bâtir la confiance, et à peine quelques secondes pour la détruire, et que, toi aussi, tu pourrais faire des choses dont tu te repentiras le reste de ta vie.

Tu apprendras que les vraies amitiés continuent à grandir malgré la séparation. Et que ce qui compte, ce n’est pas ce que tu possèdes, mais qui compte dans ta vie.

Et que les bons amis sont la famille qu’il nous est permis de choisir.

Tu apprendras que nous n’avons pas à changer d’amis, si nous acceptons que nos amis changent et évoluent.

Tu expérimenteras que tu peux passer de bons moments avec ton meilleur ami en faisant n’importe quoi, ou en ne rien faisant, seulement pour le plaisir de jouir de sa compagnie.

Tu découvriras que souvent nous prenons à la légère les personnes qui nous importent le plus ; et pour cela nous devons toujours dire à ces personnes que nous les aimons, car nous ne savons jamais si c’est la dernière fois que nous les voyons…

Tu apprendras que les circonstances, et l’ambiance qui nous entoure, ont une influence sur nous, mais que nous sommes les uniques responsables de ce que nous faisons.

Tu commenceras à comprendre que nous ne devons pas nous comparer aux autres, sauf si nous désirons les imiter pour nous améliorer.

Tu découvriras qu’il te faut beaucoup de temps pour être enfin la personne que tu désires être, et que le temps est court…

Tu apprendras que si tu ne contrôles pas tes actes, eux te contrôleront.

Et qu’être souple ne signifie pas être mou ou ne pas avoir de personnalité : car peu importe à quel point une situation est délicate ou complexe, il y a toujours deux manières de l’aborder.

Tu apprendras que les héros sont des personnes qui ont fait ce qu’il était nécessaire de faire, en assumant les conséquences.

Tu apprendras que la patience requiert une longue pratique.

Tu découvriras que parfois, la personne dont tu crois qu’elle te piétinera si tu tombes, est l’une des rares qui t’aidera à te relever.

Mûrir dépend davantage de ce que t’apprennent tes expériences que des années que tu as vécues.

Tu apprendras que tu tiens beaucoup plus de tes parents que tu veux bien le croire.

Tu apprendras qu’il ne faut jamais dire à un enfant que ses rêves sont des bêtises, car peu de choses sont aussi humiliantes ; et ce serait une tragédie s’il te croyait, car cela lui enlèverait l’espérance!

Tu apprendras que, lorsque tu sens de la colère et de la rage en toi, tu en as le droit, mais cela ne te donne pas le droit d’être cruel.

Tu découvriras que, simplement parce que telle personne ne t’aime pas comme tu le désires, cela ne signifie pas qu’elle ne t’aime pas autant qu’elle en est capable : car il y a des personnes qui nous aiment, mais qui ne savent pas comment nous le prouver…

Il ne suffit pas toujours d’être pardonné par les autres, parfois tu auras à apprendre à te pardonner à toi-même…

Tu apprendras que, avec la même sévérité que tu juges les autres, toi aussi tu seras jugé et parfois condamné…

Tu apprendras que, peu importe que tu aies le cœur brisé, le monde ne s’arrête pas de tourner. 

Tu apprendras que le temps ne peut revenir en arrière. Tu dois cultiver ton propre jardin et décorer ton âme, au lieu d’attendre que les  autres te portent des fleurs… 

 

Alors, et alors seulement, tu sauras ce que tu peux réellement endurer ; que tu es fort, et que tu pourrais aller bien plus loin que tu le pensais quand tu t’imaginais ne plus pouvoir avancer !

C’est que réellement, la vie n’a de valeur que si tu as la valeur de l’affronter !

Anne-Lorraine Guillou-Brunner 

2 commentaires sur “Chronique fatiguée d’une sophrologue en sabots ou chronique des mille et une vies

  1. Chère Anne Lorraine
    Ces dernieres années m’ont été particulièrement difficiles..
    J avais beaucoup de plaisir à partager avec toi.. Tout comme tes beaux articles sur ton blog..
    Celui-ci est magnifique.. Et curieusement, il reflète mon état d esprit actuellement.
    J aimerais que nous reprenions contact..
    As-tu encore mes coordonnées ?
    Sinon sur Facebook et je te les donnerai en privé.
    Je t embrasse fort
    Catherine Elleboode

    1. Ma chère Catherine, je suis très heureuse de te lire. Je pense souvent à toi et à tout ce que tu nous as transmis de si humain pendant notre formation de sophrologue. Je travaille finalement plus en analytique qu’en pédagogique grâce à l’analyse personnelle que j’avais validée. Les deux approches sont très complémentaires. Je vais t’écrire en utilisant ton mail. Je t’embrasse avec affection

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