Chronique d’un nouveau bonheur

A la sixième fenêtre du calendrier de l’Avent, le soleil s’offre une escapade au-dessus du plateau détrempé par la pluie soutenue des derniers jours. Stéphane et Louis étant partis jouer au tennis, j’en profite pour enfiler mes chaussures de randonnée et entreprendre la grande boucle, celle qui me permet de saluer Baba, toujours fidèle au poste, ainsi que deux juments et leurs poulains nés au printemps. Baba assume pleinement sa bigamie! Désormais, les arbres sont nus. Les rayons du soleil chauffent mon dos. La température ressemble plus à celle d’un début de printemps qu’à celle d’une fin d’automne. A la hauteur d’un grand tas de fumier que j’ai toujours vu là depuis vingt ans, je pense à ce malheureux Job et à tout ce que Satan lui a fait endurer persuadé qu’il était que dans l’adversité il finirait par se détourner de Dieu. C’est assez fascinant de constater combien notre esprit peut avoir été façonné par des lectures. Quand je découvre de grosses araignées dans la maison, je pense tout de suite à Sido, la mère de Colette, qui déposait à leur intention du lait dans une soucoupe. Les violettes me renvoient à coup sûr au sous-préfet aux champs sorti tout droit de l’imaginaire poétique de Daudet. Il ne m’est pas possible de parer un sapin de ses plus beaux atours pour Noël sans songer au conte d’Andersen.

Tandis que je suis en passe d’achever ma marche, Stéphane m’appelle pour savoir où je suis. Je m’étonne que Louis et lui aient déjà fini de jouer au tennis. La pluie se met à tomber alors que j’ouvre la porte en bois du portillon. Je retire mes chaussures, enfile mes sabots d’un joli rose pailleté et suis Louis qui me demande de m’installer dans le canapé et de fermer les yeux. J’obtempère. Stéphane dépose quelque chose sur mes genoux: un chiot berger australien. Il répond au prénom d’Alto. Il a deux mois et demi. Je regarde ce tout petit animal qui ressemble à un ourson et suis assaillie par un flot d’émotions contradictoires. Je ne m’y attendais vraiment pas. Nous avons pour projet de quitter la campagne pour la ville. La mort de notre Fantôme survenue voici presque trois ans m’a dévastée. Je ne sais pas si je suis encore prête à renouer de tels liens avec un autre chien. Je me demande si, une partie de moi ne s’est pas fermée à l’idée d’accueillir un jour un autre compagnon quatre pattes. D’ailleurs, j’ai souvent dit et écrit que Fantôme serait notre unique chien.

Stéphane a décidé de sauter le pas sans m’en parler mais après avoir échangé avec le trio. Céleste et Louis étaient ravis. Victoire avait émis quelques réserves s’agissant notamment de l’organisation à venir quand nous irions la rejoindre une semaine au Maroc en février. Notre fils ayant fait le choix de quitter son BUT à Tours pour un BTS dans le lycée où le trio a passé son bac, notre projet de déménager est repoussé. Depuis la mort de Fantôme, Louis a souvent exprimé le souhait que nous accueillions un nouveau chien. Tous les enfants ont été submergés par l’émotion quand leur papa leur a annoncé sa décision et leur a envoyé des photos d’Alto. Cela faisait déjà plusieurs jours que Stéphane préparait son arrivée avec la complicité des enfants et s’inventait des choses à faire pour justifier certains déplacements.

Tandis que j’ai réussi à écrire ces quelques lignes depuis la table de couvent, Alto dort près d’un pan du rideau dont la belle couleur rouge est maintenant fanée. Ses fesses et ses pattes arrières en hauteur touchent le mur. Je sens que j’ai encore du mal à me laisser toucher par Alto dont le tempérament est, pour le moment, si différent de celui de Fantôme. Je sais bien qu’il ne faut pas comparer les animaux comme on doit s’interdire de le faire avec les enfants d’une même fratrie, que chaque histoire est différente, mais j’ai tendance à céder à cette tentation.

Quand Fantôme a rejoint notre famille voici un peu plus de quinze ans, c’est parce que j’avais dit à Stéphane combien je serais heureuse que nous ayons un chien. La vie à la campagne me pesait souvent et je songeais qu’un chien donnerait du sens à notre existence. Ma soeur et moi avons toujours vécu avec des chiens. Les enfants et le chien grandiraient ensemble. Ils se composeraient une mémoire commune. C’est au retour d’une semaine en Balagne à la Toussaint que Stéphane avait trouvé Florence, une éleveuse extraordinaire vivant à La Ferté-Saint-Aubin. A la tête d’une entreprise d’ambulances, cavalière émérite, Florence, qui aurait aimé être vétérinaire, élevait des bergers blancs suisses et des bergers australiens. A cette époque, les bergers australiens étaient surtout des chiens de travail. Ils n’avaient pas encore accédé au statut de « chien préféré des Français ». Avec les enfants, nous avions été découvrir la portée de Vicky et Bambou dont les parents étaient tous des chiens de troupeau. C’est avec Fantôme que le contact s’était naturellement établi. Florence nous avait expliqué que Fantôme était le dominant de la fratrie, le chiot préféré de sa maman et qu’il serait un animal particulièrement massif.

Ce n’est qu’un mois plus tard que Fantôme était entré dans notre famille. Une vidéo immortalise la joie des enfants l’entourant. Victoire avait été lui chercher l’une de ses vieilles chaussures de montagne. Le premier soir, il avait un peu pleuré mais cela ne s’était ensuite jamais reproduit. Pas un seul pipi dans la maison et aucune bêtise ou presque. La première fois que nous l’avions laissé seul, il avait lacéré le tissu de l’une des deux bergères héritées de notre grand-mère. Une autre fois, alors que j’avais posé une quiche sur la table, il s’en était saisi. Cela fut son seul chapardage. Nous pouvions mettre de la nourriture sur table basse, il ne touchait à rien. Quand nous prenions nos repas, il ne réclamait rien.

Le matin alors que je buvais mon café, il aimait poser son menton sur le bord de la table, toujours à ma gauche, et nous écoutions ensemble les nouvelles du monde. Nous lui avions appris à nous suivre en vélo et à s’assoir au bord de la route quand il entendait une voiture approcher. Quand un patient attendait derrière la porte, il m’avertissait par un seul aboiement. Il savait que le couloir desservant les chambres ou l’escalier menant à la mezzanine lui étaient interdits et il respectait parfaitement ces espaces. Il n’aimait pas l’eau et dés que Céleste l’avait lavé, il se roulait comme un beau diable dans l’herbe chauffée par le soleil ou dans la terre. Il attrapait du bout des dents les mûres sur les mûriers. Il voyageait admirablement bien dans le coffre du Volvo et ne se plaignait pas quand une valise tombait sur lui.

Alto est arrivé à la maison la veille de la date d’anniversaire de Fantôme et, demain, cela fera trois ans que ses beaux yeux se fermaient pour ne plus jamais se rouvrir. Avant de s’en aller, il avait adressé un tendre sourire à Louis qui avait tenu à nous accompagner. Il est enterré entre le magnolia à l’ombre duquel il aimait se reposer en été et le cerisier qui donne de petits fruits au goût acide.

Alto sommeille sur une serviette de plage maculée de taches de boue. Sa tête repose sur une peluche-jouet offerte par Gwen qu’il aime beaucoup. Quand il rêve, ses moustaches et ses pattes s’agitent. Il a souvent le hoquet. Il a les mêmes couleurs que Fantôme: noir, brun et blanc. Ses yeux sont clairs. Son pelage de bébé est tout doux. C’est un chiot tel qu’on les décrit dans les dessins animés ou les livres pour les enfants. Il a envie de mordre tout ce qui passe à la portée de ses petites dents: le bas des rideaux, les chaussures, les lacets, les coussins, les tiges, les feuilles, la couverture d’un livre. Dans le jardin qui, avec la pluie, est détrempé, il était particulièrement attiré par un rhododendron. J’ai découvert que cette plante était toxique comme le laurier. Stéphane et Louis l’ont protégé en l’entourant avec des transats. On dirait une installation digne de figurer dans un musée d’art moderne!

Nous n’avons pas eu envie d’acheter une « cage » souvent utilisée par les éleveurs. La cage est, à la fois, le lieu dans lequel l’animal dort se sentant dans son espace à lui, en sécurité et le moyen quand on s’en va de s’assurer qu’il ne passera pas son ennui et sa solitude sur le mobilier de la maison. La cage ne doit pas être vécue comme une prison pour le chiot. Il faut plusieurs jours (sauf si l’éleveur en avait une) pour que l’animal l’apprivoise et puisse s’y sentir bien. Puisque nous n’avons pas opté pour la « cage », nous avons sécurisé l’intérieur de la grande pièce dans laquelle vit Alto. Un carton barre l’accès à l’escalier. Une corbeille pour le linge d’un bel orange est coincée entre le canapé rouge et le vaisselier jaune. Une valise rouge ferme le passage entre l’autre partie du canapé et le petit meuble sur lequel reposent le grille-pain, la machine à café et le micro-ondes. Ainsi, Alto ne risque-t-il pas de mordiller un câble ou de se blesser en attaquant le bois d’une bûche ou en tombant dans les marches de l’escalier.

Stéphane lui avait acheté des os pour qu’il soulage ses gencives mises à mal par les poussées dentaires. Un os a disparu dans le jardin. Quant à l’autre, Alto l’avait enterré profondément dans le pot contenant un petit oranger. Toute la pièce sentait l’humus. On se serait cru dans la forêt en automne. Alto aime gratter la terre et s’y nicher, se jeter la tête la première dans les tapis de feuilles mortes et suivre le chat dans ses déplacements. C’est amusant de voir Cookie et Alto ensemble. Alto aimerait jouer avec le chat mais ce dernier est encore un peu sur la réserve. Alto commence à comprendre que pour ne pas effrayer Cookie, il doit éviter de se précipiter sur lui.

L’éducation d’un animal requiert disponibilité et fermeté. Alto est particulièrement têtu. Nous utilisons un numéro du Courrier International plié en deux pour le rappeler à l’ordre. Un petit coup de journal sur le museau ou les fesses selon les circonstances et nous lui demandons d’aller se coucher sur sa serviette. Quand il aura reçu son dernier rappel, nous pourrons nous aventurer en dehors des limites du jardin. Nous commencerons par marcher jusqu’à la mare. Il sera heureux de respirer d’autres odeurs, de découvrir un autre univers. Céleste est persuadée qu’à la plage, Alto sera un chien aimant creuser des trous dans le sable et s’ébrouer au plus près de ses proches deux pattes étendus sur leurs serviettes…

Hier, avant d’aller me coucher, j’ai vu Louis qui écoutait de la musique avec Alto dans les bras. La petite boule de poils dormait profondément. Il devait entendre battre le coeur si plein de bonheur de notre fils. C’est un nouveau chapitre de notre vie de famille qui a commencé à s’écrire. A Noël, Alto fera la connaissance de plusieurs membres de la famille. Joie assurée des deux côtés!

Je profite de cette chronique pour vous souhaiter à tous de passer un très joyeux Noël et vous dis à l’année prochaine!

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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