Voici quatre ans, elle attendait leur troisième enfant. Avant même de savoir qu’elle était enceinte, elle était certaine d’avoir un petit garçon. Après deux filles, la voie était libre pour un petit dom tout en muscles et en testostérones. Pas une seconde, elle n’avait pensé pouvoir se tromper et dans tous les cas, elle avait cinquante pour cent de chance de tomber juste ! Dés lors que le sexe du bébé avait été connu, vers trois mois, le médecin, à chaque visite obligatoire, avait absolument tenu à ce qu’elle reparte avec un cliché des attributs de son fils. Elle s’était demandé pourquoi il se focalisait à ce point sur le sexe de son enfant. Etait-ce parce qu’elle lui avait laissé entendre que pendant très longtemps elle ne se serait pas crue capable de donner la vie à un fils ou bien parce que perdu dans cet immense gynécée, il se raccrochait désespérément à tout élément masculin ? Le 22 novembre 2007, elle avait passé le terme depuis bientôt cinq jours. Elle était à un cheveu de l’hospitalisation avec césarienne. Césarisée pour la naissance de numéro un, la venue au monde de numéro trois ne pouvait pas être provoquée.
Elle était fatiguée tant physiquement que moralement par cette attente et une petite voix lui soufflait que si elle n’accouchait pas, si elle ne laissait pas son petit garçon descendre, c’est qu’elle ne le voulait pas. Elle s’était en effet juré d’avoir boucler la rédaction de sa thèse, de cette éléphanteau dont la gestation, parfois interrompue durablement, durait depuis des années. Elle était plus grosse de ce travail de recherche que de son propre bébé. Maintenant, elle savait que la naissance de leur bébé signait la mort définitive de sa thèse et la fin d’un rêve qu’elle n’était plus tout à fait sûre de caresser vraiment et dont la réalisation était, avec les années, devenue de moins en moins certaine : un poste de maître de conférences.
Et puis, avant d’éteindre la lumière, son mari lui avait dit que, assurément, il y aurait une vie en dehors de cette fichue thèse qui l’avait toujours rendue malade, et dont les directeurs et les titres avaient changé trois fois et qu’elle n’avait pas lâchée tant étaient fortes sa vocation pour l’enseignement, sa passion pour la transmission des connaissances. Il avait du trouver les mots justes, les mots qui réconfortent, les mots qui donnent à entrevoir la lumière au fond du tunnel noir car vers quatre heures, elle l’avait réveillé en l’invitant à se préparer à partir. Pour être tout à fait certaine que l’heure était venue, elle avait marché encore un peu dans le couloir desservant les chambres. Les petites filles dormaient paisiblement. Dans quelques heures, elles pourraient se pencher au-dessus du berceau et découvrir leur petit frère. Alors que son mari s’apprêtait à petit-déjeuner pour prendre des forces, elle lui avait dit qu’il fallait vraiment y aller. Elle croit se rappeler que l’intensité des contractions s’accentuant, elle s’était adressée à lui sur un ton peu amène. Une grand-mère quatre galons attendait déjà depuis une semaine chez eux la venue du bébé. Elle commençait à tourner en rond. Elle avait regardé sa fille partir avec, dans les yeux, cette tendresse propre aux mères qui savent ce que leurs enfants vont traverser.
A la maternité régnait le calme des fins de nuit, des fins de service. Elle avait été ravie de voir s’avancer vers elle la seule sage-femme avec laquelle elle s’était sentie en confiance au moment des séances de préparation à l’accouchement. Le travail était déjà très avancé et elle comprenait mieux pourquoi, dans la voiture, à la moindre petite secousse, elle avait pensé accoucher. Elle était si fatiguée qu’elle avait pensé ne pas pouvoir accoucher sans péridurale ce qui était son souhait et puis la sage-femme, comme son mari tout à l’heure, avait su trouver les mots pour l’aider à vivre la naissance qu’elle espérait. La nuit était très claire et la lune parfaitement ronde. Elle était la cinquième maman que la sage-femme assistait. Deux heures plus tard, leur petit garçon était là. A peine dans les bras maternels, il s’était mis à téter longuement, méthodiquement. Elle était fascinée par sa corpulence et sa taille. Il avait un cou et des épaules si larges ! Son mari était tout à la fois heureux, ému et soulagé. Leur fils était en bonne santé et sa femme avait fait en sorte que les choses ne s’éternisent pas.
Et voilà que ce petit bonhomme fêtera demain ses quatre ans. Il en parle depuis plusieurs semaines. C’est un événement qu’il attend avec une impatience grandissante. Comme ses sœurs, il soufflera ses bougies une première fois en comité restreint, une deuxième fois avec ses petits camarades à l’école, une troisième fois en famille avec sa marraine et son parrain et une quatrième fois avec un petit groupe d’amis à la maison. Ce petit garçon-là est vraiment pressé d’être grand. Sans cesse, il se compare à ses deux grandes sœurs et ses parents voient bien qu’il voudrait déjà savoir pédaler sans petites roues, nager sans bouées et lire et écrire tout seul.
A l’heure du coucher, des confidences et des câlins, il demande à sa maman ou à son papa, « quand est-ce qu’elles seront grandes mes jambes ? ». Ce petit garçon-là est encore à l’âge ou l’on est persuadé que si on court vite ce n’est parce qu’on a de la force dans les jambes mais parce qu’on porte aux pieds des baskets de compétition. Ce petit garçon-là ne veut plus qu’on le surnomme « petit Louis » ce qui était devenu une habitude l’an passé pour le distinguer de « grand Louis » dans une classe à double niveau. Ce petit garçon-là recherche en priorité la compagnie des plus âgés que lui. Ce petit garçon-là se met à pleurer quand il comprend que dans le dessin animé « un monstre à Paris », les Parisiens veulent voir la puce morte seulement parce qu’elle est monstrueuse. Ce petit garçon-là se met très en colère contre lui-même quand il n’arrive pas à faire quelque chose. A ce petit garçon-là qui veut tant et tant grandir, qui est malheureux de ne pas encore tout savoir faire comme ses sœurs, les parents expliquent que ses sœurs, à son âge, n’y arrivaient pas davantage, qu’on a tout le temps d’être grand et que, lui aussi, bientôt, il réussira à lancer loin, très loin, le gros ballon de rugby, à saisir sa brosse à dents et son dentifrice sur la tablette du lavabo sans avoir besoin de l’escalader au risque de tomber et de se faire mal, qu’il apprendra à lire et à écrire, à couper sa viande tout seul. Ce petit garçon-là est sujet à de grosses crises qui se meurent dans des éclats de rire.
Ce petit garçon-là adore faire la sauce de salade avec son papa, lécher avec numéro deux les restes de pâte du gâteau au chocolat au fond et sur les côtés du plat, faire craquer les gros grains des grappes de raisin d’Italie sous ses dents, dévorer une belle reine des reinettes et n’en laisser que la queue. Ce petit garçon-là adore quand son papa l’entraîne après le bain dans une partie de rugby imaginaire. Souvent rejoints par numéro un, le frère et la sœur s’unissent en une mêlée fraternelle contre leur papa. Le petit garçon est vraiment heureux quand il a réussi sa transformation. Ce petit garçon-là adore jouer à reconnaître les aromates et les épices des étagères de la cuisine, organiser des joutes sanguinaires avec ses playmobils, lutter avec ses petits camarades de judo sur le tatami, suivre les aventures de Scoubidou, se lever le premier, tous les matins, une manière comme une autre d’occuper l’espace, prendre d’assaut le lit parental pour y écraser les deux malheureux qui s’y trouvent encore et, parfois, se lover tendrement dans les bras de sa maman et ne plus bouger ni parler pendant au moins une minute.
Comme beaucoup d’enfants, ce petit garçon-là est traversé par des courants contraires, peut offrir le visage d’un ange ou d’un diablotin. Sans doute est-ce lié à sa position de numéro trois après deux sœurs mais, de loin, c’est le plus fatiguant tant il prend de place et requiert d’attention. En même temps quand, tous les soirs ou presque, il marine trente minutes dans le bain tandis que ses parents font travailler ses sœurs, faut-il lui en vouloir de vider, dans une eau de moins en moins chaude, la fin d’une bouteille de savon liquide et de transformer en plage de piscine les abords de la baignoire ?
Comme le mercredi est une journée très agitée, que les déjeuners sont expédiés en un temps record entre deux activités et que le soir le trio est fatigué, c’est au petit-déjeuner que numéro trois découvrira son gâteau d’anniversaire : un gâteau tout chocolat décoré d’étoiles en sucre jaunes et blanches. Il soufflera ses bougies avec bonheur après que ses sœurs et ses parents lui aient chanté le traditionnel joyeux anniversaire. Il tentera de masquer son émotion derrière une pitrerie. Enfin, il embrassera tous les siens après avoir arraché le papier de ses cadeaux.
Le soir venu, ce petit garçon-là s’endormira heureux à l’idée que ses jambes vont grandir.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner