Chronique à la veille de l’âge de raison

 

DSC_2233.JPGDans les champs qui ne sont pas encore semés, les tracteurs ont repris leur ronde méthodique et poussiéreuse. A la faveur de ces rotations quotidiennes, les vitres de la voiture de la maman de trois se couvrent de poussière rouge. C’est à croire que, toutes les nuits, quand la maison dort, elle s’offre une virée dans le désert marocain. Le colza dresse fièrement ses têtes jaunes. Il regarde de haut les pousses de maïs encore si tendre. La terre est sèche. L’or jaune a soif. D’immenses gerbes d’eau retombent en gouttes fines. Dans le ciel, on aimerait surprendre la silhouette du planeur de Thomas Crown, à la condition de ne pas se voir infliger « les moulins de mon cœur » interprété par Noel Harrisson. Le manque d’investissement du chanteur est à la hauteur de la rapidité à laquelle il exécute, en 1968, ce morceau magnifique.

 

 

 

paques_cloches.jpgLa pluie a succédé aux bourrasques de vent. Les branches du sapin sont à l’arrêt. Les fleurs blanches du prunier ne s’envolent plus. Les pétales des tulipes ont résisté, de même que l’unique narcisse du jardin. Le prunus a déjà perdu toutes ses fleurs roses. En promenant son regard sur l’herbe qui aurait besoin de sentir passer sur elle la lame de la tondeuse, la maman de trois se demande si les enfants n’ont pas oublié, çà et là, quelques œufs en chocolat. Ici, les enfants croient encore au miracle des cloches. Ils se posent beaucoup de questions à leur sujet. Ainsi, s’étonnent-ils de ne jamais les voir traverser le ciel, que les œufs, lapins, homards et autres poussins tombent d’aussi haut sans jamais se faire mal.

 

 

 

renoir-lecture.jpgNuméro deux a demandé pourquoi, chaque année, les chocolats étaient toujours  dans les mêmes endroits. Numéro deux aura sept ans dans quelques jours. Numéro deux a grandi de plusieurs centimètres en quelques mois et, tous les soirs ou presque, se plaint de ses jambes qui lui font mal et que ses parents massent à tour de rôle. Numéro deux n’avait que cinq mois quand ils sont arrivés ici. Numéro deux, depuis qu’elle a percé les mystères de la lecture, ne s’endort pas avant d’avoir parcouru deux ou trois histoires. Numéro deux, à l’approche des rentrées scolaires, des débuts de nouvelles activités, a mal au ventre et craint de ne pas être à la hauteur. Numéro deux aime les carottes crues mais pas les carottes cuites, se désole que, dans sa famille, on mette si peu souvent la viande rouge au menu, aime un peu trop le sucre, le gras du jambon, oublie de boire.

 

 

 

Tistou_les_pouces_verts.jpgNuméro deux aimerait arrêter de sucer son pouce mais n’y arrive pas. Numéro deux fait tout tout de suite tant elle déteste qu’on lui répète les choses ou redoute de s’exposer à la réprimande parentale. Numéro deux dont les deux dents de devant sont si peu pressées de repousser et dont les deux molaires de six ans, ces grosses dents qui poussent définitivement et ne passent jamais entre les pattes grises de la petite souris, ont presque fini de sortir. Numéro deux accorde tant d’attention à ce qu’elle porte, que, contrairement à sa mère ou à sa sœur aînée, elle ne boutonnerait jamais dimanche avec lundi, ne laisserait pas une mèche s’évader de sa queue de cheval et, dans le même temps, revient de l’école avec des ongles si noirs qu’on pourrait penser qu’elle y a jardiné toute la journée, attrape, sans appréhension, les vers de terre, les gendarmes, les scarabées et les petites araignées. Numéro deux, dans la famille, est la seule, le matin, devant son armoire, à hésiter entre deux tenues. Numéro deux et son sourire lumineux, la lumière dans ses yeux noisettes, la peau qui se hâle à la première journée de soleil, numéro deux qui cède devant les exigences de numéro un et numéro trois mais a tant de peine à prêter ses affaires.

 

 

 

marches-pays-maures-symboles-provence-eternelle-.jpgDemain, numéro deux aura sept ans. La maman se voit encore installée à la table du petit salon de la vieille maison gardoise. Son bébé endormi, son aînée à la crèche, le visage tourné vers la lumière, elle tenait dans sa main un stylo-plume et, d’une écriture qu’elle espérait jolie, les faire-part couleur framboise écrasée se couvraient de la phrase suivante « Le front ceint de lilas et de glycine, je suis née au printemps, le 13 du mois d’avril ».  Les étals du grand marché de la ville se paraient d’asperges vertes, de fraises de Carpentras et de tous ces délicieux légumes nouveaux qu’un père mort avant de devenir grand-père sublimait dans un navarin. Maintenant, elle se rappelle cette impression étrange en mangeant, par la magie de la congélation, un navarin cuisiné par son père, quelques mois après sa mort. Cette expérience troublante remonte à septembre 1999. Depuis, le navarin n’est plus qu’un souvenir gustatif, rangé parmi d’autres dont la saveur, si elle reste intacte, n’a pas été retrouvée tel ce gâteau à la broche du village de Cordes dans le Tarn ou encore les beignets de sa grand-mère.

 

 

 

bougie 7 ans.jpgVendredi, certains rêveront de remporter la cagnotte de l’euromillion. Numéro deux et l’une de ses petites amies seront, elles, ravies de fêter à l’école leurs sept ans. Le lendemain, elles recommenceront à la maison. Comme à chaque fois, les parents de numéro deux appréhenderont légèrement cette journée tout en se réjouissant d’offrir à leur petite fille la fête la plus réussie possible. Avec un peu de chance, il fera beau. Les enfants s’égaieront dans le jardin, se balanceront frénétiquement dans le hamac, sauteront, par petites groupes, dans le trampoline, essaieront de faire tomber la pyramide de boites de conserve avec des balles de tennis, se mesureront à la course en sac, chercheront, les yeux bandés, à reconnaître des saveurs, des odeurs et des objets et applaudiront les deux héroïnes du jour après qu’elles aient soufflé leurs quatorze bougies.

 

 

 

framboisier-l650-h474-c.jpgPour la première fois, la petite fille a formulé une demande spéciale : un framboisier de pâtissier et pas un gâteau au chocolat fait maison décoré par la fratrie. La maman a accepté et elle s’est souvenue de ses gâteaux d’anniversaire commandés par ses parents pour ses sept ans fêtés à la Martinique et de la bataille qui s’en était suivie. Les gâteaux étaient décorés de petites souris en chocolat. Comme il y avait beaucoup plus d’enfants que de souris les enfants s’étaient chamaillés pour les avoir !

 

 

 

glycineI.JPGTout à l’heure, elle a noté que le lilas et la glycine commençaient à fleurir. Tout à l’heure, encore, en refermant une petite fenêtre en bois vert qui donne sur le jardin, elle a souri en regardant la punaise bleue qui y est plantée. Elle ne l’a jamais enlevée. Elle est là depuis septembre 2010. Elle avait servi à accrocher l’une des enveloppes du jeu de piste imaginé pour les sept ans de numéro un !

 

 

 

DSC_2125.JPGAnne-Lorraine Guillou-Brunner