La voiture quitte l’autoroute. Dans le coffre, à l’arrière, entre les valises, les skis, la luge et les chaussures, le pauvre chien a tout juste assez de place pour se tenir assis et saluer les passagers des autres véhicules. Il ne se plaint jamais. Il est un merveilleux voyageur ! Si seulement tous les enfants voyageaient aussi bien que lui alors les parents seraient tellement plus détendus à l’arrivée !
La voiture s’engage maintenant sur une départementale plantée de hauts et larges platanes. En cette saison, même si on n’ouvre pas les fenêtres, on devine un air léger, le chant des cigales, l’odeur des fruits mûrs gorgés de soleil. On imagine Manon des sources sautant au-dessus de la rivière, maître Cornille pleurant les sacs de blé à moudre, les toiles d’araignée accrochées aux voiles du moulin endormi, Mistral écrivant des vers en provençal aux côtés d’un sous-préfet machouillant des violettes sur la route d’un comice agricole. Le sous-préfet, c’est notre père, mais nous sommes les seuls à le savoir, Mistral, ma sœur et moi. On a franchi les portes d’or de la Provence ! La voiture est heureuse, à présent, de passer sur le grand pont, le pont du Saint-Esprit, celui qui a donné son nom à la ville et dont les arches se dressent fièrement au-dessus du Rhône. Par jour de grand mistral ou quand le sommet du Ventoux est perdu dans la brume, on entend la complainte des mariniers emportés par la violence du fleuve monter en direction des chemins de halage. Leur complainte s’unit à celle des hommes dont l’esprit a chaviré dans la douleur, les déceptions, les abandons et qui sont venus se pendre face au Ventoux impuissant à leur venir en aide !
Le Ventoux est sous la neige. On skie le long des pentes du mont Serein. La vue sur la ville depuis le pont est toujours aussi magique ! La voiture entre dans la vieille ville. Des vêtements se balancent et dansent au-dessus des rues sur des fils. Je retrouve ma petite Palerme, ma Naples gardoise, la ville d’une partie de mes ancêtres, celle qui a vu la naissance de notre arrière grand-père et de ses deux frères, puis, cent cinquante ans plus tard, celle de nos deux premiers enfants. C’est ici que j’ai passé mon permis de conduire après deux tentatives infructueuses dans la Loire, les milliers de kilomètres de notre tour du monde tatoués dans la semelle de nos chaussures. Les ascensions en haute-montagne, même avec les orteils en bonne voie de congélation, m’ont semblé douces à côté du passage du permis de conduire ! Le permis en poche, à l’âge canonique de 32 ans, je me rendais malade à chaque fois que je devais prendre la voiture pour aller jusqu’à la gare TGV d’Avignon où je montais dans un train et en redescendais trois heures plus loin à Paris pour y donner des cours. A chaque fois que je prenais place dans ma voiture, j’étais en proie à une angoisse de mort. Mon cœur battait la chamade. Ma cage thoracique écrasait mon diaphragme. J’avais froid, puis chaud. Mes mains glissaient sur le volant. Il m’a fallu des années pour arriver à surmonter cette angoisse qui, parfois, refait surface.
On se gare sur la place de l’ancienne hôtel de ville, devenu un musée qui abrite, notamment, une collection de tableaux donnés par Ben, et où, il y a longtemps, très longtemps, un cousin par alliance de notre mère, Julien, venait, enfant, y apporter, moyennant quelques pièces, les escargots trouvés le long des murets de pierres sèches. La maison Mure transformait les gastéropodes gardois en pâte et sirop dont les vertus reconnues par la sacro-sainte académie de médecine venaient à bout des irritations pulmonaires. J’aimais beaucoup ce cousin, ce monsieur à l’œil aussi coquin que curieux. Quelle joie de les voir sa femme et lui ! Ils étaient toujours gais, à l’écoute. Ils ne ressassaient pas toujours les mêmes vieilles histoires. Ils vivaient au présent. Ils étaient heureux d’être là, tous les deux, en bonne santé. A plus de 85 ans, tous deux continuaient d’entreprendre des voyages et de se rendre dans leur chalet du plateau du Vercors. Julien ne passait plus la quatrième mais ils arrivaient malgré tout à bon port! Quand Julien est mort, son corps, à sa demande, a été incinéré et ses cendres versées dans une vieille boîte en fer de chocolat Banania qu’il avait cherchée des années durant sur les étals des brocanteurs. Il tenait absolument à trouver la vieille boite de Banania, la boîte sur laquelle figure un artilleur sénégalais. Cela devait lui rappeler son enfance.
Quand pâte et sirop d’escargot quittaient la ville de Pont, les chocolats fins de notre arrière arrière grand-père n’étaient plus expédiés jusqu’en Belgique. Il était mort. Deux de ses fils avaient quitté le Gard. L’un s’était établi à Marseille et l’autre dans l’est de la France avec sa femme vosgienne. Frédéric, le plus jeune, était destiné à reprendre l’affaire familiale mais il était tombé aux Dardanelles en 1915. Il n’aurait pas du être enrôlé. Il avait été réformé. Voyant tant d’hommes jeunes prêts à tout pour ne pas servir sous le drapeau tricolore, il avait supplié le médecin militaire de le laisser partir. Une semaine après, il embarquait depuis Marseille pour la péninsule de Gallipoli. Il n’est jamais rentré. Il n’a jamais revu le Rhône courant sous les arches du pont et le Ventoux dominant les plaines plantées de vignes. Il n’y a pas eu de corps mais une plaque offerte par la grande muette avec sa photo comme on en trouve dans de nombreux cimetières.
Comme toujours, la porte en bois bleu est difficile à ouvrir. Avec la pluie, elle joue et les murs de la maison dont les fondations reposent sur des alluvions du Rhône ont eux aussi leur vie propre. La maison a été quittée précipitamment dans les tous premiers jours de janvier. Notre mère qui préparait son retour a raté les quatre dernières marches de l’escalier à vis et s’est fracturée la malléole droite interne et externe. Depuis son opération, elle est dans un centre de rééducation à Bagnols. En entrant dans le salon, la salle à manger, il me semble que le temps s’est arrêté ou plutôt qu’il nous a suffi de parcourir quelques six cents kilomètres pour le remonter. Nous voici de nouveau à Noël. Le sapin se dresse fièrement avec toutes ses décorations. Le chauffage coupé, il n’a pas bougé, pas perdu une épine ! Il sent si bon qu’on se croirait dans des sous-bois vosgiens ! La crèche est là avec tous ses petits Jésus. Ils sont quatre, un pour chaque enfant et celui de notre mère quand elle était une petite fille. Dans la salle à manger, les centres de table de fête, les calendriers de l’Avent des enfants. En ouvrant, la porte des chambres, je me demande si je vais trouver ma mère endormie sur l’un des lits près du vieux rouet cassé dont on interdit l’usage aux enfants.
C’est une de ses cousines et son mari qui ont veillé sur elle avec autant d’attentions et de délicatesse que s’il s’était agi de leur propre sœur. Je suis heureuse, enfin, de la voir et je suis déterminée à tout faire pour que ces trois jours que nous allons passer ensemble lui permettent de se sentir bien. Elle a obtenu trois permissions. Elle en rit. Son gendre va la chercher pour 11h30 et la reconduit à 18h30. Le mercredi vers midi quand elle passe la porte de sa maison, ses petits-enfants se précipitent et Fantôme qui l’adore, pleure dans la cour car il veut venir lui témoigner son affection poilue! Un immense sourire illumine son visage, à peine fatigué. Des larmes brillent dans ses yeux. Elle nous dit combien elle est heureuse de nous voir. Ce sont de belles retrouvailles! Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour répondre à ses attentes, nombreuses, et lui préparer des apéritifs colorés et des petits plats de nature à rompre avec l’ordinaire monotone des repas du centre. Elle a toujours été d’une grande, très grande exigence. Je le sais alors je laisse glisser certains propos. Je ne claque plus les portes ! J’ai enfin compris que la lutte était vaine. Si je sens que je risque de me mettre en colère, je monte d’un étage et respire profondément. Quand, enfin, on l’a aidée à remettre sa maison en état, que les décorations sont rangées exactement comme elle le souhaitait, que le sapin n’est plus là, les centres de table couchés à l’ombre d’un coffre, que, mentalement, elle a pu barrer toutes les choses de la liste qui encombraient son esprit depuis qu’elle est hospitalisée, je la sens qui se détend complètement.
Ces trois jours passent très vite et sont d’une grande densité. Nous réussissons à voir les quelques très bons amis que nous avons à Pont et à Bagnols, de ces amis rares, de ceux dont on se dit toujours quand on les retrouve, même après des mois, qu’on s’est quittés hier. Le vendredi soir, en famille, nous la reconduisons au centre. Je l’embrasse. J’ai envie de la serrer dans mes bras et de lui souffler dans le creux de l’oreille : « je t’aime » mais quelque chose m’en empêche. Je la vois repartir d’un pas lent mais digne, s’appuyant sur sa béquille et la cheville prisonnière d’une grosse botte. Mon cœur est lourd. Le sien l’est aussi. Elle ne se retourne pas. Les enfants sont là. Le barrage tient bon. Il ne cède pas sous la poussée des émotions. Je suis malheureuse de ne pas pouvoir être sur place et l’aider davantage. Quand nous la laissons, nous ne savons pas encore quand elle sera autorisée à rentrer chez elle. Dans une semaine, la voix pleine de soleil, elle nous apprendra que les médecins ont décidé qu’elle pourrait regagner sa maison le 19 mars. Quelle bonne nouvelle !
Le samedi, en tout début de journée, la maison rangée, les volets fermés, la voiture chargée jusqu’à la gueule, nous reprenons la route pour le Queyras. Comme j’ai promis à notre fils que nous emporterions la forteresse playmobil laissée après Noël que sa grand-mère aurait du lui rapporter, je réussis à la faire tenir vaille que vaille sous mes pieds en plus du sac prévu pour le ravitaillement, ma besace et des livres. Une promesse…c’est sacrée ! Nous avons loué un appartement dans un chalet à Saint-Véran, plus haut village habité d’Europe. Stéphane et moi nous réjouissons de retourner dans cette région splendide où nous avions séjourné tous les deux en mai 1998 et de la faire découvrir à notre trio. A l’époque, nous avions entrepris de magnifiques marches tout autour du mont Viso. Mais, des pluies diluviennes et des coulées de boue empêchaient d’en faire l’ascension. Nous étions logés chez un couple dont le mari est, ensuite, devenu maire de son village à Molines, juste en dessous de Saint-Véran.
C’est à Saint-Véran que j’ai skié pour la seconde fois de ma vie. Avec ma classe de CM2, nous étions partis 15 jours au retour des vacances de Noël. Le temps était gris. Il faisait froid. Je me rappelle le centre, moderne, les chambres dans lesquelles nous dormions à quatre, les moniteurs qui ne se souciaient pas de savoir si les élèves suivaient ou s’ils ne s’étaient pas perdus dans la brume. Il arrivait qu’on ne voie pas le bout de nos skis. On nous avait demandé de réaliser sur du papier millimétré un relevé des températures. J’étais assez contente de moi jusqu’à ce que l’institutrice déverse sur moi sa colère car j’avais fait ma courbe à l’envers…Pas facile de se guérir seule de sa dyslexie profonde qui s’accompagne parfois de difficultés de latéralisation corporelle. C’est à Saint-Véran que j’ai appris que, longtemps, dans les chalets, hommes et bêtes partageaient le même espace pour que la chaleur animale profite à leurs maîtres. C’est à Saint-Véran, toujours, que j’ai vu mes premiers Saint-Bernard et que j’ai avalé la fève de la galette des rois!
J’ai avalé tout rond la fève car j’étais, à l’époque, amoureuse d’un garçon qui s’appelait Marc. Mais, Marc était, lui, épris de Nathalie, une petite fille aux yeux bleus et aux longs cheveux blonds très fins retenus en deux tresses sages. Elle était issue d’une fratrie de treize enfants et sa meilleure amie, Magalie, elle, venait d’une fratrie de douze, à moins que cela ne soit l’inverse ! Bref, Marc était très épris de cette petite fille dont jamais une mèche ne s’évadait de l’une de ses deux tresses et qui était aussi une très bonne élève. Comment aurait-il pu voir en moi autre chose que sa meilleure amie : j’avais toujours quelque chose qui sortait du cadre : des cheveux, un bout de chemise, un bouton boutonné de travers, des genoux écorchés dont les croutes étaient arrachées avec méthode jusqu’à ce que de belles cicatrices les aient remplacées, et que dire de mes cahiers…Je voulais toujours bien faire. En début d’année, je me jurais à moi-même que mes cahiers seraient des modèles de clarté et que la présentation en serait soignée. Si mes frises étaient jolies, j’oubliais de souligner les titres, d’aller à la ligne, de changer de couleur. Mon stylo bavait sur ma feuille et teintait pouce, index et majeur de ma main droite d’encre bleue. Forcément, mes doigts bleus laissaient alors des empruntes un peu partout sur les autres pages du cahier. Un vrai désastre qui désolait nos parents ! Le fait qu’en CP, j’ai commencé à écrire à l’envers, ai mis systématiquement les points sous la barre du « i », ai confondu des consonnes, ne les interrogeaient pas plus que cela. J’étais l’aînée et j’étais étiquetée « rêveuse » et « gauche ». Alors, pour ne pas avoir à désigner Marc comme « mon » roi, j’avalais la fève et, autour de la table, tout le monde s’étonnait que la galette n’en contienne pas…
La voiture serpentait sur la route. A l’arrière, les enfants guettaient les premières traces de neige. De mon côté, je repensais à ce séjour dans le Queyras et en oubliais les virages. Heureusement, les enfants n’avaient pas trop mal au cœur. Nous nous sommes arrêtés assez souvent pour que le trio et Fantôme puissent se dégourdir jambes et pattes et respirer. En arrivant dans le chalet, en découvrant, depuis le balcon, les montagnes enneigées, les enfants étaient enchantés ! Cela faisait plus de deux ans que nous n’avions pas pu aller à la montagne et, les enfants étaient pressés de chausser les skis, de faire de la luge et des batailles de boules de neige ! Bien sûr, je savais que, sans la présence de leurs cousins partis vivre à Los Angeles, le bonheur ne serait pas complet. La neige était croutée et verglacée jusqu’à l’heure du déjeuner et se transformait ensuite. Si bien que les matins étaient réservés à la marche et à la luge et les après-midis au ski. Les enfants ne voulaient plus prendre de cours alors, c’est leur papa qui a endossé à merveille les fonctions de moniteur patient et pédagogue. Victoire était très angoissée à l’idée de skier à nouveau mais son papa a su la rassurer et, dans le quart d’heure qui suivait, elle aurait fait la course en tête si son petit frère n’avait pas mis un point d’honneur à être le premier à mettre ses traces dans celles de son père. Fantôme, notre berger australien, a adoré cet environnement montagnard si bien adapté à sa constitution robuste et à son pelage important. Au début, il était tout surpris de s’enfoncer jusqu’au poitrail dans la poudreuse. Ensuite, il a semblé apprendre à savoir si la neige résisterait ou pas sous son poids. Il a été heureux de tirer les enfants assis sur la luge, de manger la neige et de trouver des points d’eau fraîche où se désaltérer.
Tous les matins, comme si souvent dans le Gard, nous avons ouvert les volets sur un ciel d’un bleu absolu. On entendait les oiseaux chanter. La végétation commençait à bourgeonner. Quand on a connu le taux de fréquentation très élevé des stations des Alpes du nord, quel bonheur de ne trouver presque personne sur les chemins destinés à la marche à pied, en raquettes ou au ski de fond. Presque pas d’attente devant les tire-fesses et les télésièges et, surtout, partout, des gens charmants et un calme incroyablement ressourçant. Saint-Véran nous a rappelé la ville de Leh, dans le nord de l’Inde au Ladakh. Des drapeaux à prière bouddhistes flottaient au vent accrochés entre les fenêtres de certains chalets. J’aurais voulu rapporter des coquetiers en bois fait main comme ceux que j’avais offerts à mes parents quand j’étais venue voici trente ans mais, désormais, ils sont fabriqués à la machine. Ces coquetiers ont une spécificité : le rond est trop petit pour faire tenir en équilibre un œuf et, d’ailleurs, notre aînée en a fait l’expérience. Au dîner, son œuf est tombé du coquetier et s’est écrasé sur le parquet. Nous avons tous éclaté de rire et elle aussi qui a la chance de ne pas connaître les affres de la susceptibilité.
A la fin du séjour, les enfants ne voulaient plus partir. Quant à Fantôme, à notre retour, il paraissait un peu apathique. Samedi, en début d’après-midi, nous avons dit au-revoir à la propriétaire du gîte, une Saint-Véranaise pur Génépi, qui nous a accueilli un soir, Stéphane et moi, avec son mari né à Paris avant de venir vivre à l’âge de neuf ans dans l’Isère, autour d’un verre de vin de feuilles de pêcher ou de noix. Nous avons laissé derrière nous les cadrans solaires dont les devises sont là pour vous rappeler l’importance du moment présent et peuvent, à la longue, être un peu anxiogènes pour des personnes sensibles au caractère éphémère d’une vie. Nous avons laissé les fontaines, les montagnes, rendus les skis et les chaussures des enfants. La voiture s’est laissée glisser doucement de Saint-Véran à Guillestre, puis, est remontée en direction du col du Lautarey pour redescendre vers Grenoble et retrouver la rectitude de l’autoroute jusqu’à la sortie 18 de l’A6. A l’arrière, Victoire tenait bien fermement le berceau de bois sculpté à la main que nous lui avons offert pour ses dix ans à venir.
Le bois sent la myrtille comme la tarte posée sur mes genoux. Une tarte qui peut se conserver jusqu’en août et dont il est précisé qu’elle est cuite dans un moule selon…la tradition ! Pour la vraie tarte aux myrtilles dégoulinante de jus violet, délicieuse avec du fromage blanc et si revigorante après une grande journée de marche, on reviendra l’été !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner