Chronique d’une tranche d’enfance

Hier, nous étions lundi. Un jour printanier et des arbres fruitiers en fleurs. Le printemps et pourtant, déjà, une chaleur digne d’un mois de juillet. J’étais venue chercher Céleste que je conduisais chez le médecin des yeux. J’ai croisé sa maîtresse qui m’a dit que la classe était dehors. Le photographe réalisait ses clichés annuels qui nous seraient proposés en diverses tailles, avec un seul enfant ou la fratrie recomposée, sous une forme classique ou comme porte-clefs. La maîtresse m’a dit qu’il n’y en avait pas pour longtemps. J’ai commencé par attendre à l’intérieur. Tout était si calme. Les portes des classes étaient fermées. C’est à peine si me parvenaient les sons sourds des voix des enfants et de leurs institutrices. Les petits, dont ma deuxième, faisaient la sieste. Je l’imaginais étendue sur un matelas peu confortable, à côté de Léonie, suçant activement son pouce toute en enfonçant ses petits doigts  de fée clochette dans les trous de Doudou. Dans le réfectoire, les cantinières terminaient leur service. Chaque paterne disparaissait sous un manteau, un gilet, une écharpe, un cartable et, parfois, en plus, le sac contenant le livre emprunté chaque semaine aux rayons de la bibliothèque. Mes yeux allaient d’une œuvre collective à une autre et je ne pouvais m’empêcher de louer l’imagination enfantine et les ressources des enseignants. Dans l’air, un parfum scolaire, mélange de colle Cléopatra, produits d’entretien, savon de Marseille et peinture à l’eau. Alors que je contemplais la fresque des « grands » sur le thème de Pierre et le loup, trois garçons ont bruyamment fait irruption dans le hall de l’école. La maîtresse les avait chargés d’une mission à exécuter, faut-il le préciser, dans le calme : aller chercher trois chaises dans la classe. Ils sont ressortis aussi bruyamment qu’ils étaient entrés.

Comme il faisait vraiment très beau, je leur ai emboîté le pas et suis sortie dans la cour. Je me suis installée sur un petit banc en bois clair, à côté de la haie de buis. J’ai ramassé une barrette framboise à pois blancs dont j’étais certaine qu’elle appartenait à Victoire et je l’ai imaginée assise là, à la même place que moi, avec ses petites amies de la classe des moyens. Sur mon banc, en plein soleil, je regardais les ombres des platanes ratiboisés, projetées sur ce sol granuleux et si redoutable pour les genoux. Les platanes qui, en cette saison,  ressemblent à des moignons de mains dévorées par la peste. Je repensais à toutes ces chutes, enfant, sur le bitume qu’accompagnaient des larmes refoulées et des tâches de sang vite coagulé. Je me rappelais combien il m’était impossible de résister au plaisir masochiste d’arracher les croûtes pour voir le sang couler à nouveau. On avait beau me menacer, en appeler à mon intelligence esthétique, moi, qui courais le risque de défigurer mes jambes avec des cicatrices aussi blanches qu’indélébiles, rien n’y faisait. J’arrachais consciencieusement toute nouvelle croûte jusqu’à l’apparition des fameuses cicatrices. Et puis, franchement, pourquoi me serais-je soucié de mes jambes alors qu’on me répétait, à l’envi, que les hasards de la génétique m’avaient, tristement, fait hériter celles du père qui, si elles étaient taillées dans le chêne et terriblement bien campées, n’avaient rien, mais alors vraiment rien, de longilignes. Encore aujourd’hui, la tentation est intacte de soulever délicatement un bout de croûte séchée, mais je dois être moins lunaire ou plus équilibriste car les occasions de faire couler le sang ont disparu. Dans la cour de l’école, hier, à 14h30 passées de quelques minutes, Il y avait un toboggan, un bac à sable, une maison en plastique ouverte aux quatre points cardinaux, des trottinettes, étendues sur le flanc, non loin d’une marelle avec sa terre et son ciel, qu’on devinait brutalement abandonnées par des enfants surpris en pleine poussée par la fin de la récréation et un mazé abritant les jeux des écoliers.

 La voix ample et chaleureuse du photographe me parvenait faiblement. Il devait essayer de placer les enfants par ordre décroissant. Parfois, la voix d’une maîtresse couvrait celle du photographe. Un élève avait du mal à respecter la consigne. Je fixais les ombres des platanes et respirais le parfum des buis. Une fourmi passait à la gauche de mon pied droit. Je suivais son chemin et redescendais dans mes souvenirs en empruntant l’escalier en colimaçon de ma mémoire. J’avançais d’un pas décidé par décades. J’en ai franchi un peu plus de quatre et ai pu alors me rappeler, avec une précision diabolique, mes années de primaire avec leur lot de disputes, de farandoles, d’épervier, de jeu de l’élastique, de fêtes de fin d’année avec spectacle obligatoire et gâteaux maison de mamans tout aussi obligatoires, de genoux, paumes de mains,  coudes et mentons arrachés sur le bitume, de rires idiots des garçons cherchant déjà à percer le grand mystère de l’origine du monde près des toilettes des filles, de concours de bras de fer et de grosses bulles de Malabar éclatant sur le nez.

 Hier après-midi, j’avais à nouveau 9 ans et j’étais élève en classe de CM1, au Mans, ville réputée pour sa cathédrale, son quartier historique des Minimes, ses 24 heures et ses rillettes. Je me fichais pas mal des pages des guides verts car j’avais d’autres problèmes. J’étais très forte en auto-dictée mais très mauvaise en orthographe. J’endurais de terribles humiliations faute de pouvoir ouvrir mon esprit et, plus précisément, l’un de mes deux hémisphères, à la case des mathématiques. Pendant les heures d’études, je rêvais et inventais des histoires à la Prévert. Je devais, une fois par mois, laver l’affreux aquarium de ces encore plus affreux poissons-chats si gluants qu’on ne parvenait pas à les attraper. J’étais prête à tout promettre à Dieu plutôt que de passer au tableau car j’étais allergique à la craie et que son contact m’était insupportable, autant que celui du bâton crissant sous la main rageuse du maître excédé. Pour la deuxième fois, j’avais mal au cœur. Mon cœur battait trop vite, trop souvent. J’étais amoureuse. Il était brun avec de grands yeux d’un noir pétillant. Bien sûr, il en aimait une autre et encore plus sûrement, j’étais sa confidente. Je pleurais mais il n’en a jamais rien su. Par son involontaire faute, en classe de neige, j’ai avalé tout rond, le jour de l’Epiphanie, la fève car il aurait été impensable que je
le choisisse ou que j’en choisisse un autre. Et toute la tablée, le cuisinier et les maîtresses de ne pas comprendre que Melchior, Gaspard et Balthazar aient oublié d’honorer notre galette ruisselante de frangipane.

Hier, en ce lundi d’avril qui chauffait comme un lundi de juillet, je songeais que dans ma tête, l’école était définitivement associée aux amis plus qu’au savoir, à des jeux de guerre avec des grandes personnes portant des casques bleues, à un sentiment d’emprisonnement si fort que j’aurais parié que les fenêtres portaient des barreaux et à l’apprentissage si douloureux de l’injustice et de la différence. Comme je me sentais autre, comme j’étais l’autre quand j’arrivais en milieu d’année dans une classe où les enfants se connaissaient depuis le biberon et le pot. Pas le choix : il fallait exister et j’existais vite pour complaire aux parents qui ne nous laissaient pas d’autre possibilité et pour ne pas mourir car la différence tue les petits et les grands.

J’en étais là de mes rêveries quand j’ai entendu deux « ouistiti » et un « merci ». Les photos étaient finies. Les enfants ont regagné leur classe deux par deux. Je me suis levée. La fourmi n’était plus là. Ma grande fille a couru vers moi avec son beau sourire lumineux et ses yeux d’un bleu honnête et transparent. Des petites filles ont dit au revoir à Céleste, heureuse de faire un bout d’école buissonnière, heureuse que sa maman soit là pour ne s’occuper que d’elle. Il faisait très chaud et nous avons roulé toute fenêtre ouverte jusqu’au cabinet médical.

 Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 


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