De la terre de Sienne à la terre des siens

 

a côté de chez Fred.jpgLa veille, les enfants étaient rentrés enchantés de l’école. Deux semaines de vacances s’ouvraient devant eux. Comme à chaque fin de période scolaire, les ventres des cartables étaient tendues à l’extrême. Numéro trois s’était empressé de montrer à ses parents son grand classeur contenant le travail réalisé depuis le début du mois de septembre et de sortir de la poche en papier dessins et peintures. Les enfants étaient heureux car, demain, ils retrouveraient à l’île de Ré, leur grand-mère et deux de leurs cousins, la marraine de numéro trois et les siens et ils renoueraient avec la famille de la première filleule de leur maman. Demain, leur maman fêterait son anniversaire et elle avait pensé que cela pourrait être agréable de dîner tous dans le restaurant du papa de sa filleule. Les enfants avaient une autre raison d’être heureux : pendant la seconde semaine des vacances, ils profiteraient de leur mamie et de leur papi et ils auraient la joie de retrouver une tante et sa petite fille qu’ils n’avaient pas vues depuis plus d’un an. C’est en pensant à tout cela, à toutes ces promesses de joie à venir, de bonheurs à partager que les uns et les autres s’étaient endormis le vendredi soir où, de leur côté, un papi et une mamie rentraient dans l’Ain après un très beau séjour de trois semaines en Balagne, une grand-mère avait préparé ses valises, vérifié sa voiture et une tante, un oncle et une cousine, arrivés de Roumanie, reprenaient leurs marques dans leur pied à terre parisien.

 

 

 

2012-11-03 17.17.15.jpgAlors qu’ils auraient pu dormir un peu, que, ce soir, on passerait de l’heure d’été à l’heure d’hiver, les enfants avaient quitté la douce chaleur de leur lit avant sept heures. A sept heures et demie, numéro deux avait poussé la porte de la chambre parentale. Elle tenait dans sa main un téléphone et elle avait dit : « c’est mamie. C’est urgent. Elle pleure ». Leur papa venait de perdre le sien. Il s’était endormi avec sa femme à ses côtés. Il ne s’était pas réveillé. Leur papa s’était serré dans les bras de leur maman, puis, il avait appelé ses sœurs et son frère pour leur annoncer la mort de leur père. Pendant deux heures, ils avaient tourné en rond, cherchant à réveiller leur conscience anesthésiée. C’est une chance que les valises aient été prêtes depuis la veille car, avec le recul, elle se dit qu’elle n’aurait peut-être pas été capable de les faire ce matin-là. En fin de matinée, on était partis. Le froid était tombé brutalement. On se serait cru à l’approche des fêtes de Noël. La neige devait commencer à couvrir les massifs. A l’arrière, les enfants s’étaient serrés les uns contre les autres jusqu’à ce que l’air ambiant, dans la voiture, se soit réchauffé. On avait expliqué aux enfants que leur papi était mort. Sans rien dire, les filles avaient été chercher dans les albums des photos. Sur l’une, il tenait dans ses bras numéro un qui avait un an, sur une autre, il avait sur ses genoux numéro deux qui avait quelques mois, sur une autre encore, avec sa femme et numéro deux, on fêtait les trois ans de numéro un. Maintenant, elle se rappelait une réflexion de sa marraine : « à tourner les pages des albums de famille, on pourrait croire que la vie est une grande suite exclusive de moments heureux : naissances, baptêmes, communions, mariages, fêtes de Noël, de Pâques, anniversaires, vacances d’été ou d’hiver ».

 

 

 

2012-11-03 17.16.13.jpgQuand ils étaient arrivés, la sœur du papa était déjà là avec son mari et leur petite fille. Les enfants s’étaient précipités vers leur mamie et elle les avait enveloppés de ses bras. Le frère avait serré fort sa sœur contre lui. Grands et petits étaient montés voir papi. Il était beau. Les traits de son visage étaient sereins. Depuis quelques temps, il n’arrivait plus, le matin, à sortir de son lit. Il fallait s’y reprendre à plusieurs reprises pour obtenir qu’il se lève et vienne boire son thé. Parfois, il s’asseyait sur le bord de son lit. On le croyait enfin prêt à descendre. On réchauffait son thé et il se rallongeait. Pour les petits-enfants, c’était devenu une sorte de jeu de réussir à le faire se lever. Elle entendait encore les voix unies des enfants et de leur mamie l’exhortant à quitter son lit : « allez, papi, debout ! Lève-toi ! Il est tard ! ». A ces appels, un papi aux yeux toujours fermés, répondait par des sons s’apparentant parfois à des grognements d’ours qu’on aurait dérangé en pleine hibernation. Pour les enfants, ce jour-là, leur papi offrait son visage de papi endormi.

 

 

 

2012-11-03 17.22.50.jpgQuand les vingt et une années qui séparaient une mamie de son mari se faisaient lourdes à porter quand si longtemps elles n’avaient pas pesé, que cette mamie qui se battait pied à pied pour gommer cet écart d’âge pouvait, parfois, le bousculer car il lui était douloureux de le voir se fragiliser, la maman de trois expliquait aux enfants quel papi elle avait connu quand elle avait fait la connaissance de leur papa : un homme doté d’une énergie et d’une force physique peu communes, un homme qui était toujours dans l’action, concentré sur la réalisation d’une tâche qu’il menait toujours à son terme, un homme qui avait été, pour les siens, un père nourricier les régalant de produits achetés sur la place du marché du vendredi et transformés en flan de fromage, minestrone, irish stew, tartines de fromage fort, pintade aux petits pois et quatre-quart entouré d’amandes, un homme qui, dans le calme secret de son atelier, en écoutant des morceaux de Chopin, de Bach, de Beethoven ou de Vivaldi, broyait ses pigments pour réaliser ses couleurs, marouflait ses toiles de lin et mettait le tout dans sa voiture de course avant de rouler d’une traite jusqu’à Venise. Dans un appartement du quartier de Dorso Duro ou sur l’île de Burano, il séjournerait plusieurs mois peignant huit heures par jour, se nourrissant exclusivement de potage, achetant ses produits frais au marché, vivant la vie d’un vénitien dont il appréciait et l’humour et la réserve, un papi s’installant le soir à son piano ou s’octroyant enfin un peu de repos devant un match de tennis ou disputant avec l’un de ses fils une partie d’échecs.

 

 

 

2012-10-30 10.38.34.jpgUne mamie avait préféré le garder à la maison, dans cette maison, cette ferme bressane qu’il avait eue à cœur de restaurer dans le plus grand respect des traditions locales. Dans les jours qui avaient précédé l’enterrement, les petits-enfants avaient déposé sur son lit des dessins, un poème, placé sur sa poitrine un cœur et une petite Corse ayant perdu sa fonction de porte-clefs. Ils avaient voulu que leur papi soit enterré avec leurs témoignages de tendresse.

 

 

 

2012-10-31 16.06.09.jpgComme très souvent dans ces moments-là, on avait puisé dans la présence aimante des siens assez de force pour accomplir les incontournables démarches. On avait même ri le soir où, avec l’aide d’une amie catéchumène, on avait sélectionné des textes pour la messe. Le jour de l’enterrement, le soleil d’automne était si généreux qu’il réussissait presque à adoucir les choses. Une mamie avait été très touchée que tant de personnes soient venues assister à la messe, saluer son mari. Au cimetière, le moment douloureux où on se recueille une fois encore sur le cercueil mis en terre avait été rendu magique par une idée soudaine du papa du trio : avec un de ses beaux-frères, il avait été chercher dans l’atelier de son père des flacons de pigments et en avait donné un à son frère, à ses sœurs et à sa mère. Au même moment, ils avaient versé sur le cercueil le contenu des flacons. Les cinq couleurs étaient retombées en pluie fine. A l’approche de la Toussaint, les derniers rayons du soleil éclairaient les boules de chrysanthèmes, les pieds de bruyère.

 

 

 

2012-10-31 16.08.20.jpgLe lendemain, les petits-enfants étaient venus se recueillir au-dessus de la tombe de leur papi. Depuis qu’ils avaient vu « Zarafa », le trio s’était mis à croire en la réincarnation. Certainement, l’idée qu’on puisse revenir à la vie sur terre sous la forme d’un être aussi joli qu’un papillon était plus rassurante que celle qui consistait à penser que ceux qu’on avait aimé gagnaient un lieu dont on ignorait tout et qu’on ne découvrirait qu’à sa propre mort. Chaque enfant, maintenant, cherchait sous quelle forme son papi avait pu renaître à la vie. Pour numéro un, son papi, désormais, était dans le feu de la cheminée qui réchauffe en hiver, ces feux qu’il aimait préparer.

 

 

 

2012-10-31 16.05.03.jpgCet homme avait eu deux vies. Il avait été père et papi à deux âges de l’existence. Avec ses quatre derniers petits-enfants, il avait surtout été dans l’observation. Les regarder jouer, danser, nager, plonger dans la piscine le comblait de joie. Lui, l’artiste-peintre qui, maintenant, manquait de force pour se consacrer à sa passion, devait, en pensée, esquisser sur la toile les traits gracieux de leurs visages, l’éclat vif illuminant leurs prunelles, la rondeur d’une main, le bombé d’un pied, la délicatesse d’une nuque gracile, la puissance d’une cuisse de petit garçon, les mèches barrant leurs fronts.

 

 

 

chene généalogique.jpgPar petites touches délicates, ce papi s’était inscrit dans la mémoire de ses petits-enfants qui se rappelleraient un cours de peinture, des histoires racontées, des légumes et des fruits ramassés dans le jardin, des baisers sonores. Avec la même délicatesse, elle continuerait à leur parler de leur papi comme elle leur raconte ce grand-père qu’ils n’auront jamais connu pour que l’un et l’autre s’inscrivent dans l’éternité des racines puissantes de leur chêne familial.

 

 

 

2012-10-31 15.52.47.jpgEn fin de semaine, les uns et les autres étaient repartis. La grande maison s’était par étapes vidée de ses occupants. C’est un oncle et une tante qui étaient partis en premier laissant leur petite fille avec ses cousins. Puis, c’était les parents, leur trio et la grosse boule de poils. Une petite fille était restée avec sa mamie à laquelle il faudrait du temps pour apprendre à vivre cette maison sans celui qui l’y avait si souvent attendu. Le portail s’était refermé derrière eux sur une demeure qui serait toujours dans l’esprit des petits-enfants celle de papi et mamie. La maman avait pensé à ces toiles qui resteraient inachevées dans l’atelier : la reproduction d’une ronde de nuit, le portrait de numéro un. Les toiles n’étaient peut-être pas achevées mais l’homme qui les avait commencées avait au travers de ses quatre enfants, ses sept petits-enfants, ses bientôt quatre arrière-petits-enfants et  son incroyable galerie de tableaux accompli l’œuvre d’une vie.

 

 

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

 

 

 

 

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