Chronique venteuse

Un vent froid et fou déferle sur le plateau. Le printemps bouscule l’hiver à grand renfort de petites fleurs colorées et de tendres pouces vertes. Le prunus se met au rose. De son côté, le mirabellier préfère le blanc. Le lilas a poussé ses bourgeons au bout de ses branches. Pour les tulipes, il faudra attendre. La terrasse est couverte de feuilles de glycine. Les oiseaux continuent de venir picorer les graines dans la mangeoire. Le chat ne les effraie pas.

Ce vent est très fatiguant. Au marché, ce matin, il faisait claquer les bâches des étals et s’envoler les étiquettes indiquant les prix des fruits et des légumes. Victoire avait préféré se reposer. Seule Céleste m’accompagnait. Tandis que je patientais devant le camion du fromager dans des odeurs de saint Nectaire et de roquefort et espérais que la cliente qui venait de demander quarante gougères en avait laissé quelques unes dans le fond de la corbeille en osier, Céleste partait acheter différentes sortes de tapenades: au basilic, à la tomate séchée et de la noire classique. Ces derniers jours de grand soleil et de température printanière avaient fait renaître le désir d’apéritif gardois. A Pont-Saint-Esprit, tous les retours de marché du samedi matin rimaient avec muscat frais, tranches fines de saucisson tendre, olives de Nyons, radis craquants et tapenade sur du pain grillé ou avec des gressins. Comme nous étions bien en famille ou avec des amis dans la cour dont une glycine habille les murs! Cette glycine plantée par notre maman n’arrivait pas à pousser. Quand Stéphane et moi sommes venus habiter la maison à l’année, elle s’est enfin décidée à se déployer.

Ce matin, avant d’aller au marché, Fantôme et moi allions dire bonjour à Muguette. Elle buvait une tasse de café avec Eugène. Pépette, elle, trônait sur l’une des marches de l’escalier laissant les rayons du soleil réchauffer ses vieux os. Muguette était surprise que nous soyons déjà samedi. Eugène nous racontait combien il avait détesté le catéchisme et la messe. Le prêtre se présentait au domicile de ses parents pour se plaindre des absences répétées de leur fils aux offices dominicaux. Comme les frères aînés étaient enfants de choeur, il avait fini par laisser Eugène en paix qui n’avait plus franchi les portes d’une église avant son mariage.

Le coq de Muguette qui était venu remplacer l’année dernière le malheureux Coco emporté par une renarde et dont j’ai conservé une belle plume rousse a été remplacé par un autre coq de la même race que les poules de Muguette. Muguette s’était beaucoup moquée de son précédent coq qui n’arrivait pas à tenir la note et chantait faux. Doucement, l’activité va reprendre dans le potager et, comme tous les ans, Muguette dit qu’elle est fatiguée et n’a pas le coeur à s’y mettre. Ses deux fils ne lui laisseront pas le choix. Son cadet a déjà planté des petits-pois et l’aîné arrivera dans quelques semaines avec des plants de tomates et de courgettes.

Je ne suis certainement pas la seule femme à ressentir cela mais, à la faveur du premier confinement, quelque chose s’est brisée en moi. Prendre soin des trois enfants jour après jour pendant quatre mois sans jamais souffler a provoqué une sorte de fatigue chronique dont je n’ai pas réussi à me défaire. Mon énergie était ma précieuse alliée. J’étais certaine de pouvoir toujours compter sur elle. Rien ne me faisait reculer: préparer un couscous pour 45 personnes, des déjeuners de communion ou de profession de foi pour 30, des anniversaires pour 15 enfants, un campement sur deux jours, accueillir inlassablement famille et amis, une pile de 50 crêpes pour un loto de l’APE ou une boum du collège. Maintenant, je n’en suis plus capable et cela me fait de la peine car je ne me sens plus la même personne.

Une semaine que nous travaillons avec le trio à la maison. Je glisse de mon cabinet à la cuisine et y prépare deux repas par jour. Nos trois adolescents ont des appétits d’ogre et, comme le Petit Poucet, continuent de semer un peu partout des traces de leur passage. J’ai été obligée de faire des grosses courses mardi et des courses complémentaires lundi, jeudi et vendredi. Louis se demande toujours si ce qu’il sort du réfrigérateur ou d’un placard n’est pas périmé. Céleste me fait observer que je n’ai pas acheté les bons yaourts et Victoire se désole, à l’heure du goûter, que son frère ait fini le chili con carne…Il me semble avoir cuit deux kilos de riz en une semaine.

Tandis que j’écris assise sur le canapé de la mezzanine, la lumière commence à faiblir. Céleste est dans un bain. Victoire regarde une série en anglais dans son lit. Louis vient de rentrer. Il a fait du vélo tout l’après-midi avec des amis. Stéphane a lâché ses parties d’échecs en ligne pour venir suivre le match de rugby Pays de Galles/Angleterre. Le chat viendra s’installer sur ses genoux et offrira son ventre à caresser. Fantôme se repose sur le canapé.

Devinez qui, ce soir, s’occupera du dîner?

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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