Personne n’était préparée à vivre ce que le coronavirus (je hais le terme de Covid 19!) nous a fait traverser et, on le sait, les pays n’auraient pas été confinés et les économies mises à genoux s’il y avait eu des masques et du gel hydroalcoolique pour tous. Dans des pays comme l’Italie, la Russie, le Pérou, la Bolivie ou le Chili beaucoup trop de soignants sont morts faute d’être protégés. Dans tous les corps de métier ayant continué à faire fonctionner nos pays, on compte des morts. On sent bien que le relâchement est dans l’air, que la jeunesse aspire à renouer avec la liberté, à danser et à chanter. Quand on est jeune, on sent immortel, invincible, tout-puissant. On n’aura pas pu accompagner ses proches malades et leur dire au revoir. Les enterrements auront été réduits à leur plus simple expression. Pas de kermesse, de sortie scolaire, de communion, de baptême ou de mariage. Tout est reporté à plus tard. On continue à naviguer à vue. On ne sait rien encore de ce qui nous attend et si les élèves pourront faire une rentrée normale.
Depuis que je suis à nouveau autorisée à recevoir des patients au cabinet, j’en ai un à deux par jour. Cela me déprime et m’angoisse. L’intendance me prend tellement de temps que je n’arrive pas à écrire autre chose que des chroniques et un post tous les matins sur Instagram. Heureusement, j’ai mes visites hebdomadaires à Muguette. Hier, elle a mis des tuteurs pour soutenir ses tiges de poireau. Leurs grosses têtes fleuries sont lourdes. Elles ressemblent aux bibis que portaient la reine Mère, la mère d’Elizabeth. Dans notre tout petit potager, quelques tomates se sont formées et nous avons mangé tous nos radis. Les courgettes ont donné des fleurs. Le mirabellier n’a jamais porté autant de fruits. J’espère avoir le temps de les ramasser avant notre départ pour le Gard. J’aimerais faire des confitures. Régulièrement, je vais cueillir trois ou quatre framboises. Avant, je ne les aurais pas mangées mais les aurais gardées pour les enfants. Maintenant, elles sont pour moi!
Ce matin, j’ai dû batailler pour que Céleste consente à suivre ses deux heures de cours de français. Elle a eu la chance d’avoir un professeur fabuleux et c’est le seul qui a dispensé tous ses cours de français et d’HLP en audioconférence. Je me suis fâchée quand elle m’a suppliée de la laisser dormir. Quand on a un professeur aussi admirable qui a déployé tant d’énergie pour préparer ses cours, faire passer un oral blanc de français et bouclé son programme, on ne reste pas au lit! Victoire, elle, est partie à 7h27 prendre son car. Deux derniers jours au collège avant le lycée. En septembre, j’aurai deux filles à déposer sur la place de l’ancienne gare le matin pour le bus de 7h10. Louis, de son côté, sera désormais seul au collège. Les cartes sont rebattues. Les deux années que Victoire et Louis ont passé ensemble au collège les ont beaucoup rapprochées. Les soeurs sont toujours aussi complices. C’est amusant de les entendre parler « chiffons » et maquillage. Depuis qu’ils vivent à la maison presque non stop, les enfants s’entendent très bien. Il n’est pas rare qu’ils sortent des jeux de société après le dîner et que, le matin, en me levant, je devine à quoi ils ont joué et aussi ce qu’ils ont bu et mangé…
Après ces longues semaines tous ensemble, nous aurions besoin tous les cinq de mener des vies séparées pour souffler. Quand on ne se quitte plus, nos travers et nos manies sont exacerbées: le coton-tige toujours parterre à côté de la poubelle, le tube de dentifrice jamais rebouché, les traces sur la glace car des mains ont enlevé la buée après la douche, les serviettes mouillées en boule, les mains grasses plaquées sur les baies vitrées, les cotons imbibés de dissolvant et de vernis laissés sur les bords des fenêtres et que le vent disperse autour de la maison (car l’odeur du vernis et du dissolvant me soulèvent le coeur), les informations qui ne sont pas enregistrées (il faudrait que je les envoie par mail ou sms ou que nous ayons un agenda partagé du style), le trio sucre-miel-Van Houten qui n’est jamais rangé après le petit-déjeuner, ma brosse et ma pince à épiler qui jouent les filles de l’air et les réflexions du style: « encore un rôti! » ou « Elles sont vraiment molles ces courgettes ». Usant car usée!
Stéphane conduit les enfants chez sa mère le 12 juillet au pays des marais et des grenouilles. Les enfants attendent ce moment avec impatience. Ils n’ont pas vu leur mamie depuis Noël. Ils vont retrouver leur cousine Louise, leur petite cousine Zoé, peut-être aussi les enfants d’une cousine germaine de Stéph qui vit en Roumanie, Emilie et Nicolas et des amis. Ils iront d’une maison à une autre en vélo, d’une piscine à un étang. La liberté! J’aurai (peut-être) deux jours rien que pour moi avec Fantôme. J’en rêve! Si le temps s’y prête, j’irai marcher à six heures du matin dans la fraîcheur d’un plateau moissonné. Les gros scarabées aux mâchoires de fer auront peut-être épargnés quelques coquelicots.
Comme souvent, ce matin, je me suis replongée dans les archives du blog. J’aime bien sauter dans mes souvenirs et me rappeler des moments heureux. Cette chronique a été postée le 24 juin 2014. En six ans, le trio a glissé de l’enfance à l’adolescence. Une de mes fidèles patientes est venue à 10h30. Elle avait un très beau bouquet. Elle m’a avertie: « Je ne viens pas pour faire une séance mais pour vous voir mais je souhaite vous régler ». Nous nous sommes installées sur la terrasse, à l’ombre des canisses. Nous nous connaissons depuis des années. Quand D a passé la porte du cabinet la première fois, elle était retraitée depuis quelques années et venait d’avoir un AVC, heureusement sans séquelle. Elle était absolument épuisée mais ne le mesurait pas. Elle s’était dévouée sans compter pour sa belle-fille qui, sous la menace d’un accouchement prématuré, s’était installée chez ses beaux-parents avec son mari. C n’avait plus le droit de se lever. D lui apportait tous ses repas au lit et, après la naissance des jumeaux, la maman et les enfants étaient revenus se faire dorloter. J’ai appris à D à inscrire le mot « fatigue » dans son dictionnaire. Fille d’une mère ressemblant à notre grand-mère, une femme qui, à 80 ans passés, avait fait un déménagement seule et continuait à prendre le train de nuit avec les enfants de D pour les conduire dans son appartement du midi et veillait sur eux pendant les grandes vacances, D avait toujours le sentiment d’être une petite chose en comparaison! Ce que, bien sûr, elle n’a jamais été et ne sera jamais! Nous avons bavardé avec plaisir et j’ai refusé que D me règle. On fera une séance la prochaine fois.
Comme tous les ans, à la même époque, le temps s’accélère. Vous suspendez au-dessus de l’évier tout ce qu’il ne faut pas oublier. On dirait des drapeaux à prière en terre bouddhiste : les papiers ayant trait aux sorties scolaires, au gala de gym de votre cadette, à la remise de nouvelle ceinture de judo de votre benjamin, à la rencontre avec le Principal du collège en vue de la rentrée de votre grande en sixième, au repas de clôture du caté, au dernier Conseil d’école, aux fêtes d’anniversaire, aux deux jours de kermesse avec retraite aux flambeaux, spectacle des enfants, tenue des stands et, cerise sur le gâteau, au campement du 4 juillet que vous avez eu l’idée d’imaginer avec une amie pour marquer la fin des années d’école maternelle et primaire des enfants de CM2.
Vendredi soir, à l’ombre des marronniers de la cour, les enfants recevaient des mains du nouveau maire du village un dictionnaire. Vous auriez pu être émue mais vous ne l’étiez pas. Vous étiez prête comme votre fille à ce changement, à cette fin programmée de l’enfance. Prête car vous n’en avez pas manquée une miette. Vous avez tout vécu de l’intérieur. Vous avez été actrice de part en part. Ne surtout rien regretter ! C’est votre devise. Ne pas pouvoir vous dire : « Comme elle a grandi ! Je ne l’ai pas vue grandir ! Tout est allé trop vite ! ».
Elle a grandi, c’est indéniable. Vous la regardez votre grande si longue avec ses cheveux qui ont poussé, qui blondissent de plus en plus avec les beaux jours. Elle porte sur ce qui l’entoure ce regard bleu qui accompagne si justement son prénom, Céleste. Un prénom qui s’est imposé à vous quand vous l’attendiez. Peut-être parce qu’après l’avoir espérée pendant plus d’un an, avoir commencé à sentir monter en vous la peur de ne pas arriver à porter la vie, vous avez été sous la menace d’une fausse couche. Vous détestez ces mots « fausse couche ». Vous les jugez impropres pour saisir ce qu’ils recouvrent pour une femme : cette peine, cette détresse de voir mourir le début de la vie en elle. Pendant 48 heures, vous avez su qu’à l’intérieur de vous la peur et l’envie de la vie se livraient un combat. Vous veniez d’apprendre que le poste de juriste que vous deviez occuper au CHU de Montpellier vous passait sous le nez. Comme vous n’aviez pas d’autre perspective, votre esprit s’était mis en incapacité d’accepter de mettre un enfant au monde dans un contexte peu sécurisant. Pendant deux jours, vous avez lutté pour que l’espoir l’emporte sur la peur, sur la mort. Votre petite fille s’est accrochée. Le prénom Céleste était une évidence. Et, en plus, elle est venue au monde avec des yeux bleus !
Après la remise des dictionnaires, tandis que les parents, les enseignants et les élus se rafraîchissent, les enfants font dédicacer leur sésame pour le savoir. Vous êtes à peine surprise en découvrant le petit mot de la maîtresse de votre fille qui, si gentiment, l’encourage à demeurer fidèle à sa nature gaie, enjouée et passionnée. Vous repensez aux paroles d’une autre institutrice qui a eu votre aînée deux ans dans sa classe et qui vous a toujours parlé de sa petite élève dans les mêmes termes. Vous ne doutez pas que Céleste reste Céleste. Le collège ne saurait avoir raison de sa joie de vivre, de son entrain, de son humour, de son empathie naturelle et de sa grande modestie. Et tant pis, si elle demeure rêveuse ! Si elle oublie ses affaires, vous raconte une histoire drôle en commençant par la chute, ne sait jamais où elle a abandonné ses chaussures. L’éducation n’est pas un forçage ! Vous le savez : bien assez vite, elle devra faire attention à tout, se concentrer pour ne pas perdre ses clés, sa carte d’identité, son permis de conduire.
De la fenêtre entrouverte de votre bureau montent les odeurs de pluie tombée sur l’herbe chaude. Moustache, le chat, est rentré humide. Vous entendez les rotations d’une moissonneuse-batteuse. Vous pensez à tous ces coquelicots que vous avez immortalisés sur les bords des chemins et qui ne seront plus là. Vous revoyez l’orge encore vert pour la communion de votre grande et devenu si blond avec ces magnifiques journées ensoleillées. Vous songez à cette promenade que vous avez faite avec les enfants après avoir quitté la place de votre village où on dansait le soir de la fête de la musique. Vous êtes rentrés à travers champs. Votre aînée avait une frontale. La nuit était si claire, le ciel si scintillant d’étoiles qu’elle servait juste à rassurer votre fils que vous avez porté la moitié du chemin car il était fatigué et avait froid. Vous avanciez sur le chemin et les enfants essayaient de repérer la grande et la petite ourse dans le ciel de ce jour le plus long de l’année. En arrivant, les trois filles sont allées se coucher dans la tente que vous aviez pendant une partie de votre tour du monde. Votre petit garçon, lui, a préféré le confort de son lit.
Maintenant, vous repensez à la colère et à la déception de votre mari quand, après avoir fait couper les cheveux de son fils qui est aussi le vôtre, il s’est rendu compte que le petit bonhomme qui va rentrer en CE1 avait recoupé ses cheveux avec les ciseaux de couture rangés dans un pot à crayons de votre bureau. Il avait glissé les mèches de cheveux dans le fond de la poche de son bermuda. Il n’a pas pu expliquer à son père ce qui lui était passé par la tête. Votre mari a fait de son mieux pour rattraper les choses mais, sur le dessus du crâne, un trou est resté ! Votre mari a été encore plus fâché quand vous avez pris la chose sans en vouloir à votre fils sous prétexte que c’est un classique chez les enfants et que vous en avez fait autant quand vous aviez cinq ans. Votre mari, exaspéré, vous a alors tourné les talons en vous lançant un : « alors, cela doit être génétique ! ».
Si vous n’avez pas été émue en assistant à la cérémonie de remise des dictionnaires, vous l’avez été en accompagnant votre fils à sa sortie scolaire jeudi dernier. Il partait visiter le château du Clos-Lucé, découvrir avec son maître, ses camarades et des parents la demeure de Léonard de Vinci et admirer ses machines. Comme votre fils va changer d’école à la rentrée, vous empruntiez pour la dernière fois le chemin rigolo. Le chemin qui passe entre les champs, l’orge à gauche, le blé à droite. Le chemin qui secoue la voiture. Le chemin sur lequel on rencontre des familles de lapins et on surprend des chevreuils. Le chemin sur lequel vous marchez ou courez au moins trois fois par semaine avec votre grosse boule de poils, votre berger australien, qui prend en chasse les perdrix et les faisans. Encore quelques jours, et un chapitre très important de votre histoire familiale se refermera : celui qui concerne les années d’école dans votre village. Depuis septembre 2006, vous êtes venue à l’école quatre fois par semaine tous les matins ou presque. Vous avez appris à connaître les enseignants, les ATSEM, les parents en charge de l’APE, les parents délégués, les cantinières et les dames qui assurent le ramassage scolaire et veillent aussi sur le temps péri scolaire. Bien sûr, vous reviendrez pour les embrasser mais, sans les enfants, ce ne sera plus exactement comme avant.
Votre fils s’est coupé les cheveux et cette mésaventure vous a remis en mémoire le texte que votre mère a écrit et prononcé pour vous le soir de votre mariage. Votre père était mort depuis moins de trois mois. C’est lui qui aurait dû s’acquitter de cette mission. Vous demandez à votre mère de le remplacer. C’est dur pour elle. Elle craint de ne pas y arriver et puis, une nuit, elle se lève et écrit le texte d’un trait. Plus tard, elle vous dira qu’il lui a semblé avoir servi de médium à son mari. Vous êtes assise à côté du vôtre. Vous regardez votre mère debout face à la salle. Elle est en bleu, une couleur qui lui va particulièrement bien, un bleu céleste comme les yeux de votre grande. Elle est émue, très émue mais elle se maîtrise et son ton est alerte. Après avoir rappelé le sens du couple, du mariage, avoir cité à plusieurs reprises Charles Péguy, elle s’adresse directement à votre mari tout frais, votre mari depuis quelques heures et voici ce qu’elle lui dit :
« Bien sûr, vous avez déjà pris le temps de vous connaître, comme la plupart des jeunes couples aujourd’hui, mais vous avez encore beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Par exemple, croyez-vous vraiment connaître Anne-Lorraine, mon cher Stéphane ? Comme c’est elle que je connais le mieux, ce qui est normal, je vais me permettre de vous faire partager mon expérience pour que vous sachiez à quoi vous en tenir le jour où votre famille s’agrandira d’une petite fille, par exemple, portrait craché de sa maman.
Voici donc quelques conseils :
-Tout d’abord, lorsqu’elle prononcera ses premiers mots, elle dira « papa ». Rempli d’une légitime fierté devant la reconnaissance éclatante de votre identité, vous accourrez, joyeux. Ô, amère déception, avec un léger pincement au cœur, vous comprendrez vite que « papa », c’est en fait « maman »…Demandez-vous ensuite comment votre fils résoudra son complexe d’Œdipe !
-Son sens de l’observation vous étonnera : entrant dans la salle de bains o vous ferez vos ablutions matinales, elle se perdra en conjonctures devant votre anatomie, s’apercevant, non sans justesse, que vous avez des attributs qui ressemblent fort à la queue de son chien, mais pas au même endroit…
-Lorsque vous voyagerez par la route, ne vous étonnez pas de la voir passer des heures, la tête sur les valises et les pieds au plafond dans le plus simple appareil et un éternel biberon à la bouche. Plus tard, évitez de l’asseoir derrière le conducteur car elle pourrait avoir la fâcheuse idée de vous crier « coucou » en vous mettant les mains sur les yeux !
-Apprenez lui tôt à distinguer sa droite de sa gauche, le haut du bas, à ouvrir et à fermer les portes à clé. Serait-elle quelque peu dyslexique ou simplement très étourdie ?
-Apprenez-lui la géographie sur le tas. Là aussi, elle risque de vous réserver des surprises. Par exemple, si vous passez un jour sur le pont de Saint Nazaire, demandez-lui quel est le fleuve qui s’écoule lentement vers l’océan (au fait, est-ce bien l’océan ?…) vous entendrez une petite voix de plus en plus hésitante et apeurée vous dire, tour à tour, la Seine, le Rhône, la Garonne, mais surtout pas la Loire !
(…) Soyez tous les deux, heureux, très heureux. Cueillez le jour et les jours, tous les jours. La vie, parfois, peut être courte. Vivez-la pleinement ! Vivez-la sereinement ! Si, par dessus le marché, vous savez lui donner une dimension spirituelle, vous vivrez parfaitement heureux.
Je citerai encore une fois Charles Péguy : « Que de choses à donner et à recevoir ! Que de choses à recevoir et à donner, mes enfants ! ».
Si votre maman lit votre chronique, vous voulez la remercier d’avoir eu la force d’écrire et de dire ce très beau texte. Vous voulez aussi remercier votre mari qui a eu le courage de vous choisir et, encore plus, de fonder avec vous une famille de trois enfants. Vous comprenez qu’il ait calé et qu’en fait de quatrième vous ayez accueilli un berger australien! Vous voulez le rassurer sur la théorie de l’inné. Votre fils a seulement coupé ses cheveux. Vos deux filles n’ont jamais rien fait d’aussi extravagant! Vous, vous coupiez non seulement vos cheveux mais également vos robes. Vous écriviez sur les murs et vous pouviez passer le temps de la sieste (que vous ne vouliez plus faire et que votre mère vous imposait pour pouvoir souffler) à vous recouvrir de cirage noir avant de faire une entrée fracassante dans le salon où votre mère recevait quelques amies…Franchement, vos enfants sont bien plus sages que vous!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner