Dans le ciel, les nuages s’effacent un peu. La chaleur n’est pas celle d’un mois de juin mais, au moins, le soleil est aux commandes. Cela tombe bien. C’est le week-end, une mamie arrive par le train de Paris et les beaux jardins de France sont à l’honneur. Cette année, on célèbre les quatre cents ans de la naissance de Le Nôtre, André de son prénom, le magicien des jardins, à ne pas confondre avec Gaston, le papa de l’opéra dont le nom de famille s’écrit en un seul mot. Avec deux jours de retard, les petits-enfants sont heureux de voir leur mamie souffler ses bougies et les lumières des fontaines lumineuses danser sur son visage. Elle ne dira rien. Ils ne diront rien non plus, mais, dans ce silence, ils penseront que c’est son premier anniversaire sans son mari, un mari qui est allé s’inscrire dans l’éternité du temps, un mari qui, comme tant d’autres, n’aimait pas les anniversaires, ne voyait pas l’utilité de penser à un gâteau ni d’acheter un cadeau mais qui, tout d’un coup, lui offrait un présent si magnifique qu’il réparait les oublis passés et anticipait sur les oublis futurs.
On est loin de Versailles, de Sceaux, de Saint-Germain-en-Laye, de Vaux le Vicomte mais, ici, à une bonne demie heure de route, par la nationale 7, on peut visiter la Bussière. Au 17ième siècle, l’un de ses propriétaires, le Marquis du Tillet, Président du Parlement de Paris, obtient de Le Nôtre qu’il dessine les jardins. La famille a déjà eu l’occasion d’y passer un après-midi. C’était en juin. Il faisait très chaud. Une des petites filles portait un chapeau tricoté au crochet décoré d’une marguerite. L’ainée courait dans une robe rose parsemée de fleurs roses. Le petit garçon, âgé de six mois, observait le monde depuis sa poussette.
De la visite, les filles se rappellent le circuit des cabanes aménagé pour les enfants, un bonhomme fabriqué dans des pots en terre et en verre. La maman, elle, se remémore le potager et, dans le château, un énorme poisson préhistorique évoluant dans les profondeurs presqu’abyssales de l’océan indien, le coelacanthe.
A l’entrée, ils sont accueillis par la fille de la propriétaire. Toute l’année, elle se démène, comme sa mère avant elle, pour organiser des manifestations qui permettront à la famille de faire vivre et de conserver le domaine. Sa mère vient de passer devant eux. En bicyclette, elle va du potager à sa maison et de sa maison au potager plusieurs fois par jour. Le dos droit mais sans rigidité, elle a un je ne sais quoi qui évoque cette aristocratie anglaise plus que française à la fois fière de son histoire et d’une grande simplicité dans sa façon d’être.
On accède au potager après avoir descendu quelques marches et, pour elle, la maman fredonne « j’ai descendu dans mon jardin, j’ai descendu dans jardin pour y cueillir du romarin. Gentil coquelicot madame, gentil coquelicot monsieur ». Le potager est né sur l’ancienne vigne seigneuriale au 18ième siècle.
L’allée centrale délimitée par des arbres fruitiers palissés, des vivaces et des buis taillés est coupée par deux allées transversales, divisant le potager en six vastes carrés dont chacun a une fonction spécifique : les légumes, les plantes condimentaires et les simples, les cucurbitacées, les plantes médicinales et les fleurs à couper, enfin le verger de plein vent et la cueillette des fruits rouges.
Le mauvais temps a retardé la floraison des roses, des pivoines et l’arrivée des fraises. Dans l’espace du potager dédié aux herbes aromatiques, les grands et les petits s’amusent à frôler ou à chiffonner entre leurs doigts des feuilles de mélisse, de romarin, de menthe poivré, de basilic, de sarriette ou d’absinthe pour en savourer les arômes. Sous la serre mal en point maintenant et construite à la fin du 19ième siècle, on s’installerait volontiers pour boire une tasse de thé et prendre le temps de savourer encore plus la sérénité des lieux. Alors qu’elle observe au sommet de la structure évoquant le squelette d’une baleine la passerelle qui permettait de dérouler des paillassons les jours de grosse chaleur, la maman entend un cri. Elle se retourne. C’est leur petit garçon qui a les doigts de la main gauche coincés sous la roue qui permet d’actionne la pompe qui tire l’eau du puits. Le papa libère les doigts de son fils dont les joues sont baignées de larmes. Laure, la fille de l’ancienne propriétaire, qui a quitté la boutique pour venir aider sa mère au potager, se précipite, s’assure que l’enfant peut plier ses doigts et lui glisse quelques mots à l’oreille. On l’entend répondre « oui » entre deux sanglots qu’il tente de réprimer. Il la suit en direction du verger. Pour lui faire oublier sa douleur, elle lui a fait cadeau des toutes premières fraises.
Dans le ciel, le soleil a de plus en plus de mal à rester aux commandes. Les nuages gagnent du terrain. On rejoint un groupe de visiteurs dans la cour du château pour en découvrir l’intérieur. La dame qui assure la visite guidée est très sympathique et sait capter et retenir l’attention de son jeune auditoire. Le château recèle une importante collection d’objets en lien avec la pêche quand celui de Gien est consacré à la chasse. Dans la salle à manger, l’une des filles s’étonne de la présence d’un coffre servant au transport des vêtements et rappelle que dans « Peau d’âne » le coffre était dans la chambre à coucher.
Pendant toute la durée de la visite, la maman conserve dans le creux de sa main un escargot que son fils a trouvé sous un buis. Au début, il ne donnait aucun signe de vie. A présent, il déplie son corps mou et ses antennes. En quittant le château qui n’est plus habité, on court en direction du circuit des cabanes. Au passage, on aperçoit dans les douves Hélios, le bouc du château, qui débroussaille plus qu’il ne tond.
Les enfants partent à l’assaut des cabanes : la cabane du jardinier, la cabane à compost, la cabane d’osier, la cabane du pêcheur, la cabane du bûcheron, la cabane du pont, sans oublier Nono l’escargot réalisé dans de la paille et le campement des pêcheurs. En allant d’une cabane à une autre, les enfants doivent découvrir des plantes qui permettront de fabriquer un élixir de vie pour Jojo, le jardinier: les orties pour soulager les articulations douloureuses, le saule pour la douleur et la fièvre, le miel pour l’énergie, le frêne pour ralentir le vieillissement.
Le lendemain, c’est un autre jardin qu’on découvre en famille, celui du grand Courtoiseau. On est loin de l’esprit de Le Nôtre, plus proche d’une ambiance florentine, mais on retrouve la même sérénité que dans le potager de la Bussière. Ici, les allées et les bosquets sont taillés dans le buis et l’if. L’if n’a pas d’odeur mais son feuillage est doux et ses jeunes pousses sont d’un vert si tendre qu’on aimerait les croquer tels ces cœurs de salade qui nichent entre des feuilles épaisses et vert foncé. Au détour d’une allée, on rencontre un chien, un lion, un échassier, une tortue, tous endormis dans la pause de celui qui les a sculptés.
Au milieu des exposants qui investissent la partie haute de la propriété, on retrouve une amie qui fabrique et vend avec son mari des objets en bois. Les parents en avaient loué pour les huit ans de leur cadette. Une mamie qui va avoir ses petits-enfants quinze jours en août fait l’acquisition d’un jeu d’anneaux et d’un « fermez la boite ». Dés leur retour à la maison, et avant que leur mamie ne reprenne son train pour Paris, les enfants installent sur l’herbe le plateau contenant les quilles autour des desquelles il faut arriver à faire retomber les anneaux. Ensuite, ils disputent des parties de « fermez la boite », un jeu connu aussi sous le nom de « trac ». Le jeu ressemble à un tout petit piano constitué de neuf touches en bois articulées. On lance deux dés. On additionne les chiffres des deux faces et on utilise une ou deux touches numérotées de un à neuf pour atteindre la somme des deux dés. Le jeu s’arrête quand le joueur est bloqué car il ne peut plus rabattre une seule des touches parmi les solutions possibles.
Les enfants auraient aimé que le temps suspende son vol ou que leur mamie reste davantage avec eux mais, déjà, ses obligations professionnelles et son devoir filial l’appellent dans l’Ain, quelque part où les grenouilles, la nuit, se rejoignent autour des étangs de la Dombes, s’installent sur des feuilles de nénuphar et font monter leurs chants en direction des étoiles jusqu’aux premiers feux pales d’une aube naissante. Le thé a refroidi au fond des tasses. Des miettes de brioche s’envolent. La maman contemple les iris que son mari lui a offerts. L’un est jaune et l’autre mauve. A côté, dans un pot peint à la main, la plante minuscule que sa cadette lui a donnée pour la fête des mères et qu’elle arrose elle-même.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
« Si vous possédez une bibliothèque et un jardin, vous possédez tout ce dont vous avez besoin »
Cicéron