Quand son mari s’absente, ses nuits sont courtes. Elle vérifie au moins quatre fois que l’alarme de son téléphone portable est en fonction. Elle se dit qu’elle frise le toc. Cette angoisse de ne pas se lever, de se retrouver dans l’urgence et d’arriver en retard est ancienne. Elle remonte à l’adolescence. À l’époque, elle l’avait résolue en laissant les volets des fenêtres de sa chambre ouverts. Très sensible à la lumière, elle était sûre d’être réveillée aux premières lueurs de l’aube.
Quand son mari travaille à trois heures de là, le sommeil tarde à venir. Au petit matin, il la rejette quand elle aurait bien aimé s’attarder un peu plus dans la chaleur d’une trop courte nuit. Elle se sent sur le qui vive. C’était encore plus flagrant quand numéro trois dormait, seul, à l’étage et qu’elle était reliée à lui par un baby phone. Elle s’attendait à voir clignoter la lumière rouge et entendre les pleurs de son fils. Il ne lui restait plus qu’à enfiler, à tâtons, la vieille robe de chambre bleu marine de son père, dans laquelle elle avait rédigé plusieurs chapitres de sa thèse, parcourir le couloir, ouvrir le plus délicatement possible la porte donnant sur la cuisine, monter l’escalier, traverser le salon en mezzanine et prendre son petit garçon dans ses bras.
De la même manière que sa chère mère est intimement persuadée qu’il pleut toujours quand elle prend rendez-vous chez le coiffeur, elle pourrait penser qu’il suffit que son mari s’absente pour que des problèmes de nature mécanique surgissent et compliquent son quotidien. Or, elle a conscience que si elle avait fait le choix d’un célibat assumé ou subi ou avait vécu séparée de son conjoint, elle aurait cessé de relier une existence, sans un homme à la maison, à tous ces tracas techniques. Elle y aurait fait face, c’est tout, sans chercher, dans le ciel, l’éventuel vol d’un corbeau, battant des ailes de la droite vers la gauche.
Mais, c’était un fait avéré : c’était toujours lors des longues absences de son mari que les deux portes du portail refusaient tout net de s’ouvrir, que la vieille chaudière, héritée des anciens propriétaires de la maison, décidait d’hiberner. La dernière fois, c’était au cœur d’un hiver particulièrement rigoureux. Quand, brutalement, elle avait réalisé que ses filles et elle avaient le bout du nez rose et les extrémités du corps bleues, la température, dans la maison, était déjà tombée à 16 degrés. Sans le secours providentiel d’un ami, elle se serait endormie en serrant fort contre elle les petits corps chauds de ses enfants.
C’était toujours au moment où son mari était loin d’eux que Météo France émettait des avis de tempête et que son ordinateur trouvait piquant de faire des siennes. Sa première voiture, aussi, avait, une fois, profité d’un séjour de longue durée à l’étranger de son mari pour ne plus démarrer. Ce jour-là, elle venait de récupérer ses filles à la crèche et s’apprêtait à rentrer chez elle. Une maman les avait ramenées à la maison et un « vieil » ami de la famille avait prêté une sorte d’antiquité roulante, un véhicule qui n’était plus bon qu’à transporter les encombrants du fond de son jardin jusqu’à la déchetterie. Elle l’avait conduit plus de dix jours, la peur au ventre, tant il était bruyant et en passe de caler à tout moment.
Alors, elle avait appris à farfouiller dans les caisses à outils, à se repérer dans les étagères du garage dédiées au bricolage. Désormais, elle savait démonter les deux bras du portail. Un ami, électricien de formation, lui avait montré comment administrer un coup de marteau ou de clef à molette bien senti, à un point stratégique, pour relancer la facétieuse chaudière. S’agissant des tempêtes qui faisaient ressembler la maison, exposée au vent mauvais du Nord hurlant sur les plateaux, à un chalutier breton pêchant le bar dans les eaux déchaînées de l’Atlantique, il suffisait de se claquemurer, de ne rien laisser traîner dans le jardin et d’attendre que cela passe. Pour l’ordinateur, enfin, le plus simple était encore de tout éteindre en débranchant, purement et simplement, la prise centrale pour, normalement, dénouer les problèmes. Cette astuce
, elle la tenait de son beau-frère, lequel, à distance, avait, aussi, avec une infinie compréhension, joué les pédopsychiatres de choc quand elle ne savait plus très bien comment aborder son aînée en pleine crise des trois ans.
Ce matin, la maman ne dort plus depuis six heures. Elle attend encore quarante-cinq minutes avant de se lever. Elle se prépare mentalement à renouer avec les journées de semi marathon des mercredis. Dehors, le ciel est noir. La pluie tombe. Pour la première fois depuis au moins deux mois, elle enfile un jean que sa sœur a eu la gentillesse de lui rapporter de New York. En passant une jambe, puis une autre, elle se dit que sa sœur a l’art de toujours trouver ce qui lui plaira et qu’elle aura un immense plaisir à porter encore et encore. Elle, de son côté, doute d’être capable de faire mouche à tous les coups. Elle réveille les enfants à sept heures vingt. Ils dormaient tous très profondément. Elle sent bien qu’ils ont du mal à reprendre le rythme des mercredis. Numéro trois va passer sa première journée au centre. Numéro deux veillera sur lui, de loin. Numéro deux ne verse ni dans le genre Caroline Ingalls ni dans le genre Ma Dalton. Elle laisse ça à numéro un.
Ensuite, numéro un et elle, fileront remplir, jusqu’à ras bord, ou presque, un de ces abominables caddys en plastique si difficile à manœuvrer entre les rayons d’un des temples dédiés à la consommation de masse. Comme toujours, numéro un sera d’une aide efficace qu’il s’agisse de faire peser les fruits et les légumes, de repérer certains articles, de les ranger avec méthode sur le tapis roulant, de les glisser dans les sacs, et, pourquoi pas, de se faire offrir un petit quelque chose, au passage. Numéro un ira à son cours de gymnastique. Elle sera toute fière d’arborer un nouveau justaucorps mauve, sa couleur favorite. Pour une fois, la maman et numéro un iront chercher numéro deux et numéro trois au centre de loisirs, à seize heures trente. Ensuite, toute la famille se déplacera jusqu’à la crèche pour y embrasser toutes celles qui ont fait partie de leur quotidien pendant cinq ans. Numéro trois sera si heureux de retrouver la belle et douce Mademoiselle N dont il a parlé tout l’été. Le doute n’est plus permis : son petit garçon a vraiment succombé aux charmes de Mademoiselle N. La maman est surprise que son fils ressente, si jeune, un tel attachement et, en même temps, elle lui trouve un goût très sûr !
Maintenant, la grosse pendule de la cuisine affiche huit heures vingt. Sur les fenêtres, la pluie tombe avec un sens de la mesure très toccata et fugue en ré mineur de Jean-Sébastien Bach. Les trois enfants sont prêts. On a ressorti les imperméables collants et les chaussures fermées. Comme dans l’histoire de boucle d’or, l’imperméable de numéro un est trop grand, celui de numéro trois est trop juste et celui de numéro deux est tout à fait adapté à sa stature. Les imperméables dégagent une bonne odeur de sachets d’anti-mites à la lavande. On fait tourner la clef dans la serrure de la porte d’entrée. Les enfants courent jusqu’à la voiture et s’y installent en s’écrasant les uns les autres. Elle met le contact, attend que les voyants rouges s’éteignent et tourne la clef. La voiture ne démarre pas. Elle essaie encore trois fois et abandonne. Comme dans l’histoire de Pierrette et du pot au lait, toute l’organisation de la journée est réduite à néant. Elle en pleurerait presque tant il a fallu déployer d’énergie pour préparer les enfants au départ, parce qu’elle déteste les sortir de leur sommeil et, aussi, qu’elle a un immense besoin de souffler et de reprendre ses marques.
Les enfants sortent de la voiture. Ils sont tout, sauf déçus, y compris numéro un qui s’est bêtement fait mal à la main hier en jouant avec son petit frère et pensait ne pas être en mesure de réaliser les exercices de gymnastique.
La maman est dépitée. Ici, à la campagne, sans voiture, la vie s’arrête ! Le cœur du village est trop loin pour qu’on s’y rende à pied avec les enfants. Quant à pédaler avec numéro deux et numéro trois dans la carriole et numéro un assis derrière elle, c’est une possibilité qu’elle a caressée avant de l’abandonner ! Comme quoi, plus de trente-trois ans après avoir fêté en grande pompe ses sept ans, et plus de dix-huit ans après s’être fait arracher, en une fois, ses trois dents de sagesse, sous anesthésie locale, on accède, enfin, à une forme de sagesse raisonnable !
La maman est vraiment déçue. Elle se sent à deux doigts de la crise de nerfs et, d’ailleurs, elle pense au film d’Almodovar. Puis, en passant devant une petite fenêtre ouverte sur le jardin, elle aperçoit un magnifique pic-vert et un lapin de garenne. Côte à côte, ils semblent en grande conversation. En la repérant qui, immobile et en apnée, les observe, le pic-vert se réfugie sous le prunus et le lapin de garenne détale, petite queue blanche au vent, jusqu’à l’entrée de son terrier. Cette vision la réconcilie avec ce matin sans retour. Elle décide de profiter le mieux possible de ses enfants et met de côté le travail qui continue de s’accumuler sur son bureau.
A l’heure du déjeuner, après plusieurs puzzles de princesses, une grosse demi-heure de peinture, des lectures des aventures de petit ours brun, des tours construites avec des légos, une partie de loto des odeurs et quelques intermèdes ménagers, elle appelle son voisin le plus proche. C’est le papa d’un petit garçon, ami de numéro un et les mamans pratiquent le yoga ensemble. Amoureux de vieilles voitures qu’il retape, elle ne doute pas qu’il puisse voler à son secours. C’est une chance ! Sa femme et lui rentrent toujours déjeuner chez eux et, cette après-midi, il ne travaille pas. En début de journée, le père et son fils arrivent. Ce dernier rejoint, à l’étage, les filles plongées dans les aventures de Nils Holgersson et des oies sauvages. Dehors, la pluie est fine, mais elle arrive à transpercer les vêtements. C ouvre le capot et ausculte les entrailles de la Golf 2. Très vite, il suspecte la pompe à injection. Le gasoil n’arrive plus et le moteur ne peut donc pas se mettre en route. Par acquis de conscience, il vérifie les fusibles qui ne sont pas en cause et, à l’aide d’un fil électrique dénudé, réalise un pont. Alléluia, trois fois ! Le moteur tourne. Le problème vient, en fait, d’un relais que C ne peut plus isoler pour le changer depuis qu’il est venu à bout de la panne. Il promet de se plonger dans une revue technique pour percer tous les mystères des relais allemands, trouver la pièce et achever le travail commencé. La maman est soulagée. Les enfants, aussi, qui assistent à la scène depuis une fenêtre. On boit un café ensemble. On échange autour des vacances, des disputes dans les fratries si éprouvantes pour les parents, de la rentrée des classes, des activités extrascolaires et des cèpes qui, en cette fin d’été, regorgent dans les forêts. On se dit au revoir.
Les enfants tournent en rond. Numéro un sait la première strophe de sa poésie par coeur. Numéro deux est grognon. Numéro trois a très peu dormi. Alors, on enfile bottes et imperméables et l’on part marcher dans les bois les plus proches. Les enfants sont tout excités à l’idée de trouver des champignons et plus encore d’en couper les pieds. Chacun glisse un couteau dans un sac en plastique. Au bout d’une heure, on rentre bredouille ! Les enfants sont déçus. On a vu plus de grosses limaces orange que de champignons et aucun ne semblait comestible ! Tant pis ! On se sera aéré et offert la première sortie en forêt de la rentrée. Sur le chemin du retour, on trouve tout de même quelques mûres humides dont les petits grains sucrés consolent les enfants.
En ce début de soirée, la pluie a cessé. Le ciel s’éclaire. Les têtes des maïs longilignes s’illuminent. Vermeer n’est pas loin. Peut-être, caché là, derrière le noyer. Les enfants, fatigués, dormiront à poings fermés, quand la petite aiguille sera sur le huit et la grande confortablement installée sur le six. Une maman pourra alors se détendre devant les petits meurtres d’Agatha Christie et, dans son lit, voyager au pays des « enchanteurs » de Romain Gary. Elle ne saurait dire si elle s’endormira plus vite, si le réveil sera moins matinal. En revanche, une chose est sûre : elle dira adieu à cette journée en pensant à sa chance d’être entourée par une poignée de femmes et d’hommes de bonne volonté, de ces êtres rares donnant sans attendre quoi que ce soit en retour. Comme quoi, il est possible de faire mentir Marcel Mauss. Ce constat la comble de joie !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner