Chronique des manifestations au passé et au présent

cygnes-coeur.jpgVendredi matin, il fait froid. Des bancs de brume épais et fantomatiques planent au-dessus des canaux. Un couple de cygnes se laisse glisser sans bruit. Une maman presse le pas. Elle a rendez-vous à 10 heures chez le gynécologue. C’est « La » visite annuelle quand tout va bien. L’année de ses quarante ans, elle a eu droit à la mammographie de rigueur. Ce matin, elle a froid malgré son manteau de laine. Elle n’a pas besoin de glace pour deviner son nez rouge, ses joues rosies et le pourtour de ses lèvres bleu. Ce matin, l’ambiance est à la grève. Des lycéens se sont rassemblés sous les fenêtres de la sous-préfecture. Le parc de la ville a été fermé. Des CRS veillent au grain. Elle en a à la pelle des souvenirs de manifestations, surtout des manifestations d’agriculteurs très en colère. Agriculteurs-tracteur-manifestation_pics_390.jpgElle voit encore les tracteurs arrachant les grilles de la préfecture du Mans, après avoir déversé des tonnes de fumier sur les pavés, les Martiniquais bloquant le port et asphyxiant une île hautement dépendante, dans les années 70, des produits fabriqués en métropole. Elle se rappelle surtout comment, en pleine nuit, un homme avait accepté, en robe de chambre, de recevoir une délégation d’agriculteurs du Tarn, département qui, cette année-là avait souffert le martyre en raison de la sécheresse et réclamait le versement de subsides. Les agriculteurs avaient badigeonné de jaune la magnifique porte cochère en bois sculpté de l’hôtel particulier du 17ième siècle et suspendu aux branches des arbres du parc des têtes de veau sanguinolentes.

tete-de-veau.jpgA trois heures du matin, monsieur le sous-préfet, très digne dans sa robe de chambre à carreaux bleu marine recevait donc une délégation d’agriculteurs. En guise d’introduction à la négociation, il leur avait demandé si les têtes de veau étaient fraîches. Un peu interloqué, les agriculteurs avaient répondu non et le sous-préfet de leur répondre du tac au tac : « quelle déception ! Ma femme se refuse à m’en acheter. Elle a ça en horreur. Vous m’offriez la possibilité d’en manger. La tête de veau, c’est un souvenir d’enfance ! ». Et les agriculteurs de sourire, voire de partir d’un rire franc et de lui promettre de l’inviter à en déguster une. La négociation avait enfin pu commencer, s’achever par un dénouement heureux et le sous-préfet avait eu sa tête de veau, sauce gribiche !

 

La grève, la maman, quand elle était enfant, elle l’avait finalement exclusivement vécue du côté des représentants de l’ordre public. A 17 ans, le temps était venu pour elle de s’affranchir et de sauter de l’autre côté des barricades. Elle se revoit un matin de 1986 défilant au milieu d’autres contre la réforme Devaquet que le monde enseignant voulait mettre au piquet. Savait-elle seulement pourquoi elle défilait ? Sans doute pas ! Elle était là parce que c’était convivial, sympa et un moyen comme un autre de faire et le lycée buissonnier et la nique au père !

GUD-9c01b.jpgEnsuite, elle n’avait plus jamais défilé sans doute aussi parce que dans la faculté où elle apprenait la science juridique, les mouvements de grève étaient aussi rares que les RTT chez les mineurs chiliens. Son université, malheureusement, n’avait pas bonne presse. C’est le moins qu’on puisse dire et les affrontements entre étudiants inscrits au G.U.D et étudiants militants socialistes étaient sauvages. Il n’était pas rare que les gardiens se retrouvent aux urgences et que les panneaux d’affichage et les portes en verre soient vandalisés. Finalement, un jour, les plus hautes instances s’étaient enfin décidées à dissoudre l’association estudiantine conférant une si affreuse image à la faculté. Elle se rappelait que le monsieur qui aimait tant la tête de veau, les pieds de cochon, le fromage de tête et les rognons avait, à vingt ans, pris fait et cause pour l’indépendance de l’Algérie.

manifestation des Algériens, Paris, 1.jpgIl s’était retrouvé, le 17 octobre 1961, dans la manifestation à l’issue de laquelle les forces de l’ordre  firent baculer dans les eaux mortelles de la Seine un nombre inconnu d’Algériens. Le même jeune homme se retrouverait, avant d’intégrer une école créée en 1945 et dirigée par Michel Debré, trouffion de base dans un régiment disciplinaire pour avoir, dans sa famille, des communistes. Ca semble fou mais c’est la vérité ! Comme de toute façon à cette époque il vilipendait l’armée autant que ceux qui s’obstinaient à freiner la décolonisation, cette affectation ne pouvait que le renforcer dans ses convictions. Finalement, la fiancée du jeune homme, désespérée de le voir récurer les toilettes du régiment du soir au matin avait été plaider sa cause auprès d’un oncle très anti conformiste qui avait fait le nécessaire pour le sortir de là. Le jeune homme avait alors quitté les rigueurs des hivers lorrains pour découvrir de près Alger la blanche et y diriger une annexe de l’école dont il n’était pas encore sortie. Alger.jpg

Les années passant, la raison l’emportant, le jeune homme s’était mué en un remarquable serviteur de l’Etat qui avait appris à travailler avec tous les représenants de la force publlique, à être la voix du gouvernement du moment dans les départements, à oeuvrer sans relâche sur le terrain, allant vraiment à la rencontre des gens, pratiquant toujours une pensée long terme quand elle n’était pas carrément visionnaire et sacrifiant le plus souvent sa famille sur l’autel de son métier. Il n’était pas du genre à raconter sa jour,ée de travail quand, enfin, il rentrait. Souvent, de toutes façons, il n’avait pas le droit de l’évoquer avec ses proches. Mais, sa femme racontait les nuits parfaitement blanches  qu’il avait vécues à Metz lors des évènements de 1968. Au gré de son métier, il avait  rencontré et découvert des gens très attachants et même très drôles au sein de l’Armée française ! Impossible de raconter ici les dîners au 8ième R .P.IM.A de Castres auxquels il eût l’immense honneur d’être convié, lui, le civil, lui l’ancien anti militariste acharné !

En ce petit matin froid et avant que le groupe de lycéens ne se disperse, la maman se rappelle que le monsieur dont il est question depuis le début trouvait pardonnable certaines formes d’extrémismes à vingt ans mais, ensuite, carrément
has been. Mettre un terme à la Révolution permanente ne signifiait nullement brûler le drapeau de ses idéaux. C’était apprendre la mesure et se méfier des jugements sans retour.

giacometti-sculpture-on-parisian-street.jpgLa maman pousse la porte du cabinet médical. Dans la salle d’attente flotte encore une odeur de peinture fraiche. Une quadra au visage fermé attend son tour sans jamais lever les yeux. Elle porte un immense gilet gris sur des jambes à la Giacometti. Un monsieur d’une petite soixantaine d’années est plongé dans le « Elle » de la semaine dernière. Le médecin raccompagne une dame, la femme du monsieur. Trois petits tours et ils s’en vont. Cinq minutes se sont à peine écoulées qu’une autre femme fait son apparition. Elle porte, devant elle, un beau ventre et dans ce ventre un bébé qui doit bien avoir six mois, voire sept mois passés. Elle est toute en rondeur sans pour autant évoquer une sculpture de Botero. botero_01.jpgElle panique. Elle ne retrouve plus sa carte vitale. Elle appelle son mari. Elle raccroche. Elle vide consciencieusement le contenu de son portefeuille et finit par y retrouve la carte verte. Elle se détend. Elle rappelle son mari. Comme elle a besoin de parler, elle raconte à la maman ce qu’elle vient de vivre. La maman compatit et n’ose pas, frontalement, lui demander si, par hasard, elle ne serait pas antillaise car elle a reconnu une pointe d’accent qui lui est très familier. Elle avait raison. La maman toute ronde qui porte son troisième enfant a grandi en Guyane. Sa mère y vit toujours tandis que son père a rejoint sa Martinique natale. Voilà un point commun !

quatre-feuilles.jpgUne autre future maman entre. Elle a un beau visage aux traits ouverts, des cheveux châtains foncés et des yeux bleus. Elle prend la conversation en cours de route. La maman qui, elle, n’aura plus d’enfant et vient à peine de faire le deuil mentalement de ce quatrième qu’elle portait en elle depuis la fin de son adolescence demande à la nouvelle arrivée si elle est enceinte de son premier enfant. La jeune femme lui répond qu’elle attend son deuxième fils. La maman de trois lui demande encore si son plus grand qui a deux ans et demi va à la crèche. Il va à la crèche et a eu du mal, au début, à se faire aux nouveaux horaires qui pour la future maman de deux évoquent ceux d’une maison de retraite. La conversation roule un moment sur la vie en collectivité, le caractère assez remuant des petits garçons et les difficultés liées au fait de ne pas avoir de famille proche pour prendre, parfois, le relais. La future maman de deux a donné le prénom de son aîné, un prénom cent pour cent breton. Alors, la maman de trois ne peut s’empêcher de lui demander si elle est bretonne.

 

pont Aven01.JPGBingo ! Elle est bretonne, bretonne du Finistère Nord, un endroit non loin de Brest. La maman de trois lui parle de sa famille paternelle originaire du Finistère Sud et les voilà à évoquer les légendes bretonnes dont le terrible L’Ankou, le magnifique « cheval d’orgueil », la pauvreté de ce bout de France si longtemps abandonné à lui-même, la mort tellement présente chez les Bretons, la beauté noire des calvaires et le talent des peintres de l’école de Pont-Aven.

La maman du Finistère Nord s’est trompée de jour. Elle avait rendez-vous il y a deux jours ! Quant à la maman de trois, elle s’est trompée d’horaire. Elle avait rendez-vous à 10h30 ! Pas grave ! Le médecin va se débrouiller pour recevoir la future maman de deux avant de filer à son congrès à Paris.

C’est à elle. Elle se lève à contre cœur. Elle avait envie de continuer à parler des Antilles et du Finistère. La consultation est expédiée en moins de dix minutes. Elle a à peine le temps de demander au médecin si sa fille aînée a réussi sa première année de médecine. Elle a réussi mais est passée en dentaire. Son père s’en félicite. Il redoutait que sa fille ne se mette à fonder une famille passée ses trente-cinq ans. Il en voit trop, toutes les semaines, des femmes qui se désespèrent de ne pas arriver à mettre un bébé en route entre trente et quarante ans après des années de contraception orale et à un âge où leur taux de fécondité a déjà chuté de 50%, pour souhaiter à sa propre fille le parcours du combattant, voire toutes les souffrances, les violences et les attentes parfois décues ldu grand chelem de l’assistance médicale à la procréation.assistance-medicale-a-la-procreation--o318.jpg

Elle ressort. Elle s’attarde dans le bureau de la secrétaire médicale qu’elle ne voit qu’une fois par an. Elle traverse la salle d’attente. Dans un large sourire, elle lance un « Kenavo » à la future maman de deux. Celle-ci lui sourit à son tour et lui répond de même.

Les_Lettres_de_mon_moulin.jpgDehors, les bancs de brume se sont dissipés. Le couple de cygne a disparu, les lycéens aussi. Des C.R.S gardent encore les entrées du parc. Devant la sous-préfecture, le drapeau tricolore flotte mollement. Elle lui tourne le dos et songe encore une fois au monsieur qui aimait tant la tête de veau, les ambiances non racontables des dîners de parachutistes et « les lettres de mon moulin ».

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner