Chronique sur la nationale 7

J’ai écrit cette chronique le 26 février 2010. Les enfants avaient respectivement 7, 5 et 3 ans. Pendant presque deux ans, tous les mois, pendant 48 heures, notre maman s’installait chez nous tandis que je partais à Fontainebleau me former à la sophrologie. Ces deux journées étaient très denses et fatigantes. Mon état de fatigue rendait mes échanges avec notre maman difficile. J’ai peut-être tort d’écrire cela mais, avec elle, la plupart du temps, il me semble que je dois lutter pour ne pas être écrasée sous son autorité, ses remarques, sa perception du monde et ses attentes. Hier, j’étais ravie qu’ensemble nous allions retrouver Victoire et tout le groupe du pèlerinage VTT à Ferrières-en-Gâtinais. Les jeunes étaient lumineux. Ils irradiaient de toute cette joie éprouvée dans des temps de partage autour de leur foi commune et des taches accomplies pour le bien-être de quarante collégiens. Notre maman et moi étions toutes deux fatiguées. Je prenais mal ses remarques sur mes cheveux que je devrais couper et sur cette couleur que je pourrais essayer et sur le fait que je tripote toujours mon visage et que cela me fait vieillir… Après son départ pour le Gard, en passant par une halte en Bourgogne, j’ai repensé à ce texte que je partage avec vous. J’ai demandé à Victoire d’écrire le récit de leurs aventures pendant le pèlerinage. J’espère qu’elle va le faire avant leur départ dimanche pour l’Ain.

Il est un peu plus de six heures. Une maman de trois se lève. Son mari est parti la veille. Dehors, le vent souffle fort. La nuit est encore dense. De grosses gouttes de pluie viennent s’écraser sur les fenêtres. A pas de loup, elle se déplace dans la maison pour ne pas sortir les filles de leur sommeil. Elle part pour deux jours de formation. Pour gagner du temps, ne pas se mettre en retard, éviter toute situation de stress, elle met des tranches de pain à griller, et son thé russe, à infuser dans sa tasse, tandis qu’elle retourne dans la salle de bains, faire jouer la poudre irisée des météorites sur son visage et le noir du mascara dans ses cils. A l’étage, elle entend des pas. Ce sont ceux de sa mère. Elle est arrivée hier. Pendant quarante-huit heures,  elle a la gentillesse de prendre le relais. Elle retourne dans la cuisine. Elle retire le sachet de thé. Elle ouvre un tiroir. Plus de couverts. La machine a tourné dans la nuit. Ils sont tous dans le lave-vaisselle. Au moment où elle en ouvre la porte, des pas se font entendre dans l’escalier et une voix passablement agacée, lui lance, sans lui dire « Bonjour » ou s’enquérir de la qualité de la nuit qu’elle vient à peine de quitter : « Non mais tu ne vas quand même pas vider le lave-vaisselle maintenant, à cette heure-ci ! Laisse ça ! Je le ferai plus tard ! ». Vivement, elle se redresse, se tourne en direction de sa mère et lui répond : « Je voulais juste prendre un couteau. Il n’y en a plus nulle part. Je n’avais pas pensé un seul instant m’attaquer au contenue du lave-vaisselle ! ». Elle sait qu’elle ment. Sa mère aussi. D’ailleurs, elle est à peu près certaine que son nez vient de gagner quelques millimètres !  Si elle en avait eu le temps, elle aurait vidé, mue par une sorte d’automatisme, le contenu de la machine à laver. Sa mère continue : « Je te connais : tu es incapable de t’arrêter ! Si tu fais tout, à quoi cela sert-t-il que je vienne t’aider ? ». La fille ne relève pas. La maturité aidant, elle ne cherche plus à aller au clash. Elle reste calme et relativise. Elle commence à beurrer ses tartines à l’aide du couteau, tout penaud, d’avoir mis, au saut du lit, une grand-mère de mauvaise humeur.

Tout à l’heure, au moment de plonger son sachet de thé dans l’eau encore frémissante et avant de retourner dans la salle de
bains, elle a vu que sa mère s’était fait un pense-bête en vue de la longue et éprouvante journée du mercredi : bottes en plastique Céleste, poussette Louis, carte du centre aéré Victoire, bouteille d’eau gym, travail école Céleste. Désireuse de faire gagner de précieuses minutes à sa mère, elle a sorti la poussette, mis les bottes en plastique dans un sac, glissé la bouteille d’eau, le livre de lecture et les mots pour la dictée dans le sac de gym et placé la carte du centre aéré, en évidence, sur une des commodes de l’entrée.

Quand la mère voit ça, elle se fâche de plus belle : « Mais, je pouvais bien le faire tout de seule. Tu ne fais donc confiance à personne ? ». L’autre maman de répondre : « Ce n’est pas ça du tout ! Je voulais te faire gagner du temps. Je sais qu’il est particulièrement compté le mercredi matin. » Après un temps de pause, elle ajoute, tout en observant les tâches brunes de théine qui se sont déposées sur les bords du bol «  Telle mère, telle fille ! ». Ce très léger accrochage unilatéral n’est pas sans lui rappeler quelques disputes homériques ayant opposées sa grand-mère à sa mère.  A l’étage, un petit garçon, mal fichu depuis quelques jours, appelle. Au même moment, au rez de chaussée, une petite fille, tenant ses reliques de doudou entre le pouce et l’index de la main droite, vient de pousser la porte de la cuisine. Une grand-mère monte sortir un petit garçon de son lit et une maman prépare son biberon à une petite fille. De la balustre, la grand-mère chuchote à sa fille : « Ne monte pas ! Pars ! Si il te voit, tu ne pourras plus t’en aller ». La fille obtempère. Elle se contente de souffler un au revoir à numéro deux qui a rejoint numéro trois et regarde désormais les aventures de la famille Barbapapa. Numéro 1 dort toujours. Elle ne la réveille pas.

Le jour se lève, lentement. Turner est aux commandes. Il jette, dans le ciel, toute une palette de rouge, de jaune, d’orangé et de rose. La nationale 7 est déjà bien fréquentée. Elle traverse plusieurs villes qui semblent endormies, abandonnées à elles-mêmes, depuis que l’autoroute est devenue la voie principale d’accès au Sud, le moyen le plus rapide de gagner les rivages doux de la Méditerranée fantasmée. A chaque fois, la conductrice essaie d’imaginer ce que pouvait être la nationale 7 à son heure de gloire, à l’époque où elle était chantée par Charles Trenet, où ses presque mille kilomètres s’étiraient depuis le point zéro des routes, situé au pied de Notre Dame de Paris, jusqu’aux citronniers de Menton, via l’ouest de la Bourgogne, le nord de l’Auvergne, la vallée du Rhône, le massif de l’Estérel et la Côte d’Azur.

Elle voit des voitures à touche-touche, des étés bénis des dieux, des étés protégés par l’anticyclone des Açores, des familles de vacanciers moins tendues qu’aujourd’hui, des petits hôtels charmants dans lesquels on n’hésitait pas à descendre, une nuit, voire deux, quand ce n’était pas trois, pour se reposer, couper la route dont la longueur ne laissait pas d’autre choix, ouvrir, au hasard, une page de notre grand livre d’histoire et s’attabler à l’une des terrasses d’un petit restaurant affichant une carte pleine de promesses gustatives.

Tandis qu’à Dordives, elle attend que le feu se remette au vert, des images du tracé de la nationale 7 défilent devant ses yeux : la grande pagode Khanh-Han d’Evry, les rochers glissants de la forêt de Fontainebleau, les canaux de Montargis, le triptyque du maître de Moulins, les gorges de la Loire, les monts riants du Beaujolais, le centre historique de Lyon, le ravissant village perché de la Garde-Adhémar, la forteresse médiévale de Mornas, l’arc de triomphe d’Orange, les bandes joyeuses de comédiens défilant dans les rues d’Avignon, un point cher à son cœur dans le superbe massif de l’Estérel, les ruelles escarpées des hauteurs de Cannes et la baie des Anges. Des odeurs de thym et de lavande, de mimosa et de melon se répandent dans la voiture. 

On vient de la klaxonner. Le feu est passé au vert et elle est toujours à l’arrêt, quelque part, entre les rives du Rhône, les plateaux ardéchois, le sommet pelé du Mont Ventoux, les villages perchés du Lubéron, les sentiers escarpés des dentelles de Montmirail. En fait, elle est à Pont Saint-Esprit, dans un petit café, le jour du marché. Avec une amie, elle s’offre un verre de muscat frais. Elles sont en terrasse. Il fait chaud sans que le soleil tape encore trop fort. C’est le printemps. Au pied de leur chaise reposent deux lourds paniers débordant de fruits, de légumes, de banons enroulés dans une feuille de châtaignier, de picodons acidulés, de pélardons crémeux, de tapenade noire ou verte et de fougasses au fromage ou aux grattelons.  Elle redémarre. Elle se dit que si le camionneur qui l’a sortie de son rêve éveillé avait su où elle était, il aurait coupé son moteur, serait descendu de son seize tonnes et les auraient rejointes.

Depuis longtemps, maintenant, dans les petites villes du Loiret traversées par la mythique « route bleue », les hôtels ont presque tous périclités. Les restaurants, aussi. Ceux qui n’ont pas été rasés ou reconvertis en immeubles à usage d’habitation ou en magasins de vêtements témoignent d’une époque qui ne reviendra plus. Bien sûr et heureusement, il existe encore des vacanciers, français ou étrangers, capables de donner du temps au temps, amoureux des routes de traverse, épris des charmes divers, des richesses illimitées de la Douce France. C’est pour eux qu’à Lyon, Roanne, Valence, les Bocuse, Trois-Gros et Pic ont élevé, à leurs plus hauts niveaux d’excellence, les meilleurs produits de notre terroir.

A Fontainebleau, pas de ralentissement. L’île de France est en vacances. Elle skie, quelque part, dans les Alpes ou inspire, à pleins poumons, le bon air iodé du côté de la Bretagne Nord. L’obélisque peut souffler. La journée de formation est intense. Le retour, en sens inverse, éprouvant en raison de la pluie torrentielle qui s’abat sur la route, des camions qu’il faut doubler, des trous, dans le macadam mis à mal par la neige, qui ont largement dépassé le stade de la formation et des phares au xénon auxquels elle ne parvient pas à s’habituer. Elle met en boucle « Come fly with me » ou « Every kind of people » et essaie de rester concentrée.

Quand elle arrive chez elle, il est sept heures. La pluie s’apaise. Elle dépose ses affaires dans l’entrée. Tout est calme. La maison semble inhabitée. La porte donnant sur la cuisine et la salle à manger est fermée. Des carreaux de couleurs, elle aperçoit sa mère qui finit de faire dîner son fils, et ses deux filles qui avalent ce qui ressemble, de loin, à un pâté à la viande, spécialité de sa grand-mère, accompagné d’une salade mâche/tomates cerises. Les enfants sont sages. L’impression de tranquillité est totale. Plutôt que de jouer les trouble-fête, de ruiner la sérénité qui se dégage de ce si charmant tableau, d’être harponnée par six petites mains, elle file sous une douche pour se réchauffer, évacuer les tensions de la journée et se recharger en bonnes ondes avant de retrouver sa mère et de mettre ses enfants au lit. Elle se surprend à fredonner :

 Nationale Sept
Il faut la prendre qu’on aille à Rome à Sète
Que l’on soit deux trois quatre cinq six ou sept
C’est une route qui fait recette
Route des vacances
Qui traverse la Bourgogne et la Provence
Qui fait d’Paris un p’tit faubourg d’Valence
Et la banlieue d’Saint-Paul de Vence

 

Anne-lorraine Guillou-Brunner

 

 

 

 

 


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