Avant six heures, elle se lève. Elle quitte la chaleur d’un lit où une silhouette masculine, elle, poursuit sa nuit. Le loft est plongé dans l’obscurité. Ses pieds nus éprouvent le froid des tomettes puis celui des lattes en bois. Elle investit la cuisine. Dehors, la pluie dégringole. Le chat miaule. Elle lui ouvre la fenêtre. Dégoulinant, les pattes encore boueuses, il s’installe sur son cahier et ses notes avant de venir prendre possession de la moitié supérieure de ses cuisses. Il ronronne. Ses griffes entrent dans sa peau. L’humidité gagne la toile de Nîmes.
A l’étage, un réveil retentit. Plus précisément des croassements, vite réprimés par une main qu’elle imagine rageuse. Six fois, les croassements se font entendre toutes les dix minutes et six fois, la main rageuse s’abat sur le téléphone réveil maudit ! Enfin, des pas, des bruits d’eau de la douche qui coule et le souffle chaud du sèche-cheveux. Elle, en bas, dans la cuisine, avec le chat sur ses genoux, elle ne bouge pas. Elle ne respire pas. Sa sœur descend. Elle ne lui parle pas. Elle la laisse réunir ses idées et ses affaires. Elle lui laisse le temps d’atterrir. Voilà, sa sœur s’assied. Petit-déjeuner vite avalé, un grand thé suivi d’un petit café. Elle l’aide à charger son camion. Elle serait bien venue avec elle. Elle aurait bien aimé partager sa journée de metteur en scène, de régisseur et de comédienne, son dimanche de baladine, ses heures de Molière en jupons, de Mouchkine façon début vingt et unième siècle.
Hier, ils étaient dans la salle du théâtre de la Renaissance. Ils riaient vrais et étaient émus forts de la rencontre dans un cimetière et de l’histoire d’amour hautement problématique et improbable entre une bibliothécaire, fraîchement veuve, bobo bio et alter mondialiste et un agriculteur quadra, éleveur de vaches laitières et lecteur inconditionnel de Mickey magazine.
A la fin, le rideau tombait sur une note d’espoir quand le roman suédois s’achevait sur un constat d’échec et l’impossibilité totale pour deux êtres de vivre un amour pourtant profond et magnifique, de jeter un pont entre ville et campagne, livres et terres, décoration minimaliste et posters de tracteurs, opéra et harmonica. Pendant toute la durée de la représentation, un mari, une soeur et un beau-frère n’avaient cessé de penser que celle qui, si gentiment, ce soir leur offrait ce beau moment de théâtre, aurait, sur scène, enterré celle qui s’y tenait…
Ce matin, les hommes s’offrent une grasse matinée et les cinq cousins sont endormis quelque part dans une longère du Gâtinais et veillés par une grand-mère qui n’est jamais aussi adulte que quand elle est confrontée seule à la vitalité de ses petits-enfants.
Le camion chargé, elle s’installe à côté de sa sœur qui la dépose à une bouche de métro. Elle descend à Pont Neuf. Un saut dans les entrailles du Louvre qui est encore à cette heure incroyablement calme. Elle s’offre un arrêt dans les toilettes les plus touristiques de France. Les boutiques du Carrousel ne sont pas encore ouvertes. Cela vaut mieux car les passages chez Virgin peuvent être terribles pour son compte en banque ! Mona Lisa savoure ses dernières minutes de quiétude. La Victoire de Samothrace déplie lentement ses ailes. Aux noces de Cana, les convives remettent de l’ordre dans leurs vêtements. Les naufragés du radeau de la méduse et la liberté guidant le peuple sont en plein fou rire. Ils viennent d’achever la lecture de la chronique signée par Anne Roumanoff dans le JDD.
Au kiosque à journaux de la place du Conseil d’Etat, la vendeuse s’amuse du nouveau remaniement ministériel et des dérives berlusconiennes de notre Président. Rue Jean-Jacques Rousseau, la galerie Vero Dodat est étrangement calme. Un cuisinier y discute avec le monsieur chargé d’ouvrir les lourdes grilles. Les chaussures de Christian Louboutin brillent de mille feux. A Châtelet, Saint Eustache est d’une rare tristesse. Un père, sous la bruine, joue au ballon avec ses deux fils. L’écoute semble à la recherche de son corps avec son unique main. Une aire de jeux de 2500 mètres carrées est en construction. Au Novotel, les touristes prennent un petit-déjeuner roboratif avant de se lancer à l’assaut des beautés capitales. L’exposition Monet est peut-être au programme des réjouissances dans un marathon commencé sourire aux lèvres et achevé ampoules aux pieds.
La promeneuse qui ne se lasse jamais de sillonner Paris encore et toujours, de renouer avec le seul lieu qui lui tienne de certitude, entre au café Beaubourg. L’ambiance est inchangée depuis vingt ans. Bien involontairement, elle assène un coup de talon dans le tibia d’un élégant serveur noir. Il se remet de ses émotions. Elle se confond en excuses. Elle lui commande un brunch. Avant de croquer avec une joie non feinte dans les tartines grillées nappées de confiture d’abricots, de tremper ses lèvres dans une grande tasse de café noir, de dévorer des œufs brouillés et de vider un immense verre de jus d’oranges pressées, elle sort, sur la table, carnet, stylo plume et JDD. Elle regarde encore une fois les quelques très rares personnes déjà attablées à cette heure encore matinale pour un dimanche capital, entre dans la folie de la comédie musicale « New York, New York » et quitte la place par la magie de son carnet noir. Avant de décoller, elle sourit au souvenir de cette phrase d’Alphonse Allais lue sur une carte postale vendue par un bouquiniste : « Mon seul regret est de n’avoir pas su réconcilier les œufs brouillés ».
Anne-Lorraine Guillou-Brunner