En ce jeudi Saint, dans le souvenir de ce dernier repas que Jésus et ses douze disciples ont partagé ensemble, je revisite mon environnement familial et ce qui fait qu’avec les années, la foi en moi grandit. J’ai ouvert les yeux dans une famille chrétienne. Dans la famille de notre mère, les hommes, hormis son père, professait un athéisme tout en respect des religions et en attachement farouche à la laïcité. Les femmes, elles, pratiquaient raisonnablement et aucune d’entre elles n’aurait mérité le sobriquet animalier de « grenouille de bénitier ». Dans cette famille, on ne versait pas dans l’évangélisation. Seul le père de notre arrière-grand-père, gardois de naissance et confiseur de profession, était profondément agnostique. Il appartenait à une famille dite « rouge », à une époque où la France ne comptait que deux clans, celui des « rouges » et celui des « blancs ». Quand on voyait un prêtre en soutane, on pensait « corbeau » et on se mettait à faire « croa, croa » sur son passage. Avant de me lancer dans cette chronique, j’ai commencé par appeler ma mère qui, justement, se trouve dans le Gard. Je voulais m’assurer que je ne prendrais pas trop de liberté avec l’histoire familiale. Je voulais également l’interroger sur le passé religieux de notre père. Notre mère aurait fait, comme son grand-père paternel, un magistrat de haut rang ou une remarquable journaliste de l’AFP tant elle a en horreur les petits arrangements avec la réalité et les phrases à la Châteaubriand !
Elle m’a raconté que son arrière-grand-père gardois, ancien conscrit, ancien fantassin-voltigeur admiré pour la vitesse à laquelle il marchait, figurait sur une liste de personnes à abattre dans l’éventualité d’un retour à la monarchie. Elle pense que l’agnosticisme de son parent devait trouver sa source dans l’horreur des guerres de religion ayant si fortement marquée la région et, aussi, dans la rencontre avec des prêtres d’un très grand sectarisme. Quelle ne fut pas la colère de cet homme quand il comprit que sa femme avait osé quitter la maison en pleine nuit avec leur fils pour le mener, à l’arrière d’une charrette, étendu sur un lit de paille, à un pèlerinage pour enfants malades ! Sa femme avait osé braver son mari pour assurer la survie de leur enfant. En effet, plusieurs bébés étaient morts chez des nourrices et le petit garçon était souvent malade. Après ce pèlerinage à Sainte Cécile-les-Vignes qui consistait à passer autour de son cou un collier de noyaux d’olives avant d’entrer dans un tonneau de vin, il n’avait plus jamais été malade !
Notre grand-père maternel est le seul homme de la famille à avoir, à cette génération, vécu une foi profonde et constante, simple et directe. La foi de notre grand-père était infiniment plus décontractée que celle de notre grand-mère chez laquelle la culpabilité judéo-chrétienne était cette mauvaise herbe dont il faut réussir à arracher la racine pour qu’elle ne repousse jamais. Notre grand-père est peut-être mort trop jeune, trop brutalement, pour avoir le temps d’avoir peur de la mort. Notre grand-mère est partie dans l’angoisse du jugement dernier, hantée par des visions dignes de celles que Jérôme Bosch a peintes et dans la crainte de la résurrection de la chair. Plus elle avançait en âge et plus cette idée la terrifiait. Si on ressuscitait âme et chair, comment pourrait-elle décemment retrouver un mari si tristement arraché à la vie à l’âge de trente-trois ans quand elle-même aurait franchi sa neuvième décennie ?
Je n’ai jamais eu en ma possession beaucoup d’éléments me permettant de reconstituer l’enfance et l’adolescence de notre père. Il ne les évoquait presque jamais ou alors j’étais encore trop jeune pour poser les bonnes questions. C’est en devenant mère que sont nées toutes sortes d’interrogation de nature à mieux comprendre sa personnalité complexe. Les clés, pour moi, étaient bretonnes mais plus personne n’a voulu parler. Le Breton de la terre qui se finit est aussi taiseux qu’il est rugueux ! Par téléphone, ma mère m’a appris que notre père, né à Quimper en janvier 1940, n’avait reçu le baptême qu’après que les oncles retenus prisonniers dans les camps aient été libérés et soient rentrés. Il n’a fait ni sa communion ni sa confirmation. Il semblerait qu’il se soit instruit seul en lisant des livres de messe qui appartenaient à sa tante et marraine. Ces livres de messe étaient rédigés en breton et en français. C’est à la mort de cette marraine, le jour de son enterrement, qu’il a communié pour la toute première fois après avoir échangé avec le Père. Adulte, il ne croyait plus. Je me dis qu’il est possible que la mort prématurée de sa mère l’ait amené à reconsidérer l’existence de Dieu. Il ne croyait pas, mais il était très pointu dans le domaine des écritures, du Livre, pierre angulaire des religions monothéistes. Il avait également lu le Coran dont une édition prend désormais la poussière sur une des étagères de la bonne et vieille maison de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard.
Sans doute, était-ce en Algérie, à Alger la blanche, qu’il s’était passionné pour l’islam. Il aurait été envoyé faire sa coopération en Inde, il aurait tout voulu savoir des Veda, Upanishad, du Mahabaratha, du Ramaya, de la Bhagavad Gita et des Purana. Si notre père était encore en vie, il se serait plongé dans les textes fondateurs du bouddhisme et se serait naturellement essayé à la méditation tant sa curiosité intellectuelle et son besoin de dépassement physique étaient illimités. Il avait sauté en parachute avec les hommes du 8ième RPIMA à Castres, était resté au feu avec les pompiers des jours et des nuits durant dans la Montagne Noire, avait expérimenté l’hypnose, passé des nuits blanches aux bains douches avec la femme très originale de l’un de nos anciens Premiers ministres, exploré, avec la précision d’un entomologiste, certains bas-fonds porté par son amour de Brel, de Barbara ou de Piaf, vécu, avec eux, le port d’Amsterdam, Göttingen, les remparts de Varsovie, entendu la pluie tomber sur Brest, la lionne appeler le lion, essuyé des verres au fond du café, pleuré avec Jef, vibré avec Callas devenue Norma, goûté à toutes sortes de choses et songé, parfois, que la nuit serait longue à devenir demain.
Comme un certain nombre de grands angoissés, il était pressé de vivre plusieurs vies. Comment une seule vie aurait-elle suffi à combler toutes ses attentes ? Il se rêvait chat. Il est parti comme ces vieux Indiens, seul, parce qu’il en avait décidé ainsi. Je pense que si sa femme était morte avant lui il n’aurait pas eu peur de descendre aux enfers pour aller la délivrer de la mort et la ramener, à la lumière, dans le monde des vivants. Cet homme qui avait fait seul son instruction religieuse, restait si fidèle à notre héritage chrétien, maîtrisait l’iconographie religieuse, offrait « Théo » à sa femme, croisait le fer avec des Pères, leur servait, avec délectation, du poulet à la diable, veillait à ce que nous ne soyons pas en retard à l’office du dimanche, avait un immense respect pour toutes les religions, était fier que son grand-père paternel, maire de son petit village du Finistère sud, ait refusé, catégoriquement, que soient retirés sur le monument aux morts les signes religieux, avait retrouvé le chemin qui mène à la foi quand il accostait le rivage du bout de la nuit. Il était parti faire une retraite à l’abbaye d’En Calcat, située dans le Tarn. Auprès des moines bénédictins, il avait trouvé une forme d’apaisement. Ayant senti sur lui les bienfaits de ce séjour, notre mère lui avait dit qu’elle serait prête à le voir rejoindre la communauté si la paix, pour lui, était là-bas.
Si notre père ne parlait pas des catholiques de sa famille, il aimait à raconter qu’un ancêtre lointain dont la famille était venue d’Allemagne était juif. Le père de cet ancêtre, né Abeth, exerçait le métier de menuisier et vivait, comme la plupart des artisans travaillant le bois, de l’autre côté de la porte Saint Antoine à Paris. Gagné par l’esprit de la Révolution, il avait fini par être envoyé en qualité de commissaire dans le Finistère Sud pendant les années de Terreur robespierriste. Il avait pour mission de faire couler le sang, bleu comme l’océan de cette fin de terre. Il avait, dit-on, accompli un travail remarquable mais comme il était très intelligent et qu’il avait compris que les bourreaux d’hier et d’aujourd’hui seraient les victimes de demain, il avait réussi le tour de force d’épouser une demoiselle Friant dont la famille était issue de la petite noblesse ! L’homme devait avoir autant de charme que de charisme pour séduire et la jeune fille et son père !
C’est notre mère qui nous a élevées, ma sœur et moi, dans la foi chrétienne, qui nous faisait dire nos prières le soir, ancrait en nous la vie de Jésus et le calendrier liturgique. Enfants, nous l’accompagnions avec plus ou moins de joie à la messe du dimanche. Je crois que ma sœur ne me contredira pas si j’écris que nous avons été toutes deux heureuses de recevoir le sacrement de la confirmation. Adolescente, ma sœur a été très impliquée dans la vie paroissiale et, l’été, elle partait avec l’aumônerie vivre sous la tente, animer des veillées, marcher dans les montagnes, essayer, vainement, dans les Cévennes, de rencontrer de jeunes protestants. Je ne m’engageais pas dans ce genre de vie collective. L’époque des Jeannettes avait été pour moi un vrai cauchemar : les nuits sous des tentes de l’armée plantées dans des champs boueux gentiment prêtés par des agriculteurs de la Sarthe, l’obligation de se soumettre à la loi du groupe, les courses d’orientation quand je ne comprenais rien à une boussole. La seule chose que j’ai aimée : les célébrations en plein air, dans des clairières, avec cette impression que nous étions tous des saint François d’Assise, que les oiseaux nous parlaient et que nous les comprenions.
A des milliers de kilomètres l’une de l’autre, ma sœur et moi avons ressenti le désir de nous impliquer dans la vie de nos paroisses. A Los Angeles, ma sœur participe à l’encadrement d’un groupe d’enfants qui fera sa communion en juin. Dans un petit village du Loiret, j’anime avec l’une ou l’autre de mes filles les réunions d’éveil à la foi pour les enfants de 4 à 7 ans. C’est un bonheur de voir les plus jeunes enfants entrer dans la vie de Jésus. Je rappelle toujours aux enfants combien Jésus les aimait, recherchait leur présence. Samedi dernier, nous avons parlé des Rameaux et de la résurrection. Dans le groupe, une petite fille a réagi très fortement. Elle était vraiment pleine d’incompréhension, de colère et de tristesse : comment des hommes avaient-ils pu vouloir la mort de Jésus, de cet homme qui parlait d’amour ? Les enfants sont encore trop jeunes pour qu’on puisse leur expliquer qu’il fallait que le destin de Jésus s’accomplisse de cette manière, qu’il vive la passion et la Résurrection pour qu’on puisse célébrer sa naissance, la venue du fils de Dieu.
Dimanche dernier, j’assistais seule à la messe des Rameaux. Notre aînée était chez une amie depuis le samedi. La cadette et le benjamin avaient préféré rester à la maison. Je ne les avais pas contraints à m’accompagner. Malgré tout, j’étais un peu triste qu’ils ne soient pas venus. Quand nous étions enfants, notre mère ne nous laissait pas le choix. On venait, un point c’est tout. Pendant ce temps, notre père, resté à la maison, s’affairait au-dessus de ses casseroles ou de son four. On traînait les pieds mais, en sortant, on était heureuses d’avoir partagé ce moment ensemble, d’avoir fait un effort sur nous-mêmes. Ce moment de pause dans nos vies et ce temps de prière donnaient à nos dimanches une densité qu’ils n’ont pas, pour moi, quand les premiers jours de la semaine ressemblent en tous points aux autres, les obligations professionnelles en moins.
Maintenant, notre mère peut être heureuse. Elle a su transmettre l’amour de Jésus à ses filles qui, elles-mêmes, ont à cœur de le partager avec leurs enfants. La boucle est bouclée : partager à notre tour la grâce reçue. Notre père était athée jusqu’à ce qu’il accoste le rivage du bout de sa nuit, juste avant qu’il ne s’endorme dans l’éternité, mais par son empathie qui allait jusqu’à la compassion, son profond respect de l’autre, son refus des rapports de force, il a été un merveilleux exemple d’amour du prochain.
Alors que vous ayez la foi ou pas, pensez à partager vos dons, vos savoirs, vos passions avec vos proches, avec votre prochain.
Je vous souhaite à tous de joyeuses Pâques et conclus avec cette prière attribuée à Saint François d’Assise :
Seigneur, fais de moi un instrument de Paix
Là où est la haine, que je mette l’Amour
Là où est l’offense, que je mette le Pardon
Là où est la discorde, que je mette l’Union
Là où est l’erreur, que je mette la Vérité
Là où est le doute, que je mette la Foi
Là où est le désespoir, que je mette l’Espérance
Là où sont les ténèbres, que je mette la Lumière
Là où est la tristesse, que je mette la Joie
O Seigneur, que je ne cherche pas tant
à être consolé qu’à consoler
à être compris qu’à comprendre
à être aimé qu’à aimer
Car c’est en donnant que l’on reçoit
C’est en oubliant qu’on se retrouve soi-même
C’est en pardonnant que l’on obtient le Pardon
C’est en mourant que l’on ressuscite à la Vie
Anne-Lorraine Guillou-Brunner