Quand, hier soir, enfin, votre chroniqueuse était arrivée dans la gare, le train du sommeil venait de quitter le quai. Alors, avec une sagesse toute philosophique, elle avait tourné les talons. Le prochain train ne serait pas là avant deux heures. Elle avait décidé, quand même, de se mettre au lit et de déguster quelques unes des pages de « Une gourmandise » de Muriel Barbery. En l’an 2000, ce court roman s’était vu décerner le premier prix de la littérature gourmande. C’est sa mère qui le lui avait donné à lire. Elle l’avait déposé sur sa table de chevet, le dimanche 8 mai, jour où numéro trois recevait le sacrement du baptême. Elle lui avait dit: « lis çà! C’est un bijou! Un pure délice! ». Il était rare que sa mère ait envie de partager avec elle du côté de la littérature. Le livre était si bien écrit. Le bonheur qu’elle y puisait si fort qu’elle s’obligeait à ne pas le dévorer, à faire durer le plaisir. Elle se rappelait ce jeu étrange auquel elle se livrait avec sa plus vieille amie d’enfance. Un jeu qui consistait à être la dernière à finir les deux BN au chocolat qui leur servaient de goûter, à Fort de France, en Martinique. A ce jeu, elle était toujours gagnante et elle se revoyait dégustant, miette après miette, les deux gâteaux dont elle rognait méticuleusement les bords.
Vous je ne sais pas mais, elle, elle était du genre à toujours garder pour la fin ce qu’elle aimait le plus manger. C’est ainsi que s’agissant des asperges sauce mousseline dont on se régalait toujours en entrée du déjeuner pascal, elle gardait les pointes tendres et fondantes pour la fin. Elle revoyait ces après-midis entières passées autour d’une table de salle à manger dans le Finistère Sud, à savourer des langoustines cuites à la perfection en provenance directe du port du Guilvinec, des tourteaux et des crevettes. Aussi loin que sa mémoire remonte, elle avait toujours eu une sainte horreur des bigorneaux, ces petits crustacés noirs dont on arrache le corps en forme de tire-bouchon à l’aide d’un instrument de torture. Son père et son grand-père et sans doute tous les hommes de cette famille sur des générations et des générations dépiotaient méthodiquement, dans un silence religieux, même pour des catholiques devenus athées à coup de pardons à rallonge, les corps des crabes, véritables usines à gaz. Les enfants, eux, se jetaient sur la chair dense et charnue des pattes dont on avait pris le soin de fendre la carapace à coups de casse-noix. Le coup devait être précis et sec, fort mais pas violent sinon la chair se réduisait en purée. La mayonnaise était toujours maison et montée à la main, à l’aide d’un fouet. Elle, elle préférait par-dessus tout les langoustines. Elle en commandait toujours pour son anniversaire. Son père les achetait vivantes. Il les jetait dans un bain bouillant, les laissait cuire quelques minutes et les précipitait sous l’eau froide pour stopper la cuisson. Quand la cuisson était parfaitement maîtrisée, le bonheur était entier, même si, fatalement, arrivait toujours ce moment où on s’entaillait le doigt sur la partie dentellée de la peau de la langoustine. Le soir, au coucher, on avait encore mal, là où on s’était blessé. On pressait au point de la piqûre mais plus aucune goutte de sang ne pointait.
Une des dernières fois où ils avaient été en Bretagne, elle portait son premier enfant. Son ventre était rond de sept mois et demi. Sa nièce allait avoir trois ans et entrer à l’école maternelle. Les hommes remontaient l’Odet en canoé. Sa nièce et elle étaient les seules, tous les jours, à entrer dans l’eau pour s’y baigner. Sur la plage de Bénodet, on parlait plus l’anglais que le Français. L’océan atlantique affichait, du bout des pieds, un petit 17 degrés. Comme elle était enceinte pour la première fois, elle ne comprenait pas pourquoi son ventre devenait aussi dur que du béton après un bain prolongé. L’eau froide lui donnait des contractions. Dans l’archipel des Glenans, sa soeur, abusée par la couleur tropicale des fonds marins, l’avait rejointe dans l’océan. Traumatisée comme tant d’autres, dans l’enfance, par « les dents de la mer », elle avait nagé au plus près du rivage. Même si elle savait cette peur irrationnelle, son coeur battait la chamade à l’idée de ce grand blanc qui aurait pu surgir des profondeurs pour n’en faire qu’une bouchée.
Le matin, avant sept heures, elle quittait à pas de loup la maison endormie. Elle se laissait descendre jusqu’au port. Elle allait à la poissonnerie. Elle en ressortait avec des poissons aux écailles luisantes, à l’oeil coquin et de magnifiques langoustines. Ce n’était plus la saison des coquilles Saint Jacques. De la bouche du poissonnier, elle avait appris que la pêche des coquilles étaient extrêmement réglementée et surveillée par des hélicoptères!
Elle en était là de ses pensées, hier soir, aux alentours d’une heure du matin quand, enfin, le train du sommeil était entré en gare. Elle avait refermé « la gourmandise » sur les succès passés du plus grand critique gastronomique de la planète et était montée à bord. Elle s’était endormie. Le paysage défilait mais elle ne le voyait plus. Elle était parfaitement installée à l’abri de ses paupières closes quand elle avait été réveillée par numéro trois. Dans un état second, à mi chemin entre la veille et le sommeil, elle avait manqué de force pour descendre du train. Alors, pour la première fois depuis sa naissance, soit trois ans et cinq mois, elle l’avait autorisé à se rendormir à ses côtés, à la place laissée vide par un père en déplacement. Elle avait eu une très mauvaise idée: le petit garçon s’était tourné et retourné des dizaines de fois avant de plonger dans un sommeil profond. Elle, elle avait eu tout le loisir de voir le train, devenu omnibus, marquer tous les arrêts dans des gares dont elle ignorait jusqu’au nom.
Dans l’entrée, la femme blanche, sous son chapeau en paille rouge à larges bords, ne se souciait en aucun cas des problèmes de sommeil de votre chroniqueuse. Dans la cuisine, afalé le long de la porte de séparation, Fantôme, le berger australien âgé de cinq mois, rêvait aux bêtises qu’il pourrait faire dés le lendemain pour punir sa maîtresse de l’avoir abandonné deux fois trois heures et l’avoir privé de sa sortie quotidienne.
Ce matin, avant même que le réveil sonne, la maman de trois avait ouvert les yeux. Un début de migraine lui grignotait la moitié du front. Numéro trois ne bronchait plus. Il lui avait fallu quelques minutes pour sortir du lit. L’eau fraîche dont elle s’était aspergée le visage avait fini de la réveiller et d’éloigner la silhouette brumeuse de la gare, de ses quais et des trains du sommeil. Comme tous les matins, la grosse boule de poils l’attendait. Fantôme l’avait fêtée à grand renfort de cabrioles et de petites morsures. Comme tous les matins, depuis que Fantôme était entré dans leur famille, elle l’avait exhorté au calme, avait tenté de réfrener ses envies de lui sauter au cou et de lui mordiller les mollets comme si elle était une brebis. Comme tous les matins, Sucrette, le poisson rouge, avait, depuis son bocal, assisté à la scène et attendu qu’on lui jette quelques miettes de nourriture déshydratée. Comme tous les matins depuis le dimanche 15 mai, France infos ne parlait plus que de l’affaire de l’inculpé le plus célèbre de la planète. Elle ne pouvait pas s’empêcher de penser que la justice américaine semblait s’en donner à coeur joie et ne rien vouloir épargner au président du FMI et, par voie de ricochet, aux pays européens en plein plan de sauvetage monétaire et à la France.
Elle avait déposé les enfants à l’école, bavardé avec des mamans sur le parking et était rentrée chez elle. La grosse boule de poils avait été chercher ses baskets dans le garage. C’était le signe qu’il fallait y aller et on y avait été. La fatigue aidant, votre chroniqueuse avait eu du mal, au début, à mettre un pied devant l’autre, à entrer dans le plaisir de cette course mâtinale et puis, au bout d’un kilomètre, une sensation de bien-être avait commencé à la gagner. A chaque foulée, elle observait les signes de la grande sécheresse déjà dans tous les esprits ruraux. Les agriculteurs avaient déroulés leurs kilomètres de tuyau et le maïs était arrosé artificiellement depuis trois semaines. Le fourrage pour les bêtes avait été fauché et de gros ballots en plastique bleu ciel avaient fait leur apparition. Un vieux monsieur, un ancien agriculteur occupé à tailler sa haie lui avait expliqué les nouvelles méthodes d’ensilage et combien les animaux appréciaient ce goût sucré lié à la fermentation lactique des végétaux frais. Il lui avait montré les traces de sécheresse de la terre. Quand elle lui avait demandé s’il voyait des signes de pluie, il avait levé les yeux en direction du ciel, avait passé le plat de sa main sur le dessus de son crâne chauve et bronzé et avait répondu: « bah, tant qu’on aura pas du vent d’ouest, on n’aura pas la pluie et de la pluie, il en faudrait beaucoup. En même temps, on peut avoir de la pluie tout l’été et alors les céréales pourriront ».
Un instant, elle avait songé à entraîner le vieux monisieur encore vert dans une danse sioue destinée à appeler la pluie mais elle s’était dit qu’il risquait de croire sa santé mentale altérée. Alors, elle s’était contentée de le saluer et Fantôme et elle étaient repartis en petites foulées. Les cerises rougissaient entre les feuilles. Le mirabellier se couvrait de fruits. Le niveau de la mare avait considérablement baissé. Les iris sauvages jaunes étaient fanés. Les nénuphars n’avaient pas encore tout à fait déplié leurs grands pétales et leurs coeurs exhalaient un très délicat parfum de cédrat. Les fleurs du chévrefeuille s’unissaient à celles de l’aubépine. Les grandes oreilles d’un lapin de garenne sautaient dans un champ de maïs. Le blé encore vert le jour du baptême de numéro trois jaunissait. Les coquelicots montaient la garde le long des bords des chemins. L’herbe était séche comme à la fin du mois de juillet. Des libellules venaient s’étancher à l’eau de la mare. Les tilleuls sentaient délicieusement bon et leur parfum réveillait en elle les souvenirs des femmes aimées, les nuits d’été, par Gérard de Nerval. C’était tout de même troublant cette impression d’un été régnant en seigneur sur le trône du printemps.
Cette année, enfin, elle avait planté quelques pied de fraises. Tous les soirs, elle luttait contre les envies du trio de les cueillir quand elles pouvaient rougir encore. Ce soir, à la nuit tombée, elle irait admirer la lune dans toutes ses rondeurs. Elle inspirerait tous les parfums d’une nuit à la campagne. Elle s’amuserait à compter les étoiles. Fantôme serait à ses côtés.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner