Chronique d’une petite Sophie perdue et retrouvée

boucle-dor.jpgBoucles blondes, duffle-coat rose bonbon, elle débouche du rayon « apéritif » et avance entre les grandes banques des produits surgelés. Elle pousse un petit caddy dont dépassent des paquets de chips. Je m’attends à voir arriver une maman, un papa, une grand-mère, un grand-père mais personne. Alors que je suis sur le point de me diriger vers la petite fille qui, à vue de nez, ne doit pas avoir plus de trois ans, trois caissières se précipitent de trois allées différentes et convergent vers l’enfant. Elles portent leur tenue obligatoire : chemise à rayures dans des tons rose et orangé et pantalon noir. Elles ont des talkies-walkies à la main.

droles-de-dames-tv-p1.jpgJ’ai subitement un flash. Je vois surgir Sabrina, Jill et Kelly envoyées par Charly. John Bosley n’est pas loin. C’est que son petit ventre l’empêche de courir aussi vite que le trio d’anges. Il doit être encore sur le parking de l’hypermarché. La caissière la plus âgée s’approche doucement de l’acheteuse en herbe et lui demande si elle s’appelle Sophie. La petite Sophie, pas effrayée pour deux sous, toute à ses courses, répond oui. C’est une chance, elle n’a même pas l’air de réaliser que sa maman est aux quatre cents coups et la cherche partout. Heureusement, nous sommes lundi. La grosse pendule suspendue à l’entrée du magasin affiche 9h30. A cette heure-ci, il est encore facile de repérer un enfant entre les allées et de dépêcher l’une ou l’autre des 30 employées en mission de recherche.  La petite fille ne s’est rendue compte de rien. Une autre caissière, plus jeune que la première, la prend dans ses bras. La dernière caissière pousse le petit caddy. L’incident est clos. Il n’y a pas eu d’annonce faite dans les haut-parleurs disant que la petite Sophie est attendue par sa maman à l’accueil du magasin. Cela n’aurait servi à rien et aurait pu même s’avérer dangereux pour l’enfant.

rayons-supermarche.jpgAlors que je dépose mes articles sur le tapis entre un couple de retraités très viandeux et un papa accompagné de sa fille portant une grande boite à l’ effigie de Barbie, je vois passer Sophie. Elle est assise dans le grand caddy que pousse sa maman, une jeune femme toute en rondeurs qui ne doit pas avoir plus de trente ans. Je crois entendre les palpitations de son cœur qui ne parvient pas encore à revenir à la normale. Je crois aussi deviner le tremblement fébrile de ses mains. Je sais qu’elle n’oubliera sans doute jamais cette mâtinée-là à moins qu’elle n’ait pas bien mesuré les dangers liés au fait de perdre un enfant dans  un dédale de plusieurs milliers de kilomètres carrés.

gifle-1974-263391.jpgJe me revois avec deux ans de plus que la petite Sophie également perdue dans un supermarché martiniquais qui n’avait sans doute rien à voir avec les monstres d’aujourd’hui. Je me rappelle qu’à la différence de Sophie, j’avais bien réalisé que je m’étais perdue. J’entendais mon cœur battre dans mes tympans. J’ étais paniquée dans les rayons qui semblaient si grands, si longs. Finalement, j’avais retrouvé ma maman qui, je l’imagine, avait été tentée, l’angoisse passée, de m’administrer une des ces incroyables gifles qui fait tourner la tête à l’opposé du côté gifflé et dont la brûlure et les traces des cinq doigts ne sont rien en comparaison de l’humiliation de l’avoir reçue. Heureusement, c’est un fait et certaines législations européennes les ont même interdits, les enfants ne reçoivent plus de châtiments corporels…

roland_barthes.jpgCe matin, je suis simplement soulagée de voir que Sophie ne pleure pas. Sa maman a su canaliser sa colère ou sa culpabilité de ne pas l’avoir correctement surveillée. Ce matin, je vis cette histoire à la fois dans la peau de la maman mais également dans celle de Sophie et des caissières du magasin que j’ai, plus tard, félicitées pour leur calme.

Les allées des hypermarchés sont, chaque semaine, à la fois un terrain d’études sociologiques mais également une source constante d’inspiration tant elles sont riches en morceaux de vie. Même une chose aussi répétitive et en apparence barbante que la « corvée » courses peut devenir un moment plein de richesses.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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