C’est presqu’un roman que je vais vous conter et ce roman a pour héros des moines chartreux, une maison mère celle de la Grande Chartreuse dans l’Isère et des connaissances vieilles de plusieurs siècles s’agissant des plantes et de leurs vertus médicinales. Cette histoire a nourri déjà de nombreux auteurs tant elle est fascinante avec ce secret qui entoure le mystère de la fabrication des liqueurs. Mais commençons parce qui m’a donné envie de consacrer une chronique à ces hommes ayant choisi un désert pour implanter leur première maison.
Au printemps, un vent de panique a soufflé dans les bars les plus en vogue des deux côtés de l’Atlantique. Les moines de la Grande Chartreuse venaient de prendre la décision de ne pas augmenter la production des différentes liqueurs qu’ils élaborent depuis 1840 car, avant, il s’agissait exclusivement d’un élixir de longue vie dont la recette avait été transmise par le duc d’Estrées aux moines de la Chartreuse de Vauvert à Paris en 1605. Les moines avaient la réputation d’être d’excellents herboristes.
La chartreuse verte fait partie de notre histoire familiale. Nous avons toujours vu notre maman en boire parfois dans un petit verre en argent. Je n’étais pas loin de penser qu’elle était l’une des seules femmes en France à en consommer! Par ailleurs, je suis très attachée à la chartreuse de Valbonne située dans le Gard, au fond d’un vallon entourée de vignes et d’une grande forêt. Nous allions très souvent nous y promener avec Fantôme, notre berger australien. Ce site absolument unique abrite une boutique dans laquelle sont vendus les vins du domaine, des liqueurs, des confitures ou encore des sablés provenant d’autres monastères.
J’ignorais que la chartreuse verte était, depuis les années 1990, en vogue dans les bars. Le tipn’top est un classique des soirées grenobloises à côté du Chartreuse Experience et du Chartreus’ito. L’une de mes anciennes patientes m’avait appris qu’à la montagne, son mari buvait des chocolats chauds rehaussés d’une rasade de chartreuse verte. Elle avait la gentillesse d’en rapporter à notre maman de leurs séjours à Prapoutel les sept Laux, station familiale située non loin du monastère et de Voiron. A côté des cocktails, on trouve les shooters, petits contenants de 5 à 10 centilitres principalement utilisés pour consommer de l’alcool fort. Le shooter remonte à l’époque où, dans le Grand Ouest américain, les hommes se défiaient au comptoir des saloons. Le plus fort étant celui qui pouvait en boire le plus sans s’effondrer! En écrivant ces mots, mon esprit ne peut pas s’empêcher de se mettre en mode Dernière séance et de convoquer des images de ces nombreux westerns que j’ai vus avec notre père. J’imagine le pianiste arrachant des sons aigrelets à un instrument délabré, le patron derrière le comptoir, les entraineuses en bottines et robes à jupons et les hommes debout en attente du premier faux pas pour se jeter les uns sur les autres tandis que dans la rue des bourrasques de vent font danser poussière et paille.
Pour revenir à notre maman et à sa consommation de chartreuse verte, la plus forte (55%), je me dis qu’à force de sembler d’une autre époque, on devient une influenceuse! Il est revenu à Emmanuel Delafon, Président de Chartreuse diffusion depuis 10 ans, de s’expliquer sur la décision prise par les moines de stabiliser la production et de se lancer dans l’herboristerie. Le Prieur Général a eu cette phrase qui va dans le sens de l’écologie intégrale appelée de ses voeux par le pape François dans l’encyclique Laudato Si: « La croissance infinie n’est plus possible ». Même si la demande augmente, les moines font toujours le choix de la sobriété. Ils sont avant tout tournés vers la prière et non vers la quête du profit. 1,6 millions de bouteilles de liqueurs vieillies sont produites chaque année. La production des liqueurs végétales non vieillies comme l’élixir végétal pourra, elle, augmenter. Le monastère subit les effets du dérèglement climatique. Avec les épisodes de sécheresse, les trois moines en charge de la fabrication ont de plus en plus de mal à récolter les 130 plantes entrant dans la composition de la liqueur. L’ordre des Chartreux est aussi touché par la crise des vocations. L’ordre ne compte plus que 450 moines dans le monde dont 30 à vivre dans l’Isère.
Mes recherches m’ont permis d’apprendre que les chartreux avaient leur homologue féminine: les chartreusines. En effet, vers 1145, les moniales de Prébayon en Provence décidèrent d’embrasser la règle de vie des chartreux.
Elles ont aujourd’hui deux maisons en France, une en Italie, une en Corée du Sud, et une en Espagne, actuellement rattachée à une maison française. Une fondation en Amérique Latine pourrait voir le jour dans un futur encore assez lointain.
Les moines de la Grande Chartreuse font le choix de revenir à ce qui a toujours été au coeur de leurs compétences: l’herboristerie. C’est pourquoi le duc d’Estrées avait confié le manuscrit de l’Elixir de longue vie aux Chartreux de Paris. Les moines vont renouer avec des choses plus fondamentales que la fabrication de produits utilisés à des fins récréatives: le soin, la santé, les plantes aromatiques et médicinales. Les moines sont récemment devenus agriculteurs. Avec les plantes, ils vont pouvoir réaliser des tisanes mais aussi des produits un peu plus marqués soins et santé comme l’aromathérapie, la gemmothérapie. Une branche de la phytothérapie qui utilise les bourgeons et les jeunes pousses. La communauté s’est fixée un cadre pour 2030 et elle souhaite impliquer d’autres monastères.
Dans les monastères, on a très vite su faire des choix judicieux pour parvenir à un équilibre financier. Les moines ont été parmi les premiers à recourir à Internet pour diffuser et vendre les produits monastiques en ligne. Les Chartreux vont dans le sens de l’histoire et de ce qui est de plus en plus tendance. Les revenus générés par leurs activités permettent à l’Ordre de restaurer des biens anciens mais leur ont aussi permis de venir en aide à la population locale. Certaines vieilles liqueurs sont vendues aux enchères à des prix hallucinants. Cette spéculation choque les moines.
Cet été, à Vallauris, par une très chaude journée, nous avons été invités à déjeuner chez les parents d’Antoine, l’amoureux de notre fille ainée. A l’issue du délicieux repas et parce que nous avions évoqué le célèbre breuvage, le père d’Antoine, véritable passionné, est allé chercher pas moins de 7 ou 8 liqueurs différentes. Il les a déposées sur la table et nous a expliqué la composition et les vertus de chacune. Et, pour la première fois, j’ai goûté l’une des liqueurs. Je n’ai pas été emballée par le goût de ce breuvage si particulier si surprenant pour mon palais profane.
Il était temps que je me plonge vraiment dans l’histoire du monastère auréolé de mystère. La voici. Professeur avant de devenir Recteur de l’école-cathédrale de Reims, Bruno le chartreux est à l’apogée de sa célébrité quand il éprouve le désir de consacrer entièrement sa vie à Dieu. Il renonce au monde et à ses honneurs et, avec six compagnons, part à côté de Grenoble où ils s’établissent au coeur de la vallée sauvage de Chartreuse en 1084. Ils choisissent un désert comme les Pères du désert avant eux et en souvenir de ces 40 jours que le Christ a vécu retranché du monde pour entrer en lui, sonder son âme et résister aux tentations. L’Ordre va essaimer dans toute l’Europe. En 1257, répondant à l’appel de Saint Louis, les moines chartreux fondent à Vauvert, en lisière de Paris, dans l’actuel jardin du Luxembourg, un monastère, bientôt entouré de jardins et de pépinières. Les moines se passionnent pour l’art de la pharmacopée. Les Chartreux côtoient le médecin et théologien Arnaud de Villeneuve et son élève Raymond Lulle, célèbres pour leurs études sur les plantes médicinales et pour avoir élaboré un nouveau médicament: l’eau-de-vie obtenue après distillation du vin. C’est parce qu’ils ont réalisé plusieurs élixirs de jouvence qu’en 1605, le duc d’Estrées leur remet un document dont les origines demeurent mystérieuses.
Le manuscrit contient une liste de plantes hétéroclites et quelques indications pour établir un élixir de longue vie. Une apothicairerie est construite dans l’enceinte du monastère et les recherches commencent. En dépit d’un travail acharné, les chartreux ne parviennent pas à obtenir l’élixir. Quand Dom Michel Brunier de Larnarge devient Prieur de la Grande Chartreuse et Général de l’Ordre en 1737, il demande que le manuscrit revienne à la maison mère. Les recherches de quatre frères aboutissent en 1764 à la rédaction d’un nouveau manuscrit intitulé : Composition de l’Elixir de Chartreuse. Les sept pages du manuscrit retracent le procédé contenant sept étapes successives.
Au cours des sept cent premières années de son existence, le monastère doit faire face à de nombreuses épreuves parmi lesquelles une avalanche et huit incendies. En 1792, les Chartreux doivent s’exiler. Tous leurs biens sont confisqués. En 1816, Louis XVIII autorise les chartreux à réintégrer leurs monastères. A partir de 1825, les chartreux mettent en vente un nouvel élixir de table ou de santé. La liqueur s’élève à 60° et semble aider à lutter contre l’épidémie de choléra qui ravage l’Europe. A cette époque, les moines fabriquent 300 litres d’élixir par an. En 1835, les moines parviennent à récupérer le manuscrit originel qui était entre les mains de la veuve d’un pharmacien, Pierre Liotard, et finissent d’élaborer leurs liqueurs. En 1838, une liqueur de mélisse caractérisée par sa couleur blanche voit le jour, suivie en 1840 de la Chartreuse Jaune et, enfin, la Chartreuse Verte, nom donné à la liqueur de santé concoctée par les moines après de très longues recherches.
Le succès des liqueurs est rapide et les contrefaçons obligent les moines à déposer la marque pour les chartreux et à apposer sur les bouteilles des étiquettes et des cachets portant la mention « Liqueur fabriquée à la Grande Chartreuse » accompagnés de la signature de Dom Louis Garnier. Le pape adresse une lettre au Prieur en l’invitant à éloigner du monastère la fabrication des liqueurs pour lui conserver sa dimension spirituelle. La distillation, l’entrepôt et l’expédition sont alors délocalisés. Le monastère ne conserve que les plantes aromatiques. En pleine crise de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les moines sont expulsés par les soldats devant une population révoltée par cette décision. Ils s’installent en Espagne à Tarragone dans une ancienne usine de filature et de tissage que l’Ordre avait acquise vingt ans auparavant. En France, le liquoriste Cusenier récupère les droits sur la marque et créé la Compagnie fermière de la Grande Chartreuse pour gérer les installations. Il faudra plusieurs années aux chartreux pour qu’ils aient à nouveau tous les pouvoirs sur leur marque. En 1921, une nouvelle distillerie voit le jour à Marseille. En évoquant la liqueur dans son roman Gatsby le Magnifique, Francis Scott Fitzgerald, il lui confère une reconnaissance exceptionnelle. En 1929, la société constituée par Cusenier fait faillite et les moines peuvent enfin récupérer la marque et relancer la production des liqueurs. Ils ne seront autorisés à se réinstaller au monastère qu’en 1940 grâce à l’appui de Georges Mandel.
Avec les trente Glorieuses, la Chartreuse entre de plain pied dans la modernité renouvelant son image et recourant à la publicité via la radio ou le cinéma. En 1963 est créée la Chartreuse Vieillissement Exceptionnellement Prolongée. La mythique liqueur VEP a pour spécificité d’avoir reposé non pas dans des foudres mais des demi-muids. Chaque bouteille est numérotée avec son millésime de mise en bouteille. A cette époque, la liqueur s’associe à de grands événements comme le couronnement de la reine Elizabeth 2, les JO d’hiver à Grenoble. Jusqu’à la fin des années 70, elle a aussi sa caravane publicitaire lors du Critérium cycliste du Dauphiné Libéré. Dans les années 1970-1980, avec le slogan « Osez le verre vert ! », la Chartreuse étend sa gamme sous l’impulsion de Chartreuse Diffusion, structure créée en 1970 pour la vente et la publicité. La liqueur se décline alors en « Chartreuse Orange », « Chartreuse Myrtille » , ou encore l’éphémère « Chartreuse Framboise ». Une édition spéciale est créée en 1976 pour le bicentenaire des États-Unis alors même que le cocktail « Swampwater », à base de jus d’ananas et de « Chartreuse Verte », connaît un succès incroyable outre-Atlantique.
Au début des années 1980, les liqueurs de la Chartreuse subissent une crise majeure. Le « Swampwater », cocktail populaire aux États-Unis, n’est plus à la mode. L’univers du cocktail et les consommateurs imposent de nouveaux codes. En 1983, les ventes de « Chartreuse Verte » s’effondrent. Les augmentations successives des taxes et les règlementations sur les boissons alcoolisées fragilisent le marché français. Les chartreux n’ont plus de moyens publicitaires mais ils ont déjà fait face à de nombreuses difficultés et ils savent prendre leur temps. En vingt ans, ils relèvent ce nouveau défi en remettant la marque en scelle pouvant s’appuyer sur une nouvelle équipe commerciale exclusive, une nouvelle clientèle, de nouveaux slogans. Si la marque est célèbre, son goût l’est moins. Ils vont s’attacher à faire découvrir ou redécouvrir les liqueurs et vont puiser du côté des produits régionaux devenus tendance. Les chartreux toujours très inventifs et réactifs concoctent de nouvelles formules à l’image du Génépi des Pères Chartreux, véritable boisson montagnarde, créée en 1984, et de la liqueur du 9e Centenaire, la même année, qui commémore l’arrivée de Saint Bruno en 1084.
La nouvelle communication véhicule un message autour de la région, la tradition, la nature et du lieu de lieu de fabrication au cœur des Alpes françaises. Au milieu des années 1990, les ventes repartent à la hausse en France et les marchés étrangers sont, un à un, approchés de manière spécifique.
Toujours capables d’explorer de nouvelles pistes, les chartreux rapatrient en France et commercialisent un stock important de vieilles bouteilles qui demeuraient à la distillerie de Tarragone, tout juste fermée (1989). Une édition Épiscopale (assemblage d’un tiers de Verte et de deux tiers de Jaune) est créée pour célébrer les cinquante ans du retour officiel des chartreux en France (1990). Malgré la fermeture de la mythique distillerie de Tarragone, l’Espagne demeure attachée profondément à la liqueur. Une exposition est même organisée en 1994, en hommage à la Chartreuse devenue la boisson officielle des fêtes de Santa Tecla. Au passage de l’an 2000, les liqueurs « Chartreuse Verte » et « Chartreuse Jaune », comme l’Élixir et les séries spéciales, retrouvent leur place privilégiée dans la famille des spiritueux.
En 1999 une Épiscopale d’un litre est lancée et, en 2004, comme un exercice de style, une Épiscopale de 35 cl chromée devient l’incontournable des collectionneurs. Au XXIe siècle, la Chartreuse est un des éléments majeurs de l’univers du cocktail aux quatre coins du monde et elle est à la carte des plus grandes tables. En 2008, c’est la naissance de la « Cuvée des Meilleurs Ouvriers de France » toujours fabriquée par les Pères Chartreux dans le plus grand secret, mais en collaboration avec les Meilleurs Ouvriers de France Sommeliers.
Non contente d’être tendance aux 4 coins du globe, la chartreuse se fait une place dans le monde des arts: Quentin Tarantino, Bruce Springsteen, Amélie Nothomb, Franck Zappa, Tom Waits ou encore ZZ Top qui édite en 2012 une chanson-hommage au titre évocateur : Chartreuse — à prononcer à la texane « Chartrousssse » — après avoir redécouvert la liqueur au début de la décennie lors du festival Musilac à Aix-les-Bains.
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Les consommateurs se lassent vite, de nouvelles éditions de la liqueur sont créées, comme la série limitée « Vertes et Or » réservée uniquement à la ville de Voiron en 2015 à l’occasion des fêtes de la Chartreuse et en hommage à la ville qui a accueilli la distillerie quatre-vingt ans plus tôt ; mais aussi une édition spéciale créée en 2017, assemblage de Jaune et de Verte servant à la confection de la boisson officielle des fêtes de Tarragone, symbole d’un long siècle de relation entre la liqueur et la capitale de la Catalogne. En 2015, une cuvée exceptionnelle tirée à seulement deux cent quarante exemplaires : la « Une Chartreuse » et renouvelée chaque année sur le principe d’une Solera — ou réserve perpétuelle — voit le jour. En 2019, c’est au tour de la liqueur du « Foudre 147 », qui vieillit encore dans la cave de Voiron, vendue exclusivement dans la boutique Chartreuse de Voiron. Enfin, en 2021, le retour confidentiel des chartreux en France comme distillateurs un siècle plus tôt est célébré par une série limitée : « Marseille 1921-2021. »
Afin de répondre aux attentes de ce nouveau millénaire, la Chartreuse a inauguré le 30 août 2018 la distillerie d’Aiguenoire. Ce choix n’est pas anodin puisque ce terrain a été un lieu d’obédience des chartreux à partir de 1618 où ils possédaient un moulin et une grange, une terre qui leur sera retirée à la Révolution française (1790). Située au cœur du massif de la Chartreuse, elle constitue un véritable retour aux sources pour les moines. Une série de films de plusieurs épisodes intitulée Saisons propose, depuis 2017, de découvrir les multiples facettes de la Chartreuse. Cette web-série aborde différents thèmes, parmi lesquels le savoir-faire, la tradition, l’histoire, le monde du bar, la gastronomie ou encore l’esprit festif de la liqueur.
Maintenant, vous savez presque tout sur la chartreuse et l’ingéniosité de moines qui, depuis 900 ans, n’ont eu de cesse de se réinventer en puisant dans les richesses infinies des plantes dont ils ont appris à percer les mystères et à composer avec les bienfaits. Quand en 1605, les chartreux ont commencé leurs recherches dans le but d’élaborer l’Elixir de Longue Vie, ils avaient sélectionné 2000 plantes. La recette actuelle n’en compte plus que 130. La couleur verte est due à la chlorophylle, le jaune au safran. Le parchemin de 1605, à l’origine de la chartreuse verte, est conservé dans un coffre fermé à double tour. Ce coffre est caché dans le monastère et sa clé est en la possession du Supérieur. Seuls deux moines sont autorisés à consulter le parchemin après en avoir fait la demande au Père Supérieur. Les secrets qui entourent la fabrication des liqueurs font penser au Nom de la Rose et au livre sur le rire dont les moines voulaient cacher l’existence et dont les pages étaient couvertes de poison.
Même s’il est impossible de faire la liste exhaustive des plantes entrant dans la composition de la chartreuse verte, on peut citer la lavande, la marjolaine, la mélisse, la sauge, le thym, la bétoine, la centaurée simple, la camille matricaire, l’armoise, les feuilles de cassis, la mélilot, le charbon béni, l’hysope. Notre maman l’a toujours dégusté dans un petit verre à la fin d’un repas en qualité de digestif. A l’heure où la désertification médicale gagne l’hexagone, les chartreux sont bien inspirés de revenir à l’utilisation des plantes comme moyen de soulager des maux simples du quotidien: migraines, courbatures, fièvre, douleurs de règles, infection, brûlure, mauvaise circulation du sang, toux. J’ai toujours soigné nos enfants quand ils toussaient avec un sirop composé de lierre: le Prospan. Ce sirop était efficace tant pour la toux sèche que grasse et les soulageaient très vite. Il n’est plus produit comme le contre-coup de l’abbé Perdrigeon qui faisait des miracles sur les bosses.
Jusqu’à ce que l’industrie pharmaceutique nous inonde de ses médicaments chimiques encombrant les étagères de nos salles de bains, on se soignait avec des plantes aux vertus médicinales. Ces plantes étaient déjà connues des médecines celtes et romaines. Les druides et les druidesses celtes employaient pas moins de trois cents plantes pour soigner les malades. Au Moyen Age, dans les campagnes, ce sont les guérisseuses qui connaissent les plantes et transmettent leurs savoirs aux plus jeunes. Ainsi, elles leur apprennent à reconnaitre les plantes, leurs fleurs et leurs feuillages et à préparer les remèdes au fil des saisons. Les plantes ayant un versant blanc et un versant noir, la récolte était très ritualisée. Ainsi le millepertuis, la sauge, la camomille et le lierre terrestre étaient des plantes guérisseuses si elles étaient récoltées au solstice d’été. S’agissant de la verveine, appelée « herbe sacrée » mais également « herbe aux sorcières », elle devait être récoltée avec prudence car elle pouvait être porteuse de maléfices. On devait s’approcher de la plante à reculons et ne se retourner qu’au dernier moment et ne pas regarder la racine fraîchement arrachée des forces obscures de la terre car elle peut porter malheur. Les guérisseuses ne prélevaient qu’une petite partie des plantes de manière à ne pas fâcher la terre et à être certaines d’en trouver l’année suivante. Ce respect porté au monde végétal s’observe dans tous les peuples vivant en harmonie avec leur environnement.
Je ne l’ai pas encore terminé mais Le grand livre des guérisseuses de Clara Lemonnier, anthropologue, spécialiste des médecines alternatives et des questions de santé au féminin, est passionnant. Il est à glisser entre les mains de toutes celles et de tous ceux qui cherchent une autre manière de se soigner tout en prenant garde à ne pas se perdre dans des dérives comme celles qui furent récemment dénoncées et qui concernaient la pratique de naturopathes érigés en gourous. En 2022, les dérives sectaires dans le domaine de la santé représentent près de 40% des signalements reçus selon la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires.
La vie monastique et le monde des plantes sont fascinants. Mon mari m’a proposé de m’offrir une formation diplômante de deux ans en herboristerie. Depuis que nous vivons à la campagne et à chaque fois que nous marchons en montagne, je suis triste de me sentir aussi ignorante sur le monde végétal qui nous entoure. Cela me plairait de cultiver des Simples et de savoir les utiliser pour des maux ne nécessitant pas de consultation médicale. Au Pérou, au-dessus de Huaraz, notre guide de haute-montagne nous avait expliqué comment les habitants continuaient d’aller ramasser des plantes en quantité restreinte pour se soigner quand l’industrie pharmaceutique les pillait après leur avoir volé leurs savoirs.
La pluie tombe avec générosité sur le plateau. Plus de lumière. J’en suis réduite à allumer ma lampe dont l’abat-jour est couvert de cartes et de photos. Je pressens que le chat va bientôt rentrer tout mouillé. Toutes les sorcières ont un chat…même s’il n’est pas noir!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner