Chronique grippée

 

Paris_Ministère-de-la-Santé.jpgLes traits tirés, la peau pâle, le cheveu triste et plat, je sors de quatre jours de grippe. Nous sommes si nombreux à l’avoir contractée en ce milieu d’hiver que c’est vraiment d’une banalité affligeante. C’est ma troisième grippe en quarante-cinq ans. Avant d’avoir la grippe, je portais sur cette épidémie hivernale qui semble rendre dingue tous les fonctionnaires de l’avenue de Ségur et mettre en péril la place occupée par leur ministre, le regard froid et distant de celui qui ne sait pas et pense que ce n’est rien ! La première fois, nous habitions dans le Gard et j’étais enceinte de notre deuxième fille. J’entrais dans le septième mois. Je me rappelle avoir regretté mon ironie affichée vis à vis de ce virus. J’étais secouée par des frissons. Je pleurais tant j’avais mal de la terminaison nerveuse de chaque cheveu jusqu’au bout des orteils. Cela avait duré cinq jours et la toux s’était installée me donnant contractions et saignements. La deuxième fois, nous étions dans le Loiret. Je contractais la grippe quand deux des enfants l’avaient encore. Stéphane s’était fait vacciner sur le fil par notre dentiste. Cela aurait pu être aussi bien par le vétérinaire mais nous n’avions pas encore Fantôme !

 

Grippe_web.jpgMon mari étant parti plusieurs jours pour son travail, laissant derrière lui deux enfants et une femme malade, j’appelais ma mère en renfort. Elle arrivait avec la rapidité d’un général en chef ayant jeté à la va-vite dans la malle de son automobile les quelques effets indispensables à son séjour à la campagne, et, patatra, bien que vaccinée, elle était touchée par la grippe dès le lendemain. Si bien que je soignais tous les miens après avoir essuyé la mauvaise humeur de ma mère pestant contre les laboratoires ! Dans les jours qui suivaient, je m’envolais pour la Haute-Corse, seule, avec nos trois enfants. Ma tension était de neuf et, sur place, je marchais, pédalais avec ma joyeuse tribu sur fond d’explosion de mimosas tout en étant dans un état physique lamentable sur lequel les adultes qui m’entouraient n’avaient manifestement pas envie d’ouvrir les yeux quand ils avaient été informés au préalable de mon état sanitaire. Entre une mère élevée au « never explain never complain » et un père breton, forcément, il n’est pas facile de demander de l’aide !

 

vermeer.jpgCette fois, je suis la seule à avoir eu la grippe car Victoire, notre numéro deux, est demeurée sur la marche du syndrome. Je suis en phase d’incubation dès le jeudi. Je le sens au réveil. Il fait un froid polaire et, ce matin, Stéphane et moi nous allons à la messe d’enterrement de la grand-mère de l’un de mes amis d’enfance. La messe a lieu à Courtenay. En arrivant aux abords de la ville, je réalise que c’est jour de marché. Ce marché est magnifique. C’est le seul, ici, qui puisse un peu me faire oublier les marchés parisiens et mon marché gardois. Il neige dans le soleil. La lumière est celle des pays du nord. On se croirait dans une toile de Vermeer. Nous retrouvons son fils aîné et son premier petit-fils, la famille, les amis et tous les membres de la paroisse dont Simone était un membre très actif. J’ai connu cette merveilleuse femme à la Martinique. Pendant toute la célébration, je lutte contre le froid humide qui nous transperce tous, en me réchauffant dans l’éclat de son grand rire et à la lumière malicieuse qui animait ses yeux. Les témoignages sont très touchants. Le Père qui a célébré le baptême de Louis et la communion de Céleste construit tout son hommage rendu à Simone dont il n’a pas eu le temps d’apprécier toutes les richesses autour de sa foi profonde. Il nous martèle combien Dieu donne de l’épaisseur à nos vies, combien sa présence nous nourrit, ses pas nous portent. Mais, il ne fait pas le lien entre la foi en Dieu et ce qu’on fait de cette foi. Quelle valeur a notre foi si nous ne la partageons pas avec les autres, si nous ne la vivons pas au quotidien dans nos attentions portées aux autres ? Simone avait la foi, une foi aussi lumineuse et authentique qu’une semaine de carnaval à la Martinique ! Elle s’employait à la vivre avec et pour les autres. Au moment de projeter des éclats d’eau bénite sur le cercueil de Simone, je découvre le bouquet rose et blanc de l’une de ses belles-filles séparée de son fils aîné. Je sens mon cœur qui se serre et mes bras qui, mentalement, les enserrent l’une et l’autre dans une étreinte commune. Je sais la maman qu’a été Simone pour sa belle-fille suédoise, vivant si loin des siens. Je sais aussi la fille attentionnée et tendre qu’a été Guni pour cette femme au très fort caractère que la maladie avait fragilisée au point de lui faire préférer, parfois, le silence aux éclats de voix que l’expression de sa pensée aurait pu faire éclater.

 

nina-simone.jpgLes portes de l’église s’ouvrent. Le cercueil prend place à l’arrière du véhicule qui va la conduire à Antibes où elle a vécu après la Martinique et le Maroc avec son second mari. Elle le retrouve, enfin. Je pense que le temps sans lui a pu lui paraître long. La neige tombe. Je me penche vers Laurent, son petit-fils, le premier des quatre. Nous sommes unis l’un à l’autre par des liens invisibles depuis l’enfance, comme nos pères l’étaient aussi. Je lui glisse : « c’est quand même étonnant pour une Martiniquaise de partir sous la neige ». Il me sourit. Sa femme est dans une grande peine. Elle aimait beaucoup Simone et, en même temps, cette cérémonie réveille des souvenirs douloureux en elle. Stéphane, mon mari, est très ému. Le fils aîné de Simone et sa femme ont eu la gentillesse de l’héberger pendant plus de neuf mois quand il retapait de fond en combles notre maison. Ils ont pris soin de lui comme de leur propre fils. Auprès d’eux, il s’est initié au jazz, aux vins rouges et à une forme d’hospitalité moitié antillaise moitié suédoise qu’il ne connaissait tout en approfondissant sa culture du rhum !

 

Carnaval 2.jpgSimone part pour Antibes. Demain matin, j’imagine qu’il fera beau quand la terre, par poignées, viendra couvrir son cercueil. Nous allons déjeuner chez son fils. On est heureux de se retrouver et j’apprends de la bouche de Serge une coutume martiniquaise que j’ignorais. Après un enterrement, on se rend chez le mort et on vide son réfrigérateur. Avec Laurent et Stéphane, nous regardons Serge et, en riant, nous lui demandons si on peut en faire autant avec le contenu d’une cave car celle de Serge est assez intéressante ! Nous partons. J’ai une patiente à 14h30. J’embrasse Laurent et sa femme. Je ne sais jamais quand nous nous reverrons.

 

turandot-maria-callas-federico-patellani-pictures-photography-photo-art-online-at-lumas-1390191113_org.jpgVendredi, j’arrive à travailler et à assister au second conseil de classe de l’année. Je suis assise à côté de la directrice. Mon nez est une fontaine et je n’ai qu’un ridicule petit mouchoir en papier qui part en lambeaux. J’honore le rendez-vous de samedi matin mais la fièvre commence à faire son œuvre. Ma voix tient bon. C’est mon outil de travail, mon fonds de commerce. Je la ménage comme une chanteuse lyrique. Sans elle, je ne peux plus travailler. C’était déjà le cas quand j’enseignais à l’université. Après le déjeuner, je sens bien que la raison voudrait que je me mette au lit, que je garde la chambre comme dans un roman de la comtesse de Ségur mais la bête a le cuir dur et elle est rétive, parfois, à écouter son corps. Ce n’est pas parce qu’on apprend à ses patients à trouver l’équilibre entre son corps et son esprit qu’on arrive à se l’appliquer toujours à soi-même…

 

banya.jpgMon corps lutte. Il ne veut pas s’avouer vaincu. Par un froid sibérien, avec les enfants et Fantôme, nous marchons à travers les champs du plateau. Nous conduisons Céleste et Pauline au catéchisme chez un couple d’amis. Les enfants font craquer les plaques de glace qui recouvrent les flaques d’eau. Fantôme essaie d’attraper des campagnoles. Quand il en voit une dans l’herbe, il saute dessus à pattes jointes. C’est très rigolo de le voir faire ! Au retour, avec Louis et Victoire, nous nous amusons à entendre les pierres faire chanter la surface gelée de la mare de la « Bien-Assise ». Une poule s’approche. Notre manège l’intrigue. Les enfants rient. Les rires réchauffent. En rentrant, je jette mes dernières forces dans la préparation d’une pile de 60 crêpes pour le goûter prévu demain après une marche en forêt avec deux couples d’amis et leurs cinq enfants. Une deuxième nuit presque blanche que j’emploie à finir de lire « dans les forêts de Sibérie » de Sylvain Tesson. Je ne sais pas si c’est la consommation de Vodka qu’il fait à chaque page, mais je suis brûlante de fièvre ! J’irais bien me rouler dans la neige pour faire tomber ce feu intérieur et torde le cou à cette migraine. J’ai si chaud que le passage par le banya serait parfaitement inutile ! Je continue de me demander ce que je pourrais emporter dans ma cabane en lieu et place de la Vodka. J’ai adoré m’enivrer de verres de vodka-orange quand j’étais étudiante mais, maintenant, je ne peux plus en boire une goutte.

 

acouphene2_txdam14703_9dd4e4.jpgDimanche, la grippe me tient dans ses filets. Je ne cherche plus à lutter. Je suis une vraie loque. Je me suis tant et tant mouchée que les ailes de mon nez sont à vif. Les rafales de vent glacial, hier, n’ont pas plu à mes tympans. Mes acouphènes se réveillent. Pour une fois, Stéphane est là quand je suis malade. Je peux me reposer sur quelqu’un et je n’ai rien à demander. Il promène Fantôme, va chercher le pain. Je quitte ma retraite pour préparer des cailles aux raisins secs et au madère. Mes amies m’ont prise en pitié après que je leur ai écrit mon état au réveil. Chez Anne, l’aînée a aussi la grippe et chez Céline, c’est son mari qui donne des signes d’état grippal. On repousse l’orgie de crêpes avec le caramel au beurre salé fait maison et les confitures avec les fruits du jardin qu’Anne et Sylvain devaient apporter.

 

pole sud.pngAprès le déjeuner, les cailles liquidées, Stéphane part avec les enfants faire un parcours de santé dans la forêt et j’en profite pour suivre avec passion le duel qu’Amundsen, le Norvégien et Scott, l’Anglais se sont livrés pour la conquête du pôle Sud en 1912. Je suis troublée par l’émotion qui se lit dans la voix de Jean-Louis Etienne à qui il est si insupportable d’entendre dire du mal de ces deux explorateurs. Pourtant, leur soif de reconnaissance personnelle n’a d’équivalent que la taille de leur ego : démesurée comme ce défi ! Le film fini, je retourne à Sylvain Tesson et à son « petit traité sur l’immensité du monde » que je lis en parallèle de son recueil de nouvelles « s’abandonner à vivre ». Dans ma dernière chronique, j’écrivais que le plus grand malheur que je souhaitais à cet amoureux des forêts et de la Russie était de retrouver son isba à la lisière des bois sibériens mais, cette fois-ci, accompagné d’un être cher. J’ai lu que, depuis son accident, il sentait renaître en lui le désir de revenir aux autres, de retrouver la voie de l’humanité à laquelle il avait tourné le dos écoeuré par « la suprématie du mâle » aux quatre coins de la planète.

 

Haiti rotation6.jpgToute la vodka que j’ai bue par pages interposées, tout ce bois que j’ai coupé, cette eau que j’ai arrachée au ventre du Baïkal, cela m’a vidée. Je m’endors de 15h13 à 17h11. Pendant deux heures, j’arrive aussi à ne plus penser à cette petite adolescente qu’un cancer généralisé grignote avec un appétit cruel et sans appel depuis la fin de l’année dernière. Le papa a donné son accord pour le protocole de fin de vie. C’est son unique enfant. Demain, par un sms reçu à 20h05, je saurai qu’elle s’est éteinte à 19h12. Mardi, la grippe m’a quittée. Je reprends tranquillement mon travail après avoir été contrainte d’annuler mes rendez-vous de lundi. A la demande de l’équipe d’aumônerie qui encadre les enfants qui vont faire leur communion, je trie des affaires scolaires qui partiront en Haïti. Je suis dans le garage. Je sors des cartables que je voulais donner. Je les ouvre. Je retrouve accrochés à l’intérieur les cartes de transport quand les enfants étaient encore tous à l’école primaire. Les cartes datent de l’année scolaire 2011/2012. Céleste était en CM1, Victoire en CE1 et Louis en grande section de maternelle. Je retrouve des billes dont l’une m’évoque tout de suite une nouvelle racontant ce moment où un petit garçon comprend que son père a vraiment quitté la maison car ses parents ont fait le choix de divorcer.

oscar-et-la-dame-rose-539992.jpgEt, brutalement, le barrage cède sous la poussée des eaux contenues depuis trop longtemps. Je m’effondre au-dessus de ces cartables, de ces petits souvenirs du passé. Je pense à cette petite jeune fille si pressée de vivre que sa jumelle et elle étaient entrées dans la vie à cinq mois et demi, à sa jumelle qui n’avait pas eu sa force et était partie le lendemain. Je pense à ce papa qui, un jour, devra trier les affaires de sa fille, à ce samedi 14 février, à cette Saint Valentin qui était sa date de naissance. La force des êtres jeunes qui s’en vont vaincus finalement par la maladie après avoir tant lutté c’est qu’ils n’ont pas peur pour eux. Ils ne se font pas le film de ce à côté de quoi ils vont passer. Ils sont tant et tant suspendus au temps présent. Ils ont peur et mal pour leurs parents, leurs proches. Je finis de nettoyer les sacs et je pars respirer dehors l’air froid et vif. Fantôme m’ouvre la voie. Le vent sèche mes larmes. Je me recompose un visage. Une patiente sera là dans une heure.

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner