Quand j’ai fait la connaissance de mon futur mari, en septembre 1997, il ne naviguait presque plus. Grand sportif devant l’Eternel, il avait découvert la planche à voile à l’âge de seize ans, encouragé par sa mère, sur la grande plage de Calvi. Le vent, la glisse, c’était et cela reste son truc. Sur l’eau, sur la neige, il aimait se laisser porter par les éléments et ressentir cette liberté totale propre à la planche et au mono ski. Le surf viendrait plus tard. A l’aube de ses trente ans, il passait en moyenne soixante-dix heures dans une usine, une salaison, dans la Loire. Il évoluait de six heures trente à dix-neuf heures dans un monde fait de séchoirs gigantesques, de congélateurs sibériens. Il surfait dans sa doudoune pour expédition polaire et ses chaussures de sécurité entre les saucissons (les courbes, les droites, les bridés, les variétés au poivre, à la myrtille, au vin de Corbières, à la pistache) et les jambons. Il avait deux bêtes noires : les acariens et les fuites d’ammoniac. Un samedi matin sur deux, il assurait une permanence dans cette véritable usine à gaz. L’entreprise était sortie de terre dans les années 50 et, pas à pas, on la modernisait.
Par une nuit d’hiver, un incendie se déclarait dans la salle des machines. Je dormais quand le téléphone sonnait. Nous ne vivions pas encore ensemble. J’étais à Paris. Stéphane m’annonçait qu’il partait. J’ai eu le sentiment qu’il me disait adieu et, en effet, nous aurions pu ne pas nous revoir. Il était le seul à connaître assez bien les plans de l’usine pour guider les pompiers jusqu’à la salle des machines. Le sous-préfet dont je ferai la connaissance dans quelques mois avait demandé aux forces de l’ordre de faire évacuer les maisons autour de l’usine. Dans la salle des machines, deux énormes cuves d’ammoniac menaçaient d’exploser. L’ammoniac servait à fabriquer du froid. Stéphane avait enfilé la tenue prévue pour faire face à une attaque chimique et le capitaine des pompiers flanqué de ses hommes l’avait suivi dans l’usine où on ne voyait maintenant plus rien.
Si le sous-préfet était fait dans le même bois que mon père il avait du arriver sur les lieux et superviser les opérations avec les pompiers et les gendarmes. Stéphane aurait pu faire carrière dans l’armée. Il en avait toutes les qualités requises (autorité naturelle, esprit de commandement, initiative, goût pour l’engagement physique et les déplacements géographiques) mais il aurait eu du mal à se soumettre à l’autorité de ses supérieurs. Moïse aurait-il pu écouter une autre voix que celle de Dieu ?
Grâce à Stéphane et à l’intervention rapide des pompiers, il avait été possible de venir à bout de l’incendie. Plusieurs heures après le sinistre, la salle des machines et une partie de l’usine étaient dans un état apocalyptique. Grâce à l’énergie déployée par Stéphane, devenu le grand superviseur de plusieurs chantiers, il avait été possible de recommencer à produire et à expédier au bout de 24 heures ! La grande distribution se moque pas mal de savoir ce qui se passe dans les usines de production et les assurances de perte d’exploitation sont hors de prix ! C’est toujours au feu que les vraies natures se révèlent et, personne, avant d’y avoir été directement confronté ne peut savoir comment il se comportera. Stéphane ne s’était posé aucune question. Il avait agi. Un point, c’est tout ! Récemment, une de mes amies très proches, la marraine de notre numéro trois, me racontait comment sa grand-mère dont le mari était lui-même impliqué dans un réseau de résistants protestants avait demandé à ne pas jouer d’autre rôle que celui de « boîte aux lettres » car elle redoutait de livrer des noms sous la torture.
Donc, à l’âge presque canonique de vingt-huit ans, je faisais la connaissance d’un homme très sportif, fou de vent et de vagues, caressant le rêve d’un tour du monde et ayant associé les vacances à la chaleur d’un été en Corse ou à Porquerolles. Parmi nos points communs, en plus du signe zodiacal du scorpion (ascendant pour lui et planète de naissance et ascendant pour moi), nous avions une tranche de vie passée (5 ans pour lui…12 pour moi !) à user nos yeux sur les notes de bas de page des Codes du droit français. Mais, si, tous les vendredis et les samedis, je dansais jusqu’à l’heure où les lumières s’éteignent sur les bateaux-mouches qui balaient la Seine, il avait toujours sa planche à voile sur le toit de sa voiture. Il se garait non loin de la faculté de droit de Lyon. Dés qu’il sentait forcir le vent, il quittait prestement l’amphi, sautait dans sa voiture, roulait jusqu’au plan d’eau le plus proche, gréait sa voile et oubliait tout jusqu’à l’existence d’articles aussi fondamentaux pour les apprentis juristes que les articles 1382 et 1384 du Code civil !
A l’approche des examens, sa mère qui avait dévoré le droit comme d’autres se régalent de plats servis dans les plus grandes maisons, au hasard, celle de Georges Blanc, à Vonnas, prenait les choses en main. Il lui semblait impossible que la chair de sa chair échoue dans une de ces matières qu’elle avait tant aimées. C’est sûr, cette maman-là aurait été un avocat de haute volée, de ceux que redoutent leurs confrères et qui font perdre leur latin aux magistrats tant ils possèdent dans leurs moindres détails les textes de lois, la jurisprudence et les apports de la doctrine.
Après notre mariage célébré le 31 juillet 1999, je quittais Paris sans me douter alors que ce départ serait définitif. Je n’avais pas fini la rédaction de ma thèse qui, avec les années et l’envie d’obtenir un poste de maître de conférences, avait été remaniée deux fois. On me laissait installer mon travail dans la salle qui accueillait les réunions hebdomadaires avec dégustation des produits. De 6h30 à 19 heures, je dépérissais devant mon ordinateur et n’avais aucune perspective en dehors de cet espace. Je ne conduisais pas. A Paris, je n’avais jamais eu besoin de passer mon permis de conduire. De la fenêtre, j’observais la vie dans la cour de l’usine, les allées et venues entre les bureaux et la partie dédiée à la fabrication. Le chef de l’entretien avait des airs de John Wayne. Il venait travailler en vélo. Je n’ai jamais vu une personne mettre autant de nonchalance dans sa manière de pédaler ! A sa démarche dynamique, je reconnaissais la dame responsable de l’étiquetage et de l’expédition des produits. Je m’amusais de voir les responsables commerciaux taquiner les secrétaires. Je devenais incollable sur les différentes étapes de la fabrication des produits. Je découvrais la dure vie de patron de PME qui, avec les grandes vacances, employait plus de 50 salariés.
Dans les PME, le patron arrive en premier et part le dernier. Personne ne s’en étonne ! C’est à ce prix qu’il gagne ses galons auprès de ses salariés et le droit de posséder une belle voiture. Je sentais monter d’un cran le niveau de tension générale en fin de semaine, le jour des expéditions, avec le ballet des camions réfrigérés passant le portail. Les fins de mois, aussi, étaient lourdes avec les fiches de salaires à faire et encore pire les moments où le « patron » « montait » à Paris pour négocier l’entrée de ses produits auprès des grandes enseignes. Ce patron-là connaissait la vie de tous ses salariés qui n’hésitaient pas à passer la porte de son bureau pour faire part de leurs problèmes personnels et solliciter cette avance sur salaire qui n’était jamais refusée. Ce patron-là était plus calé que les avocats spécialisés en droit fiscal et en droit des affaires qu’il était amené à consulter. Ce patron-là fumait le cigare et se nourrissait, le soir, à la va-vite de tranches de saucisson. Un jour, encouragé par son fils, ce patron-là a accepté l’idée de se séparer de son entreprise. Elle a été vendue à deux hommes et l’ambiance y a beaucoup changé. Trois petits-enfants seraient heureux, un jour, de la découvrir et de voir où leur mamie et leur papa ont travaillé, quelques années de concert, avant que leur papa ne s’envole pour une autre vie et où leurs parents ont passé leur première année de jeunes mariés.
Comme vous l’avez compris, ce patron-là était une femme et portait un prénom mixte. Après la vente de la société et la fin de la période de transition, elle a alors cessé ses navettes incessantes entre son usine dans la Loire et sa maison d’habitation dans l’Ain où son mari qui avançait en âge manquait désormais de force pour s’installer plusieurs mois à Venise pour y peindre. Il vivait entre son atelier et son jardin, entre les odeurs de peinture et d’huile de lin et les parfums des roses et de la glycine. Son fils sentant son père quitter doucement la scène l’avait mis au défi de reproduire la ronde de nuit. L’artiste et sa femme étaient retournés à Amsterdam s’imprégner du chef d’œuvre de Rembrandt et le fils avait réalisé pour son père le tracé préalable sur l’immense toile. Le papa est parti emportant dans son sommeil éternel des dessins de ses petits-enfants et des pigments colorés. La toile est là, dans l’atelier, et les spécialistes s’accordent à dire, depuis la restauration de l’œuvre originale, que c’est une ronde de jour !
Stéphane n’a pas encore vraiment renoué avec le plaisir de la navigation et tous les étés, en Balagne, ou à la Toussaint, depuis les grandes plages du Finistère, il se dit qu’un jour, il se mettra au kitesurf. Comme toujours quand il s’essaie à une nouvelle discipline, il aura tôt fait de dépasser son maître et cela pourra en agacer certains. Les enfants seront heureux de voir leur père évoluer entre mer et ciel et, en son for intérieur, la maman se dira qu’elle est soulagée de ne pas avoir été la groupie d’un véliplanchiste qu’on attend des heures durant sur une plage battue par le vent, le visage zébré par le sable, les cheveux torturés par les rafales, avec, près de soi, tout le nécessaire pour étancher la soif et rassasier la faim de l’homme après l’effort.
De rares fois, il m’est arrivé de jouer les proues silencieuses au bord d’une plage, en l’occurrence celle de l’Almanarre et, franchement, je n’ai pas trouvé cela très amusant ! Mais, heureusement, il y avait Maryse, une femme inclassable et ses ombrelles, un lieu en dehors du temps, où nous trouvions refuge. Je vous le raconterai la semaine prochaine.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner