Chronique d’une saint Valentin entre Paris et Buenos Aires

Tour du monde 042.jpgVotre chroniqueuse innove: elle écrit depuis son lit où, à gauche, une place est vacante et froide depuis déjà huit jours. La grippe la gagne, la pure, la dure, celle qui vient à bout des personnes âgées fragilisées et provoque la panique légitime des parents quand leurs jeunes enfants sont atteints. Elle a mal du bout des pieds jusqu’à la racine de chaque cheveu. Au plafond, l’araignée rampe. La migraine s’installe. Elle a chaud. Elle a froid. Comme elle est bretonne, à moitié, elle est têtue à cent pour cent. Ele absorbe deux ravissants comprimés bleu lagon d’ibuprofène et se jette  à coeur perdu dans le billet de la saint Valentin.

Tour du monde 074.jpgLes fêtes chez eux, ce n’est pas une religion et aussi loin qu’elle se le rappelle, le 14 février, son coeur ne battait pas plus vite que les 364 autres jours de l’année. En déut de semaine, elle était à Paris. Le lundi avait été une de ces journées bénies des dieux. Elle avait sillonné la capitale sur ses talons dont, le soir venu, attablée dans une troquet assez clauque de la rue de Longchamp à Neuilly, elle s’était étonnée qu’ils ne soient pas usés jusqu’à la corde. Elle avait marché du parvis de Notre Dame à l’ange de la Bastille, de la rue de Lappe jusqu’à la Nation, de la rue du Faubourg saint Antoine jusqu’à la rue François Miron, de la rue de la Verrerie jusqu’au jardin des Tuileries, de la place de la Concorde jusqu’au musée Maillol, du boulevard Saint Germain jusqu’au métro Franflin Roosevelt en passant par l’étroite et cinéphile Babylone, la diplomatique, préfectorale et catholique rue Barbet de Jouy, la planante et martiale place des Invalides et le russe et romantique pont Alexandre III.

brigadesdutigre.jpgElle ne se lasserait jamais de Paris. Paris serait toujours une fête. Dans un des petits restaurants nichés au coeur des Tuileries, le serveur aux yeux pétillants et à la moustache brigades du tigre, lui avait certifié que mardi, le ciel serait à la pluie. Elle était sceptique. Elle ressasait cette curieuse nouvelle métérologique à chaque bouchée de tarte au citron non meringuée. La meringue est vraiment un produit sucré dont elle ne perce pas l’intérêt gustatif et dont la mollesse souvent désepérante est vraiment navrante.

cupidon2.gifLundi dernier, elle avait souri devant cette débauche de soutien-gorges rouges pigeonnants, de guêpières en dentelles noires auxquelles étaient pendus des porte-jartelles, de coeurs en chocolat, en perles, en brillants, en strass et de de ces légions d’angelots, joues joufflues et fesses rebondies, prêts à décocher leurs flèches tous azimuts.

blandine.jpgMême si elle pouvait, finalement, arriver à trouver touchants ces hommes porteurs de bouquets de fleurs assez volumineux pour faitre oublier tous ceux qu’ils ne penseraient plus à offrir tous les autres jours de l’année ou de bijoux aussi somptueux qu’avaient été nombreuses les envies de se croire toujours le célibataire, libre de tout engagenemt, elle demeurait insensible à la saint Valentin.

cygnes-coeur.jpgTout à l’heure, elle appelerait son neveu baptisé Valentin, le seul dont le prénom masculin soit honoré à date fixe dans une famille où les Marie se comptaient par dizaine et où, petit à petit, les conditions entourant la mort tragique des premiers chrétiens voués à la sanctification s’oubliaient. Des heures de catéchisme, elle se rappelait les destins tragiques de Blandine et Alexandra. L’une avait été abandonnée à la morsure des crabes à marée montante et l’autre était finalement morte embrochée sur les cornes d’un taureau après que les lions sensés la dévorer aient préféré se prosterner à ses pieds. Après une très longue période pendant laquelle les chrétiens s’étaient plu à persécuter et à torturer ceux qui ne placaient par leur foi en le même Dieu, le mouvement s’inversait. L’histoire est bel et bien cet éternel recommencement mis en lumière par Hegel. Les clefs de compréhension du futur résident dans la connaissance pointue des chapitres d’une histoire passée dont l’actualité peut être brûlante.

Tour du monde 075.jpgSa plus belle saint Valentin est ancienne. Elle a dix ans. Le 14 février 2OO1, son mari et elle, après deux mois passés sur l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande et une pause de trois semaines en France, repartaient pour Buenos Aires via Amsterdam et Sào Paulo Ce matin-là, le ciel était bleu. Il faisait froid. C’est leur beau-frère accompagné de sa toute petite fille âgée de trois mois et demi qui les avait déposés à Roissy. Ils volaient avec la compagnie hollandaise KLM. Au moment de s’enregistrer, l’hôtesse leur avait dit qu’ils étaient obigés de prendre un billet retour car, avec un vol simple, ils se feraient refouler à leur arrivée en Argentine ce que l’agence de voyages n’avait pas mentionné. Ils avaient acheté un billet pour Montevideo où ils ne mirent jamais les pieds. Dix ans après, elle a conservé la carte que KLM offrait à chaque voyageur. Elle représentait deux cygnes blancs dont les cous réunis formaient un coeur.

Tour du monde 019.jpgEn foulant le sol argentin, ils avaient reçu de plein fouet le choc lié à la chaleur associée au manque d’air et à la polluion. En quelques jours courts, ils étaient passés d’un hôtel au confort anglais avec ses chesterfield et ses scènes de chasse dans le salon, son tissu écossais et ses meubles bateau dans la chambre, à un hôtel très populaire, proche de la description de Tahar Ben Jelloun, dans « l’auberge des pauvres » habité par des familles argentines à faibles revenus. De sa fenêtre, elle voyait les femmes suspendre le linge  sur des fils tendus aux balcons et préparant les repas sur des camping gaz installés dans les chambres.  Le gardien était un vieux monsieur français ayant quitté la France, à l’âge de quinze ans, après la seconde guerre mondiale depuis le port de Marseille. C’est à peine s’il arrivait encore à se rappeler quelques mots de français. Le lendemain de leur arrivée, elle avait eu un grand coup de blues, contre-coup d’un accrochage d’une infinie violence avant leur départ. Elle avait, sur le moment, minimisé la portée de la dispute. Il lui avait même semblé possible de pardonner. Et puis, vite, très vite, elle s’était aperçue qu’elle n’y arrivait pas, qu’elle avait trop mal, qu’elle n’aurait pa
s du accorder si vite son pardon car un pardon trop vite donné n’a, finalement, aucune portée. Il lui faudrait encore dix ans après cela et d’autres affrontements pour qu’elle comprenne que la recherche de l’harmonie à tout prix n’est pas une bonne chose, qu’on a le droit d’être en colère, de l’exprimer et que, parfois, les ruptures momentanées ou définitives sont indispensables. Dans une famille où les deux parents avaient été traumatisés par des deuils violents, avaient placé au-dessus de tout la capacité de pardonner et où chaque déménagement réactivait les impressions d’abandon, il n’était pas facile de vivre le conflit et d’accepter de mettre un point final à une relation.

Statue 1.jpgC’est donc seul que son mari était parti à la découverte de Buenos Aires où la beauté des femmes n’était pas du tout une légende sans fondements et où les poteaux télégraphiques pouvaient vite devenir dangereux pour les hommes épris des splendeurs latines de l’hémisphère Sud. Pendant une semaine, la chaleur avait été accablante et tout le jour, ils avaient vécu dans  l’attente des nuits qu’accompagneraient des promesses de fraîcheur. Depuis 1998, l’Argentine, grâce au currency board, s’enfonçait dans le chaos économique. Des fils d’attente immenses se formaient devant les banques.

Tour du monde 028.jpgS’il ne fallait décrire, dix ans après, qu’un seul souvenir, ce serait celui de ces moments passés dans le quartier de San Telmo, haut lieu du tango et des antiquités. Ils avaient vécu des heures délicieuses sur la place Domengo. Son mari photographiait. Elle écrivait. La place est, chaque dimanche, envahie par les stands des antiquaires: bijoux, dentelles, cuivres, argenteries, verreries, cuirs. Des couples y chantent et y dansent le tango. Les musiciens arrachent des sons langoureux à leur accordéon. A la guitare sèche, Alexandre Lagoya a toujours autant de succès. A côté d’elle, assis sur le bord d’un trottoir, un jeune homme feuillette avec avidité les pages d’un des nombreux livres d’occasion qu’il a achetés. Il est cinq heures, les vendeurs rangent leurs puces dans des cartons. Chaque objet est emballé dans une feuille de papier journal ou de papier de soie. La musique andine se mélange aux chants populaires argentins.

Tour du monde 045.jpgUne jeune femme tout de jaune vêtue, comme pour mettre en valeur son doux regard gris-vert, continue de prendre la pose sous une large ombrelle. Charlot cherche toujours à capter le regard des passants dans la foule et le marionnettiste a encore la force de donner vie à son double. Le vent se lève. Les enfants baillent. Les glaces s’arrachent. Sur les tables, les reliefs encore frais des déjeuners tardifs. Cette soirée rappelle à votre chroniqueuse ces moments passés à des terrasses de café, le soir dans un Paris d’août canuculaire, un Paris cher au  coeur de Patrick Modiano. Les enfants courent sur la place. Les bébés dorment dans leur poussette. Dans le sillage des femmes et des hommes, on commence à respirer l’odeur du savon après la douche.

Ils rentrent, bras dessus bras dessous. Leur coeur est à la fois léger et lourd. Ils croisent un groupe d’enfants roms. Une petite fille tient sur sa maigre épaule un nourrisson. Elle le tient comme s’il s’agissait d’une poupée de chiffon. Elle se dit que ce bébé pourrait tout aussi bien finir sa vie dans une poubelle, au milieu des ordures malodorantes. Encore un peu plus loin, des mamans portent au-dessus de leur tête des photos en noir et blanc de leurs enfants. Ils ont disparu au moment de la dictature des généraux. Le visage baigné de larmes, les mamans continuent d’espèrer un retour miraculeux. Ces femmes lui en rappellent d’autres qu’elle n’a jamais vues mais dont son père lui a parlées, des mères ou des femmes de marins qui, sur la jetée des ponts des ports finistériens, attendaient que les navires partis pêchés du côté de Terre-Neuve rentrent un jour. Leur esprit avait fini par se perdre loin, très loin.

 

Tango.jpgBonne saint Valentin et merci à celui qui laisse la place à la gauche du lit froide et vacante pour ses superbes photos et son magnifique tableau!

 

Anne-Lorraine Guillou-BrunnerSan Telmo, quartier du tango (Argentine).jpgTour du monde 013.jpg