J’étais partie pour faire carrière à l’Université, enseigner différentes matières du droit privé, écrire des articles, participer à des colloques et qui sait, aussi, suivre des étudiants en thèse si j’avais, au moment de ma soutenance, été habilitée à le faire. J’aurais été entourée, souvent, de personnes abonnées à Télérama, riant devant le « Grand Journal » et écoutant des émissions sur France Culture. Et puis, en septembre 1997, chez une amie d’enfance, au pied du Sacré-Cœur, j’ai rencontré mon futur mari. C’était presqu’une sorte d’erreur d’aiguillage tant nous étions différents et tant cette rencontre relevait du miracle. Stéphane détestait Paris ! Il en avait gardé de très mauvais souvenirs et n’était pas prêt à donner à ma ville préférée une seconde chance ! Puis, à la faveur d’un surmenage, j’ai développé une première crise d’hypomanie, heureusement contrôlée et ne faisant de moi ni une personne dépensant tout son argent ni une nymphomane.
Mon cerveau ne s’éteignait plus jamais. Je perdais le sommeil et l’appétit mais mon énergie était démultipliée. En fait, cela ressemblait beaucoup à l’épisode d’anorexie que j’avais traversée à l’adolescence, une anorexie dure, sans boulimie, associée à des heures d’activité physique. Le bon côté, c’est que j’étais devenue une élève brillante. Les nourritures intellectuelles avaient pris la place des nourritures terrestres. Ensuite, en mai 1999, j’ai perdu mon père. Ces trois éléments cumulés, ma rencontre avec Stéphane, mon trouble de l’humeur et le suicide de mon père, m’ont fait renoncer à soutenir ma thèse, à enseigner à l’Université et m’ont définitivement obligée à tourner le dos à ma vie à Paris. Ces renoncements se sont faits par étapes depuis une année à Montbrison dans La Loire jusqu’à une installation à la campagne en passant par un tour du monde et quelques années gardoises dans la petite ville de Pont-Saint-Esprit.
Paris, une ville de moyenne importance dans la Loire, un tour du monde, une petite ville dans le Gard rhodanien et un plateau, au-dessus d’un village, dans le Loiret. Ma vie est allée de l’infiniment grand vers l’infiniment petit. Je ne regrette pas l’Université, une certaine forme de parisianisme, le prêt-penser qui règne dans des milieux fermés sur eux-mêmes.
Cela fait longtemps que je me dis que si j’étais née dans un milieu ouvrier, avec ces mêmes parents engagés et généreux qui ont été les miens, je serais, à coup sûr, devenue communiste et syndicaliste. Cela n’aurait pas pu être autrement ! J’ai d’ailleurs toujours eu une admiration sans bornes pour des femmes telles que Rosa Luxemburg ou Arlette Laguiller. Lorsque j’entends les banquiers de la City pleurer sur eux-mêmes depuis le Brexit, je me dis que, vraiment, aucune passerelle n’est malheureusement possible entre certains groupes d’individus ! Quand j’habitais encore à Paris, il m’arrivait souvent d’être invitée à des dîners où mes voisins de table étaient, entre autre, un héritier de la famille Gallimard et le petit-fils d’un ancien directeur de la banque de France. J’ai toujours été un « clown », celle qui fait rire et confère à une soirée cette touche de folie douce chère à Gatsby le Magnifique. Cela a commencé dès l’enfance et mon unique cousine, quand nous nous retrouvions l’été, me disait : « fais-moi rire ! ». L’humour est une remarquable armure ! Donc, dans ces fameux dîners en ville, je tenais mon rôle : j’amusais la galerie mais, à un moment ou à un autre, c’était plus fort que moi, je me faisais la mouche du coq, le Socrate en jupons !
Cette capacité à prendre du recul, à garder un esprit libre, je la dois à mon métissage, au fait que je suis le fruit de deux êtres nés dans des milieux très différents avec chacun ses codes et son histoire, ses peurs et ses repères. Quand un homme et une femme font le choix en conscience de sortir du rail, de se mettre en danger, ils sont forcément épris de liberté et refusent de se laisser enfermer dans un cadre. L’union de deux êtres repose essentiellement sur tout un réseau souterrain de courants inconscients qui les pousse l’un vers l’autre. En conscience, notre père a été attiré par une femme qu’il trouvait très belle et intelligente et dont il pensait qu’elle serait l’alliée idéale dans la carrière qu’il embrasserait et, de son côté, notre mère a été fascinée par l’intelligence hors normes de ce jeune homme qui pourrait lui offrir la vie brillante à laquelle elle aspirait. Une vie professionnelle pour elle, une réalisation vraiment personnelle, à dix-huit ans, elle n’y pensait pas. Bien plus tard elle l’a regrettée et, souvent, j’ai tenté de la consoler quand elle disait n’avoir rien entrepris, rien concrétisé se reprochant et son manque de confiance et la recherche d’une forme de facilité et estimant, aussi, ne pas avoir été la compagne qui pouvait rendre son mari heureux.
Je n’ai pas regretté l’Université, la « « réunionite » aigüe, les égos soufflés de certains universitaires plus chercheurs que professeurs, les surveillances d’examens et les corrections de copies. J’ai regretté les étudiants, la transmission, cette lumière dans une prunelle qui s’éclaire car l’esprit vient de comprendre une notion qui demeurait hermétique, l’énergie déployée pour emmener ses étudiants, la recherche de simplicité, la remise en question, et le plaisir de les voir entrer dans une matière et l’aimer.
Paris ne me manque plus comme elle m’a manqué si longtemps, si douloureusement. Je n’ai plus envie de pleurer quand je vois amis et famille repartir à Paris et moi rester là, au milieu des champs, avec mon océan céréalier, ma ligne d’horizon colza, blé ou orge. Ce qui demeure, les très rares fois où je peux y aller, c’est cette boulimie qui s’empare de moi devant tout ce que je voudrais voir, engranger pour me nourrir dans mon imaginaire, ma curiosité. En deux jours, forcément, je ne peux jamais passer plusieurs heures dans une gare ou à la terrasse d’un café ou sous les allées ombragées d’un jardin, aux étals des marchés, visiter les expositions qui me tentaient, aller au théâtre et voir mes amis. C’est impossible ! Alors, je reprends le train le cœur lourd. Je ne suis pas rassasiée. Je me sens comme le prisonnier qui goûte quelques heures de liberté en dehors de la prison et, la sortie achevée, regagne sa cellule. Et puis, cela passe. Je sais que si je pouvais aller à Paris ne serait-ce qu’une fois par mois, je remonterai dans le train apaisée.
J’ai quitté Paris, en septembre 1999, sans savoir que la rue Victor Gelez dans le XIème arrondissement serait ma dernière adresse. Bientôt vingt ans plus loin, je me réjouis, le matin, sur mon vélo, en pensant à Paulette, Fernand, Firmin, Francis et Sébastien, d’assister au premier réveil de l’humanité, de voir Fantôme caracoler en tête, les grandes oreilles d’un lapin de garenne dépasser entre les herbes d’un chemin, le héron décrire de grands cercles autour d’une mare, les coquelicots border les champs de blé, de colza ou d’orge. J’aime la nature en été et en automne, en hiver et au printemps. J’aime, dans les champs, voir lever les pieds de maïs, dorer les épis de blé, blondir les cheveux de l’orge. J’aime quand, Baba, un pur sang, le père de Khali, galope en hennissant à mon approche, qu’il vient chercher bouts de bain sec comme des biscottes et caresses entre les yeux.
Je ne manquerai pour rien au monde la kermesse de nos deux petites écoles, cette ambiance si légère, cette poésie à la Prévert, le manège tout droit sorti de l’imaginaire de petit Pierre, les danses et les chants des enfants, les heures, debout, à veiller sur la bonne marche des stands. Cette année, je suis passée du château gonflable au manège. Ce manège me fait rêver autant qu’il me donne mal au cœur. J’aime voir les enfants choisir ce sur quoi ils vont monter, hésiter entre le scooter et le vélo, l’hélicoptère et la voiture de course. Les filles adorent s’installer par trois dans la toupie qu’il faut faire tourner sur elle-même. Il y a toujours les enfants qui ne veulent plus descendre. Les parents disent « ça suffit ! C’est le dernier tour ! » et l’enfant revient avec sa mamie, son grand-père, un oncle, une tante…et cela continue encore et encore ! Quand tous les enfants sont bien installés, alors on appuie sur le bouton vert. Le manège se met en route. Les enfants sont heureux : larges sourires dessinés sur leurs visages.
Cette année, Sarah, membre de l’APE, a eu l’idée d’innover avec des poissons rouges que les enfants gagnaient après avoir participé à un jeu de lancer de dés. Ils étaient ravis de repartir avec un, voire deux poissons, dans un bocal qu’ils avaient décoré. Ces petits poissons rouges frétillants, c’était plus agréable que ces malheureuses truites pêchées en début d’après-midi et que les parents transportent d’un stand à un autre dans un sac en plastique et que le soir venu, personne, jamais, n’a envie de faire cuire pour le dîner ! Nos filles sont rentrées à la maison avec deux nouveaux poissons rouges qui ont pris, dans le bocal remisé sur une étagère de la buanderie, la place de feues Sucrette 1 et Sucrette 2.
Je crois que c’est la première fois en neuf ans de kermesse que je vois les enfants aussi heureux ! La veille, nous n’avons pas pu participer au défilé aux lampions et boire un verre avec d’autres parents. Nous étions dans la piscine d’Amilly et assistions au premier gala de natation synchronisée de notre aînée, Céleste. Depuis 16h30, les naïades et toute une armada de bénévoles s’activaient pour préparer les abords de la piscine. Le spectacle était très réussi et nous mesurions tous notre chance d’y assister. En effet, les filles s’entraînent dans le grand bassin de la piscine du lac à Montargis, mais depuis les inondations, tout le système de pompage ne fonctionne plus. On ne sait pas encore quand la piscine pourra à nouveau ouvrir ses portes. C’est à la dernière minute que nous avons pu découvrir le maillot de Céleste, un maillot dans des tons de rose pailleté et de noir. Elle est arrivée avec son large sourire, ses cheveux plaqués avec de la gélatine, sa coiffe rose, ses yeux ultra-maquillés, ses ongles de mains et de pieds vernis. La musique était assourdissante. Les naïades ont besoin de l’entendre dans l’eau car elles ne cessent de compter les temps durant le ballet. Si, dans l’eau, les jeunes filles évoluaient avec grâce et sérieux, dans l’air, les moustiques se livraient à des démonstrations de piqués incessants !
Voici quelques semaines, j’ai sympathisé, via le blog, avec un internaute habitant le village situé de l’autre côté de l’Ouanne, à Gy-les-Nonains. Nous avons commencé à échanger des messages. En tant que fils et petit-fils d’agriculteur et agriculteur lui-même, il m’a beaucoup appris sur son travail, sa façon d’aborder la terre et les difficultés rencontrées avec la pratique du biologique. Nous ne nous connaissions pas encore. Nous avons croisé le fer sur certains sujets mais sans nous porter de coups mortels. Je l’avais seulement aperçu de loin dans son tracteur traitant un champ de colza. Avec Fantôme, nous avions pressé le pas. Et puis, un soir, alors que Fantôme et moi avions attendu que la température redescende un peu pour aller nous promener et que nous empruntions un chemin qui s’ouvre entre des champs, nous nous sommes vus et avons enfin fait connaissance. C’est agréable quand on peut mettre un visage sur un être. A la kermesse, j’étais amusée devant son fils, un magnifique enfant aux yeux bruns et aux joues pleines qui, dans le manège, se laissait conter fleurette par la fille de l’une des institutrices de l’école de nos enfants. Ce papa, par deux fois comblé, me suggérait de changer le nom de mon blog. J’y ai beaucoup pensé mais, à ce jour, je n’ai pas encore trouvé comment remplacer ce « hors cadre » un peu sec qui sent bon son haut fonctionnaire ! Notre père a souvent été « hors cadre ». La seule chose qui me soit venue, c’est « champs libres ».
Quand, plus haut, j’écrivais que ma vie était passée de l’infiniment grand à l’infiniment petit, j’évoquais la géographie des lieux qui m’entourent. Car, s’agissant de l’humain, je pense avoir plutôt fait le chemin inverse et trouvé ma place en tant que sophrologue en sabots, sophrologue à vélo ! Mais, après presqu’onze ans dans cette terre gâtinaise, je peux écrire que si je n’avais pas été vers les autres, personne ne serait venue à moi. Ce repli naturel sur soi signe les ancrages ruraux.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner