Chronique givrée

Depuis quelques jours,
insidieusement, inexorablement, le thermomètre affichait un petit degré en
moins. On le savait. On le sentait. Mais comme, par ailleurs, l’arrière saison
était superbe, on se mettait à croire en une sorte d’étrange changement de
latitude. Et si nous n’étions plus contraints de rallumer le chauffage dans les
appartements, de nouer des écharpes autour des cous graciles de nos enfants, de
faire disparaître nos corps sous plusieurs épaisseurs de textiles, d’enfermer
nos pieds et nos chevilles dans des bottes pour les isoler du macadam froid et
de raccrocher aux branches des arbres, des boules de graisse et de graines pour
les oiseaux ?

 

Mais, non, il n’y aurait
pas de miracle. Tous les météorologues de France et de Navarre avaient prédit
la dégringolade vertigineuse des températures. N’empêche ! Quand ce matin,
un peu après sept heures, j’ai poussé les volets verts des fenêtres de la
chambre, j’ai été saisie par le froid piquant. Je ne me suis pas attardée,
comme à l’accoutumée, pour respirer l’air ambiant. En revanche, j’ai admiré un
remarquable croissant d’argent entouré d’étoiles, se détachant, à la perfection,
sur un fond bleu de fin de nuit claire. L’esprit de Magritte n’était pas loin
et celui de l’été indien s’en était allé. Toutes les vitres de la maison
étaient couvertes de buée. Les enfants allaient pouvoir s’amuser à y faire
apparaître toute sorte de formes étranges et de personnages rigolos. Le jour
tardait à émerger. Comme nous tous, d’ailleurs. Rien à faire, les jours courts
ne sont pas propices au réveil Ricoré.

 

Ce matin, pantalon de
velours et pull chauds étaient de rigueur, sans oublier l’écharpe. Bonnets et
gants attendraient encore un peu. Les voitures étaient couvertes de givre comme
les pétales des dernières roses, l’herbe grillée par le soleil, les têtes
bouton d’or du colza et les mètres de dentelles fines brodées par les
araignées. Dans la voiture, il faisait à peine chaud. J’avais oublié la
sensation désagréable qu’éprouvent des mains posées sur un volant gelé. Les
cosmos avaient été, eux aussi, piégés par le froid. Dans deux jours, il n’en
resterait plus rien. Il m’a semblé que les moutons frissonnaient sous leur
épaisse moquette grisâtre, que les canards bavards manquaient de courage pour
leur premier bain, que les cheminées des maisons appelaient la fumée des
premiers feux et que toute la nature se recroquevillait sur elle-même.

 

Sur notre gauche,
montait, lentement, un soleil superbe, une énorme boule orange tout droit sortie
d’une toile exotique du Douanier Rousseau. Les chevelures féminines
flamboyaient dans la lumière des rayons dorés. Ce matin, le soleil se plaisait
à brouiller les pistes : artiste faussement naïf à un moment, géni
fauviste à un autre.  

 

L’automne,
c’est vraiment une palette d’impressions. En fond sonore, la voix chaude de
Montand chantant les feuilles mortes de Jacques Prévert tombant avec une
nostalgie douce et se joignant aux cheveux caducs des grands marronniers ou des
chênes séculaires pour faire disparaître le gris des trottoirs.  L’automne, c’est
l’eau brouillée de la Seine qui s’agite et bouillonne, les bateaux-mouches qui
naviguent à vide, la brigade des jardiniers municipaux qui plante des
chrysanthèmes par centaines, les tombes des cimetières qui reprennent des
couleurs.

 

L’automne, c’est Mireille,
la marchande de marrons du jardin du Luxembourg qui revient, inlassablement,
depuis plus de quarante ans, et installe son étal ambulant, le long des grilles
donnant sur la bouche du RER. Elle a toujours le sourire. La peau de ses doigts
est fendue comme celle des marrons qu’elle entaille avec précision. Elle a le
bonheur simple de ceux qui ont connu la guerre et la peur, le froid et la faim
et pour lesquels chaque jour est une fête. Elle est l’héritière d’une famille
de Parisiens immortalisés par Robert Doisneau ou Edouard Boubat. Tout en étant encore
de son temps, elle n’en fait pourtant déjà plus partie.

L’automne, c’est le
retour des feux de cheminée, des flammes qui sautillent dans l’âtre et
hypnotisent l’être, des chasses aux champignons dans des forêts de résineux, du
changement d’heure qui oblige au mensonge énergétique les aiguilles des
pendules, du pot au feu et de son bouillon dégusté en même temps ou au dîner,
dégraissé, et enrichi d’une belle poignée de cheveux d’ange et de dimanches
après-midi paresseux, s’étirant jusqu’à la tombée du jour et le plongeon du
crépuscule.

 

L’automne, ce sont tous
ces petits ressentis forcément subjectifs  d’une époque intermédiaire, ces
instantanés imprimés dans les albums de notre mémoire en noir et blanc, en
couleurs ou en sépia.

 

 

Anne-Lorraine
Guillou-Brunner

 


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