Votre chroniqueuse est venue à bout de ses trois rapports, aboutissement de dix-huit mois de travail. Alors, comme un cadeau qu’elle se ferait à elle-même et caressant l »espoir qu’il vous plaira, elle vous embarque dans un voyage au pays de l’art hors des normes, sans frontières ni limites.
Dans la mesure du possible, votre chroniqueuse, maman trois galons, ancien professeur recyclée en jeune sophrologue, essaie d’accompagner chacun de ses enfants à l’une ou l’autre des sorties scolaires. Cette année, c’est numéro deux qui a été privé du plaisir d’une présence maternelle à ses côtés dans le bus, de la joie d’associer sa maman à la découverte d’un lieu à part, de blottir sa main dans le creux de la sienne, d’abandonner, sur le trajet du retour, sa tête aussi légère que celle d’un oisillon, sur son épaule. Elle était déçue de ne pas avoir pu se libérer le jour de la grande sortie au château fort de Guédelon. Elle trouvait injuste que numéro deux n’ait pas eu le même traitement que numéro un et numéro trois. Des trois, numéro deux est, pour le moment, la plus facile à élever, la seule à faire les choses à la seconde où on les lui demande, à préprarer les brosses à dents de numéro un et trois, à se mettre au lit après avoir rangé consciencieusement ses petits chaussons et à attendre une histoire et un câlin sans rien réclamer. Quand numéro deux a déjà pris place dans le train du sommeil, numéro un et trois commençent tout juste à envisager de se laver les dents!
(Le contrôleur vient de siffler la fermeture des portes et le départ du train. Il desservira presque toutes les gares jusqu’à son terminus: la gare de Lyon. Il fait lourd. Le ciel est plombé. Parfois, dans le lointain, un roulement de tonnerre et puis, plus rien, seulement le silence, la moiteur et surtout pas une goutte de pluie sur la terre aussi craquelée que le visage d’une vieille ladakhi au magnifique sourire édenté.)
Cette année, la maman a eu droit à la visite du musée de la préhistoire à Nemours. Les enfants étaient passionnés. Contre toute attente, elle aussi! Elle avait pris goût à cette lointaine époque et avait été saisie par les remarquables capacités d’adaptation de leurs anciens ascendants. Depuis cette visite, numéro un recherche, avec méthode, dans les graviers du jardin, des cailloux susceptibles de faire briller des étincelles. Ce premier essai préhistorique a été transformé par une seconde visite aux jardins de la préhistoire. La maman n’aimait pas assez cette période antérieur à la découverte de l’écriture pour s’infliger en car un aller/retour jusqu’à Chartre. Elle a, également, laissé filer une visite au muséeum d’histoire naturelle d’Orléans avec la classe de numéro trois et une sortie cinéma dans la salle d’art et d’essai dont l’atmosphère unique est à imaginer dans un hybride de « cinéma paradiso » et de « la dernière séance ». Alors, elle a décidé de s’engager pour un ultime accompagnement de l’année scolaire 2010/2011: le musée de la Fabuloserie.
Quand on est « hors cadre », qu’on n’a jamais pu se fondre dans le moindre académisme, respecter à la lettre une recette de cuisine, coller à un protocole, toujours détesté étiqueter les êtres, rué dans les brancards des approches systèmatiques, craint les généralités et refusé de s’encarter, on ne peut qu’être séduit par cet art hors les normes, porté par un couple de passionnés passionnants: Alain Bourbonnais, maintenant décédé et sa femme, Caroline. Ce couple s’était donné pour mission de sauvegarder les compositions d’hommes et de femmes nés des champs ou des usines et qui ne cherchaient par là que le moyen de communiquer leurs sentiments, leurs émotions quand, dans leurs familles, on ne les avait jamais écouté, que leur bouche n’avait jamais pu proférer la moindre parole et que leurs oreilles étaient restées sourdes au vacarme du monde. Ces hommes et ces femmes n’avaient reçu aucune formation artistique. Ils créaient avec des matériaux de récupération naturels ou industriels et n’étaient en quête d’aucune reconnaissance ou porteur d’un message à vocation plus ou moins universelle.
Alain Bourbonnais avait sympathisé en 1971 avec Jean Dubuffet, père de l’Art Brut, un art accouché par des malades mentaux, des prisonniers ou des médiums et dont la collection partait pour la Suisse. Avant d’acheter une maison de campagne dans l’Yonne pour y accueillir son art hors les normes, Alain Bourbonnais, soutenu par Jean Dubufet, ouvrait une galerie rue Jacob, « L’atelier ». Alain Bourbonnais était à la fois architecte, peintre et sculpteur. Il était aussi le père tout rabelaisien d’une famille de Turbulents, énormes personnages en papier mâché comme on en trouve dans les carnavals des villes du Nord.
C’est donc cette collection faite de tous ces témoignages émouvants, insolites ou dérangeants que la maman va découvrir avec tous les enfants de la classe de numéro trois. Dans le car qui les conduit à la Fabuloserie, le petit garçon entreprend une fouille méthodique du sac maternel espérant y dénicher ni plus ni moins qu’un trésor qui y sommeillerait là depuis des siècles.
(Le train se traîne. Des travaux sur la ligne Paris/Nevers avec fermeture de passages à niveaux aux automobilistes. Le ciel est de plus en plus gris. Elle est dans les courants d’air. Elle referme la fenêtre.)
Les deux institutrices, une assistante et les parents accompagnateurs encadrent une classe de CP et une classe de petite et moyenne section. L’une des institutrices jette sur l’herbe encore humide de grands plaids sur lesquels les enfants s’installent pour pique-niquer. Les parents supervisent le déjeuner: dévissage des bouchons des petites bouteilles d’eau, décapsulage des canettes, dépiotage des sandwiches enrubannés dans des feuilles de papier argenté, ouverture des bouteilles de yaourt à boire et autre compote à sucer, déshabillage des carrés ou triangles de fromage et ramassage des papiers, puis, nettoyage des bouches et des mains et ramassage des restes en tout genre.
Les enfants sont tentés d’aller mettre leurs pieds dans l’eau du ruisseau. Alors, vite, on les divise en trois groupes et la visite commence. Elle est commentée par une ancienne institutrice, passionnée, très rodée aux jeunes enfants. On démarre par les oeuvres installées dans le parc, tout autour de l’étang. Les enfants sont fascinés par le manège de petit Pierre qui s’anime et crache de l’eau sur la maîtresse. Petit Pierre de son vrai nom Pierre Avezard était venu au monde en 1909, atteint d’une maladie génétique le privant de la parole et de l’ouIe, de la vue d’un oeil et le dotant d’un visage dont les traits s’apparentaient à ceux du héros malheureux du film « Elephant Man ». Rejetté de toute part, c’est auprès de ses vaches qu’il trouvait le bonheur. Il fabriquait avec de vieux objets abandonnés dans les décharges publiques des cyclistes, des avions, des charrettes, des vaches et une incroyable tour Eiffel de vingt-quatre mètres de haut. En 1982, Alain et Caroline Bourbonnais découvrent ce travail d’une vie et, avec l’aide d’une équipe de bénévoles, le reconstituent à l’identique dans le parc de la Fabuloserie.
En faisant glisser ses yeux de la photo de Petit Pierre à toutes les figures animées de son manège, votre chroniqueuse songeait à cette phrase de Michel Boujenah qu’elle aime tant, qui lui parle si fort: « un adulte, c’est un enfant qui a réalisé ses rêves ». De ce point de vue-là, Petit Pierre était infiniment plus adulte que la plupart de ceux qui le moquaient et lui jetaient des cailloux.
La visite se poursuit à l’intérieur du musée dont les murs sont aussi blancs que les façades des maisons des villages des pêcheurs des Cyclades. Les enfants trouvent tentants de laisser des empruntes de leurs mains et de leurs doigts sur les murs immaculés. Tentant aussi de toucher les tableaux en relief et les corps des sculptures d’animaux colorés.
(Ce n’est pas un train coraïl mais un TER à deux étages qui lui rappelle tous ceux qu’elle empruntait à l’époque où elle enseignait à l’université d’Evry-Val-d’Essonne. A cette époque, la SNCF n’en finissait pas d’achever des travaux sur les voies. Les trains étaient toujours en retard. Une association d’usagers du service public s’était constituée pour faire valoir, en justice, ses droits et reconnaître la somme des préjudices subis. La végétation qui borde la voie est encore verte. Elle pourrait faire oublier la sécheresse, la détresse des agriculteurs contraints d’envoyer leurs bêtes à l’abattoir, faute de pouvoir les nourrir et les grêlons tombés sur les vergers du Sud-Est.)
Tout en haut du musée, un grenier noir par opposition au grenier blanc. La lumière naturelle y est bannie. Des dizaines de tapis d’Orient s’étirent sur les lattes d’un parquet qu’on ne peut plus que deviner. C’est un endroit qui donne envie de s’étendre, de fermer les yeux et de partir, loin, très loin, par delà les montagnes et les mers et faire une halte à Zanzibar. La visite s’achève sur les Turbulents dont la mère et reine se prénomme Célestine. Elle a trois têtes qui pivotent: une tête qui rit, une tête en colère et une tête très en colère. Son ventre s’ouvre pour y accueillir un comédien. Elle porte de hauts talons, des porte-jarretelles, des sous-vêtements en dentelle noire très soignés, très Chantal Thomas ou Jean-Paul Gauthier. Les enfants n’ont pas vu sur d’autres turbulents les phallus géants et ressenti le caractère volontairement provocateur de cette famille haute en couleurs. Numéro trois glisse à sa mère: « Célestine, elle me plaît car elle a une grosse poitrine ». Cette remarque de son petit garçon de trois ans et demi la renvoie brutalement quelque part dans le film de Fellini, Amarcord. Dans une scène, de jeunes adolescents observent, à la dérobée, des femmes aux postérieurs gourmands monter sur la selle de leur bicyclette! Elle s’amuse d’autant plus de cette réflexion de son fils qu’elle a sacrifié, sans regret et par trois fois, un 90 B sur l’autel de l’allaitement exclusif et longue durée!
(Fontainebleau, son château, sa forêt, ses rochers, sa couleur internationale et ses boutiques chics.)
La visite est finie. Encore une pause sur l’herbe humide et on repart. Son fils est si fatigué qu’il ne se soucie plus d’être assis à ses côtés dans le car. Tous les enfants s’endorment. Le trajet du retour s’effectue dans le calme. A l’arrivée à l’école, il n’est pas facile de tirer les petits et les moyens et même certains CP de leur sommeil profond. Numéro trois descend tel un somnambule. Comme un automate, il remonte dans le bus qui les conduit à la garderie avec ses deux soeurs. Quand elle pousse la porte de la maison, la grosse boule de poils se jette sur elle.
(18h15. Elle est toujours dans le train. Une grand-mère a fini de sacrifier au rite du thé. Elle va chercher le trio à la garderie. Bien que prévenus le matin, les enfants se montreront surpris que leur mère ne soit pas là. C’est une maman qui s’évade si peu, qui les laisse si rarement contrairement à d’autres mères de sa génération qu’ils ont du mal à accepter ses courts départs. Elle se réjouit, tout à l’heure, de retrouver des amis rue Saint-George et d’aller applaudir la pièce co-écrite et mise en scène par sa soeur. Son beau-frère sera en régie essayant de calmer le jeu, de trouver une solution technique à des problèmes de son et d’image que les deux techniciens du théâtre loué pour le showcase ne réussiront pas à résoudre! Sa soeur et le co-auteur seront en transe. Les comédiens n’auront presque pas pu répéter avant le lever de rideau. Sa nièce sera fière et ravie d’assister au spectacle. La salle sera conquise. Les applaudissements nombreux et elle, elle sera moins tendue que d’habitude car sa soeur ne jouera pas. Elle viendra sur scène pour présenter la pièce et, à la fin, chanter avec les comédiens et remercier. Tandis que les spectateurs quitteront le théâtre, la troupe, déjà, commencera à vider les lieux, à faire place nette, à tout charger dans le camion de location. Sa nièce distribuera aux membres de la troupe les belles roses rouges achetées par le maître es costumes. Tard, enfin, à l’étage d’un café réservé pour l’occasion, des amis bavarderont tandis que les deux auteurs discuteront avec des professionnels. A deux heures et demi, la conductrice du camion, la baladine de la famille, sillonnera les rues de Paris. Elle déposera une amie de promo dans le 5ième et continuera sa route. Paris sera calme. A trois heures du matin, sa soeur sortira du camion éléments de décor et costumes. Trois heures plus tard, le réveil retentira et dans un état second, le corps se mettra en branle. Mues par des mouvements automatiques, des jambes monteront et descendront les marches du métro, accélèreront la cadence en sortant au métro Bercy et, enfin, se mettront au
repos dans le train du retour. La tempe droite posée contre la vitre, votre chroniqueuse espèrera de toutes ses forces de grande soeur que le spectacle de sa soeur ait conquis un programmateur!)
Avant de baisser le rideau, ce petit texte d’Alain Bourbonnais en hommage rendu à la baladine de la famille, à son spectacle « Fric, mensonges et vidéos », réécriture libre et jubilatoire de l’Avare dans un esprit « Branquignol », époque Dejazet ( à ce jour, la meilleure soirée d’anniversaire de votre chroniqueuse) et à tous ceux qui conservent, intacte, la fraîcheur de leur âme d’enfant.
« Ce que je crois qu’ils sont ».
Les Turbulents sont :
« Un paradis dérisoire, puériles comme l’enfance…
Pas les fêtes fastueuses de Versailles mais la fête foraine.
Le débordement.
Ils sont contre :
l’angoisse, le pessimisme, le mécontentement, le nihilisme…
Au contraire.
C’est le bonheur de vivre.
C’est le courage d’être heureux.
C’est la vitalité, le délire, la liberté…
Les Turbulents sont contre le défaitisme. »
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Ah ben voilà!… Je t’ai retrouvée Anne-Lorraine… (j’avoue que c’est en cherchant si tu avais une page sur Facebook que je suis tombée sur ton blog Hors cadre qui m’a l’air tout à fait intéressant…) J’ai, il me semble, de la bonne lecture en perspective… (je t’en tutoie du coup… entre collègues, sans doute…)
Amitiés
Danièle
Chère Danièle,
Cela m’a fait plaisir de découvrir ton message (alors, on se tutoie?). Je croyais t’avoir dit que j’avais un blog hébergé par le Courrier auquel mon mari et moi sommes abonnés depuis notre retour d’un tour du monde. Si tu as le temps, je serais heureuse que tu lises le billet que j’avais écrit en hommage à Prévert, un père spirituel quand Perrec serait plutôt un grand frère.
Bien à toi et à très vite,
Anne-Lorraine
Oui, avec plaisir, j’irai découvrir ce billet…
(Je suis tellement nulle que je ne parviens pas à t’envoyer une invit sur FB… Peux-tu le faire dans l’autre sens (si tu le souhaites, bien sûr)? J’ai une page à mon nom.)
Bon dimanche. Bonne fête au papa
Danièle