Depuis une petite semaine, les filles vont et viennent dans et autour de la maison avec leurs cartables sur le dos. Sautillant et se tenant par la main, elles improvisent une sorte de pas de deux très « demoiselles de Rochefort ». Pas de doute, ces deux petites filles attendent avec une impatience grandissante le jour de la rentrée. L’une sera en CE2 et sa sœur entrera en CP. A nouveau, elles partageront la même cour de récréation et le même réfectoire. Leur petit frère s’amuse de les voir danser. Il va se retrouver seul dans l’espace dédié aux élèves de maternelle mais, pour l’instant, il ne réalise pas. Comme numéro deux, il n’a pas vu l’intérêt de changer de sac. Il avait envie de conserver pour une année encore sa famille de Barbapapa. Numéro deux, de son côté, reste fidèle à ses princesses avec diadèmes et robes longues. Dans le sac de numéro trois, on a glissé une boite de mouchoirs, des chaussons, une serviette de table, un oreiller, un gobelet et doudou.
Plus complices que jamais, les deux sœurs ont installé sur la table de la cuisine toutes leurs fournitures scolaires et la plus grande a aidé la plus jeune à les étiqueter. Elles étaient particulièrement heureuses de leurs agendas et de leurs trousses en cuir souple. Leurs trousses sentaient bon et il était agréable de laisser glisser ses doigts dessus. Leur maman se refusant à toute intrusion les a laissées opérer tandis que numéro trois cherchait le moyen de la plaquer dans l’herbe humide du jardin et que la grosse boule de poils était prête à tout pour leur subtiliser le ballon de rugby.
Tous les soirs et tous les matins, les petites filles faisaient le décompte des jours les séparant encore de la rentrée. Cela leur semblait si loin, si long ! La maman, elle, savait d’expérience que les enfants rentrés, la maison lui semblerait bizarrement silencieuse et qu’il lui faudrait un peu de temps pour se réapproprier ce calme et cette forme de solitude. Les journées s’écoulaient lentement au rythme de la sortie quotidienne à vélo avec la grosse boule de poils, d’un après-midi piscine, de puzzles et de parties de mikado géant. On avait quand même réussi à parcourir presque la moitié du cahier de vacances que numéro un avait été, au début, si heureuse de posséder et que sa maman avait acheté, via l’école, à la fois parce qu’il semblait très bien conçu et aussi parce qu’il faisait gagner un livre au groupe scolaire pour sa bibliothèque. La maman avait été fascinée de constater à quelle rapidité les enfants oublient ce qu’ils ont appris. Sa petite fille hésitait entre les « et » et les « est », les « à » et les « a ». La maman avait fait en sorte de ne pas se départir de sa patience et de ne pas transformer en torture ce qui devait rester ludique. On avait profité de ces quelques jours en famille pour tailler les haies, ramasser noisettes, noix et mûres et trouver de superbes cèpes de Bordeaux aux pieds des chênes.
Et puis, un soir, c’était LE soir, la veille de la rentrée scolaire tant attendue. Les enfants avaient eu un peu de mal à trouver le sommeil. Ils s’étaient beaucoup retournés dans les lits. A 21h30, numéro trois n’était toujours pas endormi. La maman avait pensé à tous ces foyers dans lesquels se vivaient les mêmes choses, à tous ces sacs à dos et cartables, ces fournitures scolaires qui, demain, connaîtraient leur jour de gloire. Elle avait songé à ces parents qui étaient en passe de connaître l’entrée à la maternelle de leur premier enfant, à tous les enfants, jeunes et moins jeunes qui allaient franchir un nouveau cap avec l’entrée en CP, en sixième ou en seconde. Elle n’avait pas oublié les parents qui, eux, voyaient leurs enfants partir de la maison et commencer leurs études supérieures. Tous les soirs, quand elle poussait la porte de la chambre des enfants, qu’elle se penchait au-dessus de leurs visages pour y surprendre un sourire aux anges, elle ne pouvait pas s’empêcher de se dire qu’un jour, les corps auraient poussé jusqu’à atteindre toute la longueur du lit et que les « oisillons » seraient sur le point de prendre leur envol. Sans passer à côté de la minute présente, il fallait qu’elle se prépare à ça et c’est parce qu’elle y aurait beaucoup songé que le jour venu le départ lui semblerait naturel.
Le jour de la rentrée est arrivé ! Un papa pousse les volets sur un ciel gris. Il bruine. Une branche du bouleau argenté est tombée dans la nuit. Le sapin se balance mollement. Le rosier jaune est couvert de fleurs. Il faut faire une croix sur ces petites robes légères qu’on rêvait de porter en ce jour spécial. Numéro deux s’habille très vite, se débarbouille, se coiffe et parfume ses cheveux. Numéro un consent à lui prêter son serre-tête à motif écossais. Numéro trois ne veut pas s’habiller. Il veut d’abord engloutir une énorme tartine de Nutella. En signe de protestation, il glisse son épée de chevalier dans le haut de son caleçon. Temps instable oblige, numéro un se résigne à enfiler une paire de baskets. Dans son bocal, Sucrette s’agite. Personne ne l’a encore nourrie. Autour de la table du petit-déjeuner, le trio manque d’appétit. Numéro un se force à avaler une tartine. Comme à chaque rentrée, elle est nouée. Le temps passe. Il est neuf heures moins dix quand un véhicule de marque suédoise fait crisser ses pneus sur les graviers. La grosse boule de poils les regarde s’éloigner. Plus une place de stationnement sur le parking. Il faut se garer sur l’herbe. La plupart des parents, y compris ceux qui sont séparés, s’organisent, quand ils le peuvent, pour accompagner ensemble leurs enfants à l’école.
Deux petites filles restent avec leur papa tandis qu’une maman conduit son petit garçon dans sa nouvelle classe. Il ne semble pas du tout chiffonné de changer d’institutrice et de cadre. Il s’oriente vers le coin « cuisine » où des camarades servent le thé. Sa maman lui parle. Il ne l’entend plus. Il ne la voit plus. Elle échange quelques mots avec la maitresse et rejoint son mari et ses filles dans la cour de récréation des élèves de primaire où les enfants sont ravis de se retrouver après les longues semaines des grandes vacances. La directrice procède à l’appel. Les parents sont invités à suivre les enfants. Même si c’est la seconde fois qu’elle le vit, la maman de trois sent l’émotion l’envahir en voyant sa petite fille s’installer à son bureau au deuxième rang, dans la travée centrale. Sur le visage de sa petite fille, elle lit un mélange de bonheur absolu et d’envie de faire de son mieux. La petite fille est hyper concentrée quand l’institutrice explique le déroulement d’une journée type. La maman s’éclipse pour aller embrasser son numéro un et saluer sa maîtresse. Numéro un a le visage pâle et, certainement encore, le ventre noué. Dans quelques minutes, tout sera rentré dans l’ordre. Elle revient juste à temps dans la classe de numéro deux pour répondre à une question posée par l’institutrice. Un dernier baiser et les parents quittent l’école. Dans la classe de numéro un, l’institutrice a déjà fermé la porte. Elle aimerait pouvoir penser à autre chose mais des vers de Jacques Prévert s’invitent dans sa tête. Il y est question d’un petit garçon qui dit non aux professeurs mais qui dit oui avec son coeur, d’un cancre qui rêve de suivre l’oiseau par la fenêtre entrouverte. Il y est question, aussi, d’une petite fille qui aurait aimé se plaire à l’école mais que l’école ne semblait pas arriver à aimer. Elle s’interdit de projeter sur ses enfants sa propre histoire, ses propres ressentis. Leur ardoise est magique et c’est à eux d’y inscrire ce qu’ils veulent.
Ils quittent l’école, saluent encore quelques parents. Le vent est frais. Un pic vert s’envole à leur approche. Elle se sent bizarre. Elle va reprendre ses marques. C’est reparti pour dix mois. C’était leur sixième rentrée !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner