Les noix finissent de se détacher des bogues. Dans la forêt, on n’entend plus le bruit sourd et régulier des glands tombant des branches des chênes. On a rallumé le chauffage et disséminé aux quatre coins de la maison les plantes qui redoutent la chute des températures. Les primaires socialistes sont finies. François, fort des soutiens de Ségolène et d’Arnaud, l’a emporté. Marine affûte ses couteaux. Une petite fille est née sous les ors de la République. Le quinze de France est en finale de la coupe du monde de rugby. Les journalistes sportifs kiwis ne sont pas très tendres avec les coqs gaulois. La nuit venue, dans un ciel clair, la lune perd de ses rondeurs. Les mâtinées sont de plus en plus fraîches. Encore quelques jours et les cosmos se réveilleront prisonniers du givre. Encore quelques jours et les enfants seront en vacances. C’est avec une réelle impatience qu’ils attendent la fin de la semaine, les retrouvailles avec leur cousin et leur arrivée sur l’île aux Moines.
Deux ans sans un séjour breton, cela commençait à être long. L’année passée, à la même époque, ils s’envolaient avec numéro un et deux pour la Balagne. C’était leur premier séjour commun en Corse et, pour les enfants, leur premier vol en avion. Entre Calvi et Ile Rousse, sur la toute petite plage de Sant’Ambroggio, ils étaient tous entrés dans l’eau pour leur dernier bain de l’année 2010. Le long des chemins côtiers, ils s’étaient enivrés du parfum des immortelles et, de la terrasse de la maison, avaient respiré l’odeur des citronniers tout en effleurant du doigt les mystères d’une communion parfaite entre mer et montage.
Même si le golfe du Morbihan est très différent de la baie de Calvi, ce bout de Bretagne a, sur eux, un pouvoir d’attraction comparable à celui de la lune sur les marées. Une grand-mère les accompagne. Elle s’éclipsera une journée pour aller fleurir les tombes de la famille de son mari dans un tout petit village du Sud Finistère. Il ne faudra pas qu’elle rate le dernier bac pour regagner l’île. La maman de trois se rappelle tous ces moments passés dans les cimetières pour la Toussaint, surtout en Bretagne. Dans son souvenir, il faisait plutôt beau. Leur père les immortalisait, sa sœur et elle, devant les tombes. Sur les photos, elles ne souriaient pas. Après avoir couru dans les allées, déchiffré sur les pierres tombales des noms de famille qui n’évoquaient rien pour elles, tandis que leurs parents plantaient les pieds de bruyère ou disposaient les grosses boules de chrysanthème, elles finissaient par trouver le temps long. Le soleil faisait briller les boucles dorées de sa sœur. Ensuite, elle se rappelle des promenades dans l’ombre des chemins creux, des châtaignes, de l’odeur des pommes en décomposition. Elle revoit aussi les grandes plages ouvertes sur l’Atlantique, les camaïeux de bleu, de vert et de gris. Elle aimait faire craquer les gros yeux du goémon. Les semelles des bottes en caoutchouc glissaient sur la peau des grandes algues rejetées par les vagues sur le sable. Les pieds étaient gagnés par l’humidité.
En conscience ou non, les parents cherchent à partager avec leurs enfants leurs passions et à inscrire dans leur mémoire les mêmes bons souvenirs que ceux qui donnent tant de couleurs à la leur. Ainsi en vient-on à se forger une mémoire positive familiale commune sur plusieurs générations. Les bons souvenirs sont associés à des êtres, des évènements, des gestes, des objets, eux-mêmes reliés à des goûts ou des odeurs. Avec le départ d’un parent, d’un conjoint, on peut se surprendre à faire certaines choses comme lui. Des choses qu’on n’avait jamais faites avant. Une façon de le garder en vie, un passage de relais. Il ne s’agit pas forcément de grandes choses car le bonheur réside souvent dans les petites choses.
Parmi les petites choses qu’elle aime tout particulièrement, qu’elle a héritées de sa mère et qu’elle sait déjà avoir transmis au trio figure en bonne place le plaisir, presque chaque semaine renouvelé, de se glisser dans des draps qui viennent d’être changés. A la joie de ressentir le contact d’un tissu fraîchement repassé s’ajoute le bonheur procuré par l’odeur de la lessive ou de l’adoucissant. Sans l’odeur, les draps propres perdent la moitié de leur charme. C’est le cas des draps dans les hôtels. Ils ont beau être d’une qualité de coton irréprochable, d’une blancheur virginale, ils ne peuvent pas procurer la même sensation de bien-être, de douceur, que des draps lavés à la maison et, mieux encore, séchés sur un fil, en plein air, au soleil. Les enfants sont ravis quand elle a refait les lits, que les draps sentent bons. Ils y entrent avec délice et, ce jour-là, semblent s’endormir plus facilement.
Dans un registre différent mais placé également en très bonne position dans la liste des choses très agréables qui se transformeront en doux souvenirs figure la cérémonie du shampooing du vendredi soir ou du samedi parce qu’on est moins bousculés que les autres jours de la semaine et, surtout, le moment du séchage des cheveux. Le trio aime non seulement la chaleur de l’air soufflé dans leur chevelure mais aussi son odeur, celle des résistances qui chauffent et cette impression de réconfort, de douceur. A tour de rôle, ils s’allongent sur le lit pour apprécier encore plus ce moment de détente. C’est un peu comme s’ils étaient à l’abri, dans une bulle, que rien ne pouvait leur arriver. Enfant, elle adorait abandonner à sa mère ses cheveux mouillés. Avec ses propres enfants, elle retrouve les mêmes gestes, les mêmes attentions que sa mère et ses enfants le même plaisir. La boucle se boucle entre sa mère et elle. Elle s’ouvre sur le futur entre ses enfants et elle.
La cérémonie du séchage des cheveux la renvoie à quelque chose qu’elle aimait énormémen
t et que, certainement, tous les enfants apprécient : s’endormir la nuit dans la voiture. Votre sommeil est profond. Vous avez chaud. Vous vous sentez parfaitement à l’abri dans cet espace réduit. Vous n’en êtes pas certain mais vous entendez comme une musique. Sous vos paupières closes, vous percevez les lumières qui éclairent la nuit. Vous êtes bercé par le ronronnement du véhicule. Cela pourrait durer toujours. Et puis, à un moment, toujours trop tôt à votre goût d’enfant, la voiture ralentit. Elle s’arrête. Le moteur est coupé. Une portière est ouverte. Vous sentez comme un courant d’air frais. Dans un demi sommeil, vous savez que vous êtes arrivés à la maison. Une ombre se penche sur vous. Des bras vous soulèvent et vous glissent dans votre lit. Avant de replonger totalement, vous vous dîtes, avec joie, que vous n’êtes pas obligé de vous laver les dents !
Quand, presque tous les soirs, elle regarde un papa transmettre à ses enfants, chacun à tour de rôle, ses secrets de sauce de salade, elle sait déjà que, plus tard, les enfants devenus parents à leur tour, apprendront également à leurs enfants l’art et la manière d’accommoder au mieux la mâche, la roquette ou le mesclun.
Quand elle était enfant, ses parents ont inscrit dans sa mémoire, au registre des bons souvenirs qui vous portent toute la vie, Paris et son énergie, la Bretagne Sud et ses plages infinies, la Provence et toute sa palette d’odeurs. Aujourd’hui, elle est heureuse car grâce à un papa, la mémoire du trio va se nourrir également de merveilleux souvenirs associés à la Dombes et à la Balagne. Les croassements des grenouilles se mélangeront aux chants des cigales, l’humidité de la nuit au parfum du maquis corse, le poulet de la Bresse à la coppa, les champs de maïs aux plages ensoleillées.
Excellentes vacances de la Toussaint pour ceux qui partent!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner