Chronique d’un tango entre vie et mort

 

Barque au couchant.jpgQuand nous sommes rentrés de notre long périple, mon grand-oncle m’a dit : « tu verras, ce voyage, ce sera un peu votre fonds de commerce ». Plus qu’un fonds de commerce, ce périple que certains caressent une vie entière sans le réaliser est pour moi un kaléidoscope dans lequel mon regard plonge pour revivre tel ou tel moment de notre aventure. Je laisse, parfois, mon esprit filer quand je suis assise à mon bureau. J’attends un patient. Je marque une pause dans l’écriture. Mon regard quitte le plateau traversé par des groupes de chevreuils et mon esprit voyage dans le temps.

 

 

 

embryon ventre.jpgAujourd’hui, je suis heureuse. Hier, j’ai appris qu’une de mes patientes que j’accompagne depuis trois mois attend cet enfant que son mari et elle désirent depuis bientôt quatre années. Qu’il s’agisse du moment où, alors qu’elle était endormie, le médecin est allé détacher des ovules sur les ovaires comme on le ferait de grains sur une grappe de raisins, de celui où un professeur en gynécologie-obstétrique mal luné est allé transférer l’unique embryon dans sa maison-utérus ou, encore, de cette prise de sang effectuée hier matin à l’ouverture du laboratoire d’analyses, j’étais là. Je ne l’ai pas quittée. Quand, elle m’a écrit pour me dire qu’elle était enceinte, j’ai été submergée par une émotion incroyable. J’ai retrouvé l’émotion que j’avais connue le jour où une jeune lycéenne venue me voir pour que je l’aide car elle pensait ne jamais réussir son bac et avait plusieurs mois en amont entrepris de se saborder par manque de confiance en elle m’avait laissé un message si bouleversant depuis le lycée. Elle venait de lire sur le tableau d’affichage qu’elle était reçue.

 

 

 

embryon 2.jpgQuand, étudiante en thèse de droit privé, je consacrais des centaines d’heures à la lecture d’ouvrages tant juridiques que psychologiques sur la procréation médicalement assistée rebaptisée assistance médicale à la procréation et le désir de maternité, je ne savais pas qu’un jour, j’aiderai des jeunes femmes à se préparer tant moralement que physiquement à accepter l’idée d’accueillir la vie, la porter, la donner et à trouver en elle la confiance de devenir une mère. Tout ce que j’ai appris, analysé, digéré trouve sa place. Certaines vies tiennent vraiment du puzzle et il faut parfois du temps pour que les pièces trouvent leur place!

 

 

 

IMG_00000379.jpgJe suis heureuse et comme un bonheur ne vaut que s’il est partagé, je le partage avec vous ! Maintenant, mon esprit file. Le chat sommeille sur un fauteuil de mon bureau. Dans l’air se mélange le parfum subtil de mon patient de ce matin et l’odeur du café resté au fond d’une tasse. Je suis entourée de photos d’êtres chers. Certains sont morts. D’autres vivent loin, très loin d’ici. D’autres encore ont rompu les liens qui nous unissaient mais ils sont toujours là. Je les associe à ce que je vis. La place qu’ils ont dans mon cœur ne se referme pas, contrairement aux trous des oreilles percées qui ont tendance à se reboucher quand on ne porte pas de boucles assez souvent. « Loin des yeux, loin du cœur », je n’ai jamais compris comment on pouvait aimer moins ou oublier ceux qui partaient. Je n’oublie pas ces moments passés à Buenos Aires au mois de février 2001 et que j’ai fixés dans notre récit de voyage à la page 19 :

 

 

 

Tour du monde 019.jpg« Nous séjournons une semaine à Buenos Aires, étrange capitale célébrée par Borges, survolée par Saint-Ex et Mermoz et racontée par nos amis Soline et Alexandre. Nous irons d’un hôtel au confort anglais avec ses Chesterfield et ses scènes de chasse dans le salon, son tissu écossais et ses meubles bateau dans la chambre, à un hôtel très populaire, proche de la description que Tahar Ben Jelloun fait de son « auberge des pauvres » habité par des familles argentines à faibles revenus, accrochant leur linge aux fenêtres et préparant leurs repas sur des campings gaz installés dans les chambres. Le propriétaire de l’hôtel est un Français qui a quitté les rives marseillaises de la Méditerranée depuis si longtemps qu’il fournit de gros efforts de mémoire pour se rappeler la langue de son enfance. C’est un petit homme sec, presque chauve, que la chaleur ambiante ne fait plus transpirer.

 

 

 

Tour du monde 074.jpgPendant une semaine, la température est accablante. Nous ne vivons que dans l’attente des nuits qu’accompagnent des promesses de fraîcheur. Nous avons sans doute tort mais nous n’osons pas nous risquer dans les ruelles du quartier de la Bocca, réputé pour être très malfamé. Nous lui préférons la carte postale qu’est San Telmo, haut lieu du tango et des antiquaires. Sur la place Domengo, Stéphane photographie et j’écris. Je fume mes dernières cigarettes du voyage. Ensuite, j’apprendrai à écrire sans tabac. Chaque dimanche, la place est envahie par les stands des antiquaires. Les étals se couvrent de bijoux, dentelles, cuivres, argenteries et verreries. Des couples chantent, dansent le tango. Quand j’étais étudiante, j’avais appris par cœur une chanson de Brigitte Bardot « invitango » et les paroles me reviennent : « entre dans mon amour, je t’argentinerai jusqu’au lever du jour pour voir le pays qui te plait, le tango seul est responsable…de ce beau voyage inoubliable. » Des musiciens arrachent des sons d’une grande nostalgie à leur accordéon. A la guitare sèche, Alexandre Lagoya fait toujours recette.

 

 

 

San Telmo (Argentine).jpgA côté de moi, assis sur le bord du trottoir, un jeune homme feuillette avec avidité les pages d’un des nombreux livres d’occasion qu’il a achetés. Le temps passe vite alors qu’on le croyait suspendu. A cinq heures, les vendeurs rangent leurs puces dans des cartons. Chaque objet est emballé méticuleusement dans une feuille de journal ou un morceau de papier de soie. La musique andine se mélange aux chants populaires argentins. Une jeune femme tout de jaune vêtue, comme pour mieux souligner son doux regard gris-vert, continue de prendre la pose sous une large ombrelle. Charlot cherche encore à capter le regard des passants dans la foule et le marionnettiste puise en lui assez de force pour animer son double qui porte exactement les mêmes vêtements que lui. Le vent se lève. La nuit va tenir sa promesse de fraîcheur venue du Rio de la Plata dont les eaux boueuses ont servi de tombes sans pierres ni couronnes à ces jeunes gens précipités par les militaires depuis les hélicoptères à l’époque de la dictature des généraux. Les enfants baillent. Des restes de sorbets fondent dans des coupelles.

 

 

 

Tour du monde 042.jpgCette soirée me rappelle ces moments délicieux passés à la terrasse de café le soir dans un Paris d’août caniculaire. Ce Paris passablement déserté par ses habitants. Des roucoulements de pigeons dans les branches des marronniers dont les feuilles roussissent. Un orage qui éclate, des éclairs qui zèbrent le ciel et la pluie qui dégringole et lave les trottoirs des avenues le long desquelles il redevient possible de trouver un espace pour stationner. Sur la place Domengo, des enfants courent. Des amants se jurent, entre deux baisers, des promesses d’amour éternel. Des bébés dorment dans leur poussette. Dans le sillage des femmes et des hommes, on respire l’odeur du savon après la douche. Plus loin, plus tard, nous verrons déambuler les longues silhouettes noires de ces mères espérant encore que le Rio de la Plata leur rendra l’enfant qu’il leur a involontairement ravi.

 

 

 

Tour du monde 028.jpgAnne-Lorraine Guillou-Brunner