Ce matin, il fait frais, incroyablement frais. Comme on s’habitue vite, trop vite à la chaleur, mettons le cap sur le Panama et rouvrons nos agendas à la date du 30 mai 2001.
30 mai, votre chroniqueuse et son mari quittent le Pérou pour le Panama. L’avion amorce son approche au-dessus de l’aéroport international. Le ciel est gris foncé. La nuit est aux aguets. D’immenses cargos attendent, bercés par les eaux du Pacifique, de passer l’entrée du fameux canal et rejoindre, quatre heures plus loin, les eaux chaudes des Caraïbes. Voilà votre chroniqueuse, le front posé sur le hublot, qui repense au cours d’histoire contemporaine, politique et sociale d’un de ses professeurs d’université, Guy Antonetti. Comme tous les professeurs d’histoire du droit, il enseignait dans sa grande tenue et ce vêtement lui conférait à la fois prestige, autorité et charisme. Étudiante censée se former à la science juridique, elle prenait consciencieusement, à chaque rentrée universitaire, toutes les matières d’histoire proposées. Dans un amphitéâtre où un professeur traversait les siècles, elle se sentait chez elle, à la maison où, du petit-déjeuner jusqu’au dîner, les sujets de conversations parentales portaient sur l’histoire, la littérature ou la sociologie.
Le front posé sur le hublot, elle pense: projet fou de Ferdinand de Lesseps, premiers coups de pioche en 1880 après levée de capitaux français, 45000 travailleurs venus de 97 pays, banqueroute des deux sociétés françaises, achèvement des travaux par les Américains avec éradication de la fièvre jaune et mise en place des lois sur la ségrégation raciale, inauguration en 1914 et signature en 1977 des accords organisant la rétrocession au Panama du canal en l’an 2000.
Le couple de voyageurs longue durée sort de l’aéroport. La nuit est tombée. L’air est lourd d’humidité. Les souvenirs martiniquais les submergent. Lui pense à son service militaire. Elle a son enfance. Les chauffeurs de taxi se proposent de les conduire dans le centre de la ville pour un prix exorbitant. Alors, ils décident de marcher jusqu’à un abris bus situé à deux kilomètres. Avec leurs gros sacs à dos, ils avancent sur une route plongée dans la pénombre. Tout-à-coup, une voiture s’arrête et deux hommes en descendent. Ce sont des policiers. Ils les prennent à leur bord après leur avoir expliqué combien il est dangereux pour des étrangers de s’aventurer seuls sur cette route. Ils font signe au conducteur d’un bus de s’arrêter et les aident à s’installer. Ils sont les deux uniques européens dans le car. Tous les regards convergent vers eux. Leur arrivée a considérablement manqué de discrétion! Le chauffeur roule comme un fou et l’expression « rouler à tombeau ouvert » prend ce soir-là tout son sens! Les passagers ne semblent pas du tout inquiets des piques de vitesse. Eux, ils sont soulagés d’arriver enfin à bon port. Ils élisent domicile dans un hôtel situé dans le vieux Panama.
Trois jours durant, ils arpentent la ville dont l’architecture est à mi-chemin entre Cartagena et La Havane. Ils découvrent la place française: en son milieu un obélisque surplombé par un coq arrogant et entouré par les bustes des hommes ayant contribué à écrire l’histoire folle de la construction du canal. Dominant les autres, ce cher Ferdinand avec ses moustaches troisième République. Panama, passerelle entre Amérique du Sud et Amérique centrale, entre Atlantique et Pacifique, sent bon les Caraïbes qui se rapprochent. La population est majoritairement noire et les femmes ne redoutent plus d’exhiber leurs corps et surtout leurs jambes qui n’en finissent pas d’inviter les regards à les suivre. Le Panama et l’Amérique centrale n’étaient pas, au départ, au programme. Ils ont modifié leur feuille de route pour rejoindre une soeur et son mari sur une île dédiée aux cigares et à la danse, au rhum et à la musique, à l’oppression et à la pauvreté. Mais, finalement, ils vont traverser toute l’Amérique centrale au pas de charge et Cuba restera un rêve encore, à ce jour, non réalisé.
Le 2 juin, ils quittent le Panama par voie terrestre. Fini le folklore des bus sud-américains avec leur musique braillant à vous rendre sourd, les hurlements des commentateurs sportifs à chaque but marqué, leur chaleur étouffante et leurs passagers entassés debout dans l’allée centrale. Ils découvrent de véritables congélateurs roulants. L’air conditionné qui souffle dans le car est si froid qu’ils profitent de la première halte pour enfiler leurs vêtements de montagne. A quatre heures du matin, ils gagnent San Jose, capitale du Costa Rica où ils songent à s’arrêter et, éventuellement, partir à la découverte d’un pays vanté comme l’un des plus riches dans le domaine de la faune et de la flore. Mais, après avoir tourné pendant une bonne demi-heure dans la ville endormie en quête d’un hôtel, en compagnie d’un chauffeur n’ayant que deux mots à son vocabulaire « peligrosso » et « carro », ponctués d' »entiende » sonores, ils reviennent à la case départ et embarquent dans un bus en direction du Nicaragua, destination ô combien exotique et romantique!
Après neuf heures de route et un passage en douane assez comique où sans un sou local et sans aucun moyen d’en obtenir, ils ont fait la manche auprès des autres passagers, ils atteignent Managua, capitale décrochant la palme de la mostruosité urbaine. L’hôtel qui les accueille ne dénote pas dans ce décor de fin du monde. Les draps du lit n’ont pas été changés depuis le début de la création. L’évacuation des eaux usées se fait par une canalisation ouverte qui serpente des toilettes jusqu’à la douche. Dans le patio, des Américains ou plutôt ce qu’il en reste, après des mois de torpeur tropicale, se laissent bercer au rythme des balancelles. Leur regard est vide. Des sortes de cafards volants géants traversent des murs imaginaires. La fatigue est là. Votre chroniqueuse qui, normalement, fait face y compris dans les situations les plus difficiles, sent que son équilibre vacille. Elle supporte tout, sauf la saleté! Comme tous les deux sont fatigués et que même en y réflechissant longuement, ie sens de ce voyage s’est perdu quelque part entre le Costa Rica et le Nicaragua, il
s entament une procédure de divorce.
A quatre heures du matin, mus par une sorte de réflexe né de ces six mois de présence l’un à l’autre constante, ils montent dans le même bus et sont assis l’un à côté de l’autre. Onze heures plus loin, ils ont échangé peu de paroles ce qui, dit en passant est, chez votre chroniqueuse, le signe d’une intense colère ou d’un début de dépression, mais sont au Salvador où, depuis la gare routière, ils rempilent pour six heures supplémentaires avant d’atteindre, finalement, Guatemala City. L’hôtel est à peu près aussi accueillant que celui de Managua. Votre chroniqueuse s’électrocute dans la douche où le fil d’une ampoule entre en contact avec l’eau. Il s’en suit un second divorce dont ils discutent les modalités dans le Mac Do du coin car tous les autres restaurants sont fermés. A la saleté s’ajoute l’odeur des murs saturés de mauvaises graisses! Elle a beau essayer de se dire « je vais bien, tu vas bien, tout va bien », quelque chose, dans sa conscience, s’est fermée et les verrous sont solides!
Après trente deux heures d’autobus et quatre heures exclusivement consacrées aux passages en douane, avec fouille musclée des bagages, quel bonheur de découvrir Antigua, ville coloniale, ancienne capitale du Guatemala et décrite comme l’une des plus belles des Amériques. Après deux divorces, les voyageurs songent à de nouvelles fiançailles. Il flotte dans cette ville aux faux airs d’Arequipa ou de San Pedro d’Attacama une atmosphère de campus. Les rues regorgent d’écoles pour étrangers, majoritairement américains, désireux d’apprendre ou de se perfectionner dans la langue de Cervantés, de Neruda ou de Lorca. Les cafés sont assaillis par les étudiants. Les maisons sont ravissantes avec leurs patios verdoyants, leurs fontaines rafraîchissantes, leurs portes en bois sculpté, leurs escaliers en pierre et leurs balcons en fer forgé. Entre deux averses, il est doux de se promener dans les rues. L’orage plonge quotidiennement la ville dans l’obscurité et dans les maison et les restaurants, on dîne à la lumière chaleureuse et intimiste des chandelles.
L’ombre de Frida kahlo plane sur la place du marché. « Les épices de la passion » sont à portée de main. Invité aux fiançailles, Pablo Neruda leur murmure:
« maintenant, mon Amour, nous retournons chez nous
Là où le liseron grimpe par les échelles:
en ta chambre déjà, bien avant ta venue,
est venu l’été nu aux pieds du chèvrefeuille.
Nos baisers voyageurs ont parcouru le monde:
Arménie, goutte épaisse et miel déterré,
Ceylan, verte colombe et Yang-Tsé séparant
les jours d’avec les nuits de sa patience ».
Malheureusement, « la centaine d’amour » ne devait pas les prémunir d’un « attentat à la moutarde ». Mais cette histoire manque ctrop ruellement de poésie pour être racontée aujourd’hui.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner