La dernière chronique de ce mois guerrier aurait pu être préhistorique (récit d’une sortie scolaire avec la classe de numéro un au musée de la préhistoire de Nemours) ou chilienne (le plaisir de changer d’hémisphère et de revisiter les plus belles pages sud-américaines de leur long périple), finalement, elle sera matinale et printanière.
Votre chroniqueuse vous propose, le temps d’un billet, de laisser de côté les frappes soutenues en Libye, les images effrayantes du Nord-Est de l’archipel japonais, le climat de tension extrême sur l’île de Bahreïn, les peurs ivoiriennes, les massacres en Syrie, les querelles fratricides au sein de l’UMP, les premiers vrais bras de fer socialistes à l’approche des primaires, le 1% pourcent d’enfants victimes de violences scolaires et le moral en berne des coqs hexagonaux. A la place, elle s’offre de vous prendre par la main et de vous faire découvrir à quoi ressemblent ses débuts de mâtinée dans une campagne qui sort lentement de la nuit et s’offre sans fausse pudeur à un printemps espéré depuis de longues semaines.
Vous êtes prêts. Les enfants sont casés, chacun dans sa classe: numéro un, en CE1, numéro deux en grande section de maternelle et numéro trois en petite section de maternelle. En cette fin de second trimestre, tout roule: numéro trois accroche seul son manteau par la capuche, enfile sans aide ses chaussons s’assurant juste auprès de sa mère qu’ils sont dans le bon sens, entre dans sa classe, salue son institutrice et son assistante et va glisser sur sa photo plastifiée, son petit cartable jaune. Il n’embrasse plus sa mère. Il ne se retourne plus et elle, franchement, elle trouve cela merveilleux! Numéro deux ne se rappelle déjà plus son existence. Elle est toute à ses petites camarades et à ces milliards d’évènements vécus entre hier soir et ce matin. La classe de mer à venir est dans tous les esprits et l’excitation monte à l’approche du départ. Encore une réunion et les mamans pourront coudre (pour celles qui ne savent pas comment meubler leurs soirées qui si elles sont encore longues ne sont plus hivernales) ou coller (pour celles qui préfèrent suivre la nouvelle saison de Mad men ou la finale de Top chef ou qui assument leur paresse ou bien encore leur absence totale d’attrait pour les travaux d’aiguille) les étiquettes au prénom et au nom de leur enfant. Numéro un guette sa mère quand cette dernière quitte l’espace maternelle et est sur le point de regagner sa voiture. Elle lui réclame un baiser difficile à donner entre les trous du grillage vert. Quand elle tourne le dos, elle sent le regard de son aînée sur elle et elle sait que sa grande sourit déjà de la deviner bavardant avec l’un ou l’autre des parents sur le parking.
Parfois, votre chroniqueuse se retrouve au comptoir du bar-tabacs de leur village. Comme il se doit dans tous les villages de France, le bar-tabacs est sur la place de l’église, de même que la boulangerie, le nouveau médecin en provenance directe de Roumanie et qui peine encore à rédiger ses ordonnances en Français et le boucher, un ancien cuisinier et propriétaire de son restaurant qui cherche à vendre son affaire pour repartir dans la restauration. Au comptoir, entre de vieux retraités et le facteur, elle bavarde avec des parents qui, comme elle, travaillent, le plus souvent, depuis leur bureau à la maison. Les propriétaires sont charmants. Et, par dessus-tout, dans ce lieu assez sombre, elle renoue, à chaque fois, avec certains de ses souvenirs d’enfance. C’est l’été, elle doit avoir cinq ou six ans. Elle vit déjà en Martinique. Le gouvernement offre à ceux qui le représentent dans les DOM et les TOM, un billet par an pour rentrer en métropole. Alors, on rend visite aux deux familles. Du côté maternel, c’est le Gard et Paris. Du côté paternel, c’est le Finistère Sud et plus précisément une zone englobant Quimper, Bénodet, Concarneau, Fouesnant et, à au moins mille kilomètres de là, le massif de l’Estérel! Le grand-père breton et sa seconde femme habitent un petit village qui ressemble à tous les autres villages de cette Bretagne de fin de terre, de bout du monde. La seconde épouse et sa soeur possèdent une affaire, un café, situé en face de l’église au toit d’ardoises. Devant le café et dans le jardinet de la maison s’épanouissent à la belle saison de magnifiques hortensias à tête bleue ou blanche. La mamie laisse la petite-fille qu’elle aime comme si elle était sienne jouer à la grande. Elle sert les cafés et les petits verres de vin blanc. Dans le bar-tabacs de son village actuel, elle retrouve cette odeur si caractéristique: un mélange de tabac froid, de tabac à priser et de marc de café.
Ce matin, pas de café, pas de madeleine bretonne. Quand elle rentre chez elle, son mari est enfermé dans son bureau, au fond du jardin, depuis une bonne heure. Fantôme, le chiot berger australien qui aura quatre mois le sept avril, se précipte sur elle. Elle lui apprend à ne pas sauter et à ne pas mordiller. Ses jeunes dents sont acérées comme des lames de rasoir. Il doit intégrer qu’elle n’est ni l’une de ses petites soeurs ni une brebis! Elle pousse la porte de la maison. Dans les chambres, les lits sont faits. L’air a été longuement renouvelé. Pour une fois, les agriculteurs, profitant du temps sec, n’ont pas recouvert les terres noires et lourdes de lisier dont l’odeur est vite insupportable dans la maison quand les fenêtres sont restées ouvertes. La table de la cuisine est débarrassée. Dans un vase flottent trois narcisses et deux jonquilles cueillis par les enfants dans le jardin. Près de l’évier, des primevères, des violettes et une branche du prunus ont transformé l’eau claire du verre à moutarde en eau croupie de marais favorable aux épidémies galopantes de paludisme. Dans son bocal, Surette prend la pause. Depuis que Fantôme est là, il se sent un peu délaissé. Les enfants se battent pour faire crier cent cinquante grammes de croquettes au fond de la gamelle du chiot mais personne ne se précipite plus pour faire flotter à la surface de son eau les cinq miettes de nourriture désydratée.
Tout est en ordre. Il ne reste plus qu’à enfiler une tenue adaptée et chausser une paire de baskets et on est parti. A partir de maintenant, vous n’avez plus qu’à suivre. Fantôme avance à un bon rythme. Il marque une petite pause devant l’étang où barbotent quelques canards. Pas de héron en vue ce matin, friand de canetons. Le brouillard commence tout juste à se dissiper et l’atmosphère est encore celle des plus belles pages du grand Maulne. L’herbe est détrempée. A leur passage, des couples de perdrix s’envolent au-dessus des champs. Un peu plus loin
, le long de la voie ferrée désafectée, c’est toute une famille de lapins, le père, la mère et les trois petits qui détale et disparaît derrière les rails rouillés. Les perdrix avaient fait surgir dans la tête de votre chroniqueuse l’air d’une comptine pour enfants. La course des lapins projette ses pensées dans les illustrations des livres de Béatrix Potter.
Parfois, Fantôme aimerait grignoter un bout de son mollet mais, armée d’un magazine plié en deux, elle le rappelle à l’ordre. Il ne s’y essaie pas plus de deux fois. La plupart des maisons devant lesquelles ils courent sont fermées. Elle est sûre que si elle revient à la fin de la semaine, elle verra des franciliens tout à la contemplation de leurs parterres de tulipes et de jonquilles. Certains magnolias sont en pleine explosion blanche ou rose. Le leur ne fleurira pas avant l’été. On passe devant un grand champ. Deux ânes s’approchent à pas comptés. Elle sait qu’ils n’ont pas un regard pour elle. Ils ne voient que Fantôme qui ne semble pas rassuré et émet une sorte de petit gémissement. Les ânes se postent derrière la clôture. Fantôme ne bouge plus. Elle en profite pour les caresser entre les deux yeux. Un mouvement de laisse, une parole réconfortante et il repart. A droite et à gauche, l’herbe est couverte de milliers de toutes petites toiles d’araignées dont les dessins sont soulignés par de fines gouttes de rosée. On dirait des hamacs. Des hamacs pour de minuscules fées dont les ailes irisées auraient le pouvoir de remplacer, dans les mémoires, les mauvais souvenirs par des bons.
Quand elle court ainsi accompagnée de son chiot dans une campagne calme et apaisante, elle oublie Paris. Elle ne pense plus que cela fait exactement un mois et seize jours qu’elle n’y est pas allée. Elle ne songe plus au bonheur de marcher, au hasard, dans les rues, de pousser la porte d’un musée et de découvrir l’onirisme des toiles d’Odilon Redon, les sculptures de Miro, les femmes aux yeux de chat de Cranach, les feux d’artifice d’Othoniel et l’univers de Brassens. Elle évite de penser à ceux qui sont si chers à son coeur et qu’elle voit de loin en loin. Son mari le sait: elle s’attache aux êtres plus qu’aux lieux et les objets ne sont conservés que parce qu’ils sont un lien direct avec une personne aimée.
Après une partie de chemin à découvert, on sillonne dans la forêt. Du côté gauche de la route, trois maisons étranges dont un chalet digne de celui du grand-père d’Heidi gardé par un énorme danois mais aussi par les sept nains plantés anarchiquement dans le jardin. C’est un lieu étrange et, pour tout dire, peu rassurant. Un endroit qui mériterait une description façon Prévert ou Perrec. Elle se remet à courir. L’herbe est si humide que ses chaussettes sont trempées. Dans la descente, Fantôme se met à accélerer. Il court vite, de plus en plus vite et elle, elle suit ventre à terre, talons collés aux fesses. Puis, dans un virage, Fantôme s’immobilise. Juste devant eux, un faisan de Colchide et sa promise. Comme toujours dans le règne animal, le mâle est d’une beauté presque diabolique et, à ses côtés, la femelle est terne. Le couple vient de les repérer. Lui, plumes mordorées et côtés de la tête carmin, s’affole et dans son affolement ne sait plus comment retourner dans la forêt dont toute une partie est grillagée. Il essaie de passer sa tête mais il n’y arrive pas. La femelle, elle, a compris qu’il ne servait à rien de s’acharner et, plus loin, trouve le moyen de se fondre dans le décor. Le mâle la suit et tous deux disparaissent. Si la faisane n’a pas un plumage aussi superbe, dans sa petite tête, les neurones fonctionnent sans doute mieux! A la faveur de cette scène animalière, la maman de trois se rappelle l’étonnement de numéro un quand elle lui a expliqué que dans une assemblée même s’il n’y a qu’un seul homme pour cent femmes, le masculin l’emporte! Son aînée n’avait pas pu faire autrement que de trouver cette règle sans fondement et la maman avait alors expliqué que les hommes avaient pensé la grammaire française!
Allez, encore un kilomètre en douce montée sur un chemin rocailleux et boueux, tortillant entre deux grands champs et vous serez arrivés à bon port. Fantôme a compris que, sur une fin de course, il convient de tout donner pour évacuer les toxines, alors il court aussi vite que ses pattes le lui permettent. Votre souffle s’allonge. Vous faîtes durer les expirations. Vous nettoyez votre organisme en profondeur. L’air circule jusqu’au coeur de vos cellules. Vous détendez vos épaules. Vous sentez le relief du chemin sous la plante de vos pieds. Vous avez oublié que vos pieds sont trempés. Vous humez toutes les odeurs encore vives à cette heure. Vous écoutez les buits de la nature: le chant de la mésange, les battements d’aile du canard sauvage, les bruits de feuilles froissées par un lapin, les battements réguliers de votre coeur, votre musique intérieure. Un Ipode vous aurait privé de ce lien direct avec tout ce qui vous environne. La maison est là. Déjà, les fleurs délicates du prunus se laissent tomber. Fantôme ralentit. Vous aussi. Encore dix minutes d’étirements, une bonne douche et vous serez en pleine forme pour aborder votre journée, vaquer le plus sereinement possible à toutes vos occupations et, pourquoi pas, vous perdre dans la contemplation de vos pieds!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner