Tandis que les rois mages arrivent à Bethléem, dans leur lit des enfants peinent à sortir de leur sommeil. Gaspard, Melchior et Balthazar s’agenouillent devant le petit Jésus et un papa et une maman s’efforcent de réveiller en douceur leurs trois écoliers. Pas de dromadaire dans l’entrée rêvant d’eau et de repos après des semaines de marche dans le désert mais un berger australien encore boueux des promenades dominicales attendant d’offrir son ventre aux premières caresses de la journée.
Hier, la famille n’a pas sacrifié au rite de la traditionnelle galette de l’Epiphanie. C’est jeudi qu’on a découpé la première galette du mois de janvier. Les rois mages n’avaient pas encore trouvé leur place devant la crèche. Une grand-mère avait été chercher ses trois petits-enfants chez une mamie qui s’était blessée peu de temps après que les parents lui aient confié les enfants. La grand-mère à laquelle une mésaventure similaire était arrivée le jour de l’anniversaire de son premier petit-fils s’était tout de suite proposée de ramener les enfants. Comme toujours, numéro un n’avait demandé un morceau de galette que pour essayer d’avoir la fève, numéro deux et numéro trois en avaient réclamé une deuxième part alors qu’ils étaient déjà largement rassasiés et, comme de bien entendu, la fève était restée cachée dans la partie de la galette non mangée ! La grand-mère qui, c’est sûr, doit détester que sa fille aînée l’appelle « la grand-mère » avait raconté que sa grand-mère maternelle dite « bonne-maman » mettait dans la galette autant de fèves qu’elle avait de petits-enfants et des petits-enfants elle en avait neuf. Un des petits-enfants était expédié sous la table de la salle à manger et les parts étaient attribués à l’aveugle.
Comme à son habitude, mais sans l’exprimer, la maman avait un peu ronchonné contre ce feuilletage qui s’effrite et ces miettes grasses à souhait qui restent prisonnières de la nappe. De toute façon, cette maman-là n’est pas une grande adepte des galettes fourrées de frangipane. Elle préfère les couronnes des rois faites de brioche et traditionnellement couvertes de fruits confits, d’angélique, de cristaux de sucre et légèrement parfumées à la fleur d’oranger.
Hier, la maman avait fait une pile de crêpes pour le goûter et, ce matin, deux des trois enfants sont heureux de pouvoir en manger pour le petit-déjeuner. Numéro un n’avale que deux kiwis. Les enfants ont froid alors qu’il fait si doux dehors et que les arbustes bourgeonnent. Ils n’ont pas assez dormi. Pas facile de se recaler dans les bons créneaux horaires quand, pendant quinze jours, on s’est couché tard et levé tard. La nuit qui s’accroche sur le plateau n’aide pas au réveil. Une vague de froid polaire s’étend de New-York à Chicago. Deux brise-glaces sont déjà prisonniers de la banquise et, ici, on ne peut que rêver la neige. La maman ne peut pas s’empêcher de penser à tous ces sans-abris que les températures glaciales vont emporter dans un sommeil sans fin. Elle se demande si, en Amérique du Nord, dans les grandes villes, les maires ouvrent les métros à ceux qui n’ont plus de logement.
Les enfants sont à l’école. Un papa est enfermé dans son bureau situé au fond du jardin. Il sait que les mois à venir seront décisifs pour sa nouvelle activité. La maman n’aime pas trop les nouvelles années ou plutôt elle trouve dommage que le changement d’année ne se fasse pas au printemps quand la nature se réveille et que la chaleur revient. La maman trouverait plus agréable de changer les pages de son agenda dans l’organiseur auquel elle est fidèle depuis la fin de leur tour du monde à la fin du mois de mars. Elle essaie de lutter mais elle sait qu’elle a été biologiquement et moralement contaminée par la déprime de leur père. Ce capricorne, né le 1er janvier, avait en horreur les fins d’année et le premier jour de l’année qui, inexorablement, le faisait vieillir.
Alors elle a beau mettre une jolie nappe, sortir des verres de Venise ou d’Alsace, concocter de bons plats, s’habiller de manière à aller avec la nappe, s’entendre dire par sa mère, devant son mari, « tu vois, quand tu veux, tu peux être très bien ! », en bonne sophrologue respirer profondément en se disant « ce n’est pas grave ! Laisse passer ! Elle ne le fait pas exprès! », elle a un peu de mal à se réjouir le 1er janvier. Quand les enfants sont là, ils font barrage et elle arrive à résister à cet appel mélancolique. Cette année, pour la première fois depuis 10 ans, ils n’ont pas leurs enfants et c’est un sentiment étrange pour elle ce passage de la vieille à la nouvelle année sans eux. Sa belle-mère qui souffre tant moralement que physiquement lui écrit, avant l’effervescence des douze coups de minuit, que les enfants s’amusent. Ils dansent et chantent, sautent et rient avec leurs tantes et leurs oncles. A ses côtés, le petit frère d’une de ses amies qui s’apprête à s’installer à Reims avec sa compagne lui glisse qu’il n’oubliera jamais ce moment où, juchée sur une chaise au soir du premier jour de la scorpionnade, elle a annoncé qu’elle posait définitivement ses valises dans cette région qui avait mis tant d’années à les accepter. Pour un nomade involontaire, c’est malgré tout curieux ce moment de sa vie où il décide qu’il se sédentarise et se met vraiment à considérer tout ce qui l’entoure comme définitif.
Le 1er janvier, après le déjeuner, son mari va travailler. Sa mère s’installe devant « le chat du rabbin » et elle, elle ouvre le hamac en toile écrue rapporté de Guyane, s’emmitoufle dans une couverture et se plonge dans le récit autobiographique que Paulo Coelho, guidé par l’Italien Pétrus, fait de son pèlerinage de Saint-Jean-Pied de Port à Saint-Jacques. Quand la maman avait vingt-quatre ans, elle s’est passionnée pour « l’Alchimiste ». A cette époque, elle ignorait que l’écrivain brésilien fasciné par l’occulte, les signes, les mystères, avait été membre d’une société secrète et qu’il était venu marcher en Europe pour y obtenir son épée. Plus la maman avance dans la lecture de ce récit et plus elle se demande si Paulo Coelho a pratiqué la sophrologie tant les pratiques auxquelles le forme son guide s’apparentent à des exercices qu’elle apprend à ses patients.
En ce six janvier, la maman n’a pas encore terminé « le pèlerin de Compostelle » mais elle sait que cette année, elle marchera elle aussi sur ce chemin. Elle aurait aimé pouvoir aller en une seule fois du Puy en Velay à Saint-Jacques car, pour elle, c’est dans la durée de la marche que le sens du chemin se révèle. On dit que personne n’entreprend le chemin de l’étoile sans une raison profonde. La raison n’est pas toujours connue au début du parcours. Elle se fait jour petit à petit. C’est elle que l’on donne aux agents du bureau chargés de vérifier que le passeport des jacquets est tamponné et de leur délivrer un certificat. Maintenant si on lui demandait pour quelle raison elle a envie d’entreprendre cette aventure, elle aurait envie de dire que c’est pour son père, pour s’assurer qu’il a trouvé la paix dans un repos de l’âme qui ne connaît plus la tourmente.
Mais est-ce vraiment la réponse ? Elle ne le saura que plus tard. Pour l’heure, elle a déjà trouvé son bourdon, le bâton avec lequel marchaient et marchent encore les pèlerins. C’est un morceau de bois solide qui vient d’un bout de forêt longé tous les jours. Elle aimerait que son mari puisse l’accompagner et que des amis les rejoignent. Les enfants sont encore jeunes mais elle espère que plus tard ils viendront avec eux tant c’est ce qu’elle aime le plus et est fort, chez elle, le désir de partager ce qui la ressource avec ceux qui sont chers à son cœur.
Alors, pour 2014, un « buen camino » pour vous tous et cette chanson composée par Jean-Claude Benazet pour vous accompagner « Ultreïa »
Tous les matins nous prenons le chemin,
Tous les matins nous allons plus loin.
Jour après jour, la route nous appelle,
C’est la voix de Compostelle.
Ultreïa ! Ultreïa ! E sus eia Deus adjuva nos !
Chemin de terre et chemin de Foi,
Voie millénaire de l’Europe,
La voie lactée de Charlemagne,
C’est le chemin de tous les Jacquets.
Ultreïa ! Ultreïa ! E sus Deus adjuva nos !
Et tout là-bas au bout du continent,
Messire Jacques nous attend,
Depuis toujours son sourire fixe
Le soleil qui meurt au Finistère.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Comme je suis d’accord avec tout ce que tu écris sur le chemin. Larguer les amarres et se ressourcer… quel beau programme !
Je ne sais plus si j’ai eu l’occasion de le faire précédemment …je te souhaite, ainsi qu’à ta petite famille, une douce et belle année 2014. A bientôt.