J’ai
trouvé un second père, il s’appelle Jacques Prévert
Grâce à un cadeau de mon mari, fait
dans le prolongement d’une redécouverte de Prévert liée à l’écoute,
en boucle, dans ma voiture, de « l’addition » chantée par
Montand, l’évidence s’est faite : Prévert est mon maître, et,
de la haut, je le prie de me baptiser à l’eau de son esprit aussi sain
qu’insoumis. Je me demandais pourquoi ce poète surréaliste, indépendant,
marginal, contestataire, anti-bourgeois, anti-militariste, ouvert à
l’autre, éternel amoureux des Paris me parlait si fort, me touchait en
plein cœur, me faisant ainsi faire l’économie de la case esprit. Et
puis, je me suis rappelée que notre père, dont nous célébrerons les 10 ans de
la mort le 9 mai, avait offert à ses deux filles un disque sur lequel le
comédien Montand interprétait les textes de Prévert le poète : « La
page d’écriture », « l’oiseau », « en sortant
de l’école » et cette chanson murmurée dans un souffle telle la
complainte d’une feuille d’automne qui se refuse à mourir : « Qui
est là ? Personne. C’est simplement mon cœur qui bat, qui bat
très fort à cause de toi. Et dehors, sur la porte de bois, la petite main ne
bouge pas, ne bouge pas, même pas le petit bout du doigt ».
Prévert ne voulait pas raconter sa
vie. Pourtant, à la demande de Gallimard, il avait commencé un travail de
mémoire. La mort l’a pris pour qu’il ne se trahisse pas. Plus je
découvrais son existence, dévoilée par sa petite fille, et plus j’étais
fascinée par ces passerelles entre nos deux rives. Prévert n’aimait pas
l’école. Il attendait l’oiseau-lyre, l’oiseau libre, l’oiseau
livre qui l’arracherait à l’académisme d’un enseignement
poussiéreux. Il était dyslexique à une époque où cette erreur cérébrale
d’aiguillage n’était pas encore diagnostiquée et corrigée. Il
aimait jouer avec la langue, organiser des mariages improbables entre des mots
que rien ne prédisposait à une telle union, déconstruire les règles du
français. Prévert était à la littérature ce que Picasso était à
deux-là voulaient tout démolir pour mieux bâtir. Il a inventé les cadavres
exquis. Poussée en ce sens par des très proches, j’ai imaginé la
don-respondance, l’écriture sans retour, une écriture libérée de
l’éternel retour du « co », voire du « corr ». Il
découpait des bouts de papier, des photos dans des magasines. Il les fourrait
dans l’un ou l’autre des nombreux tiroirs de son bureau. Il les
oubliait, et puis, un jour, une photo nouvellement découpée faisait naître
l’envie d’en exhumer une précédente et de les unir l’une à
l’autre. Cela donnait des collages pleins d’espièglerie, voire
carrément irrévérencieux. De mon côté, et à ma petite échelle, je réalise
d’immenses pêle-mêle, sortes d’instantanés pour une année passée.
Prévert adorait flâner dans Paris, échanger, laisser traîner une paire
d’oreilles ou un couple d’yeux dans les cafés, sur le zinc des
comptoirs.
Une femme qui se veut libre, tout en
sacrifiant aux ambiances « caramel » ne peut qu’aimer Prévert,
l’antidote à Guitry, l’anti-Montherlant. Prévert, tout sauf un misogyne.
S’interrogeant sur l’utilisation du pronom personnel masculin, il
écrit: « Il pleut-Il pleut. Il fait beau. Il fait du soleil. Il est tôt.
Il se fait tard. Il. Il. Il. Toujours il. Toujours il qui pleut et qui neige.
Pourquoi pas elle. Jamais elle. Pourtant, elle aussi/souvent se fait
belle ».
Ses yeux bruns étaient immenses pour
ne pas perdre une miette des mille et une petites scènes qui se jouent, tous
les jours, à chaque instant, sur les planches de ce théâtre des rues
parisiennes. Il avait des yeux rêveurs, idéalistes mais bien assez réalistes
pour dénoncer les atteintes faites à l’homme, les coups de ciseau donnés
à la Liberté par l’Eglise, l’Armée et l’Etat. Il aimait le
jazz qu’il avait été écouter dans les clubs de
mains n’étaient pas du tout celles d’un intellectuel qui ne fait
rien de plus que tenir un stylo entre le pouce et l’index, en réarmer la
pompe, tourner les pages d’un livre ou d’un quotidien, ouvrir son
courrier et composer un numéro de téléphone.
Au contraire, il avait des mains
fortes, larges avec des doigts épais et des ongles carrés, des mains de
sensuels. Il avait des mains comme les pieds des sculptures de Giacometti dont
il avait partagé, un temps, l’atelier. Ses mains étaient comme des pieds
et comme moi il écrivait comme un pied dont il nous a dit qu’il fallait
que l’homme soit bête « pour dire bête comme ses pieds » car un
pied ce n’est pas bête. Il ne se rendait pas volontairement illisible
mais, comme les surréalistes, il écrivait vite, sous l’empire, peut-être,
d’une écriture automatique, dictée par les associations d’idées
nées de rêves tant diurnes que nocturnes. Il aimait la nuit et le jour, fumer
le jour et
avait adoré les années « château ». Avec Tanguy, son petit frère, d’autres
et Breton, il avait vécu dans une maison située dans le 14ième et
prêtée par le prince Duhamel car les princes se doivent de porter les artistes.
Ils y avaient écrit, avant la brouille définitive avec Breton, les plus belles
pages du surréalisme littéraire. Max et Frida, Salvador et Pablo se
chargeraient de donner à ce mouvement extraordinaire ses couleurs de noblesse.
Prévert n’était pas nostalgique
du passé. De sa vie, il disait bien qu’elle n’était « ni
derrière ni devant mais dedans ». A sa manière, il empruntait à la culture
tzigane dans laquelle seule comptent la minute et son éternité. Pas nostalgique
pour deux sous Prévert mais ayant fait sienne la philosophe d’Alain le
Sage qui nous conseille de ne pas tuer l’enfant qui, en nous cherche à
déployer ses ailes. L’enfant c’est le génie créateur, la force
vive, l’exaltation. L’enfance n’est-elle pas la meilleur des
terres pour nourrir la création, sublimer le réel et conserver intact ses idéaux ?
On n’en croise beaucoup de ces « grandes personnes » qui
croient que, passés 20 ans, les idéalistes sont des êtres rêveurs tournant le
dos au monde qui les entoure. C’est faux ! Passés 20 ans, les
idéalistes sont des adultes responsables mais animés d’une volonté
farouche de combattre l’injustice, la torture, l’esclavage, la
pauvreté, l’illettrisme et tous les visages de l’indifférence en
demeurant fidèles à leur âme d’enfant. L’enfant ne ferme jamais les
yeux sur la laideur du monde. L’adulte en s’y habituant, en
déposant les armes, pire, en adhérant au système, en pensant ambiant, en
parlant dominant, en devenant membre du club pas du tout sélect des
politiquement corrects trahit sa part d’enfance et aliène sa Liberté. La
cornée de l’adulte s’épaissit. Son cuir se tanne. A la fin, sa peau
ressemble à celle d’un vieux crocodile. Il croit que l’habit fait
le moine. L’enfant, lui, ne voit pas l’habit et tous les rois nus
en seront pour leurs frais !
Prévert était cet adulte qui vit au
présent tout en entretenant une complicité étroite avec le petit Jacques du 6ième
arrondissement. Prévert c’est une certaine idée de la langue, un regard
porté de l’autre côté du miroir, et même à l’envers. Prévert
c’est tout un uni vert fait de près verts, de verres près de la source et
de vers prêts à croquer la pomme de la connaissance.
Prévert, c’est le père
éternellement vert de toute une merveilleuse famille du 7ième art.
Imaginez un instant, un instant seulement, monsieur Lange perdu dans les
brumes d’un quai et méditant son crime. Avant que le jour se lève, il
décide, flanqué de la bergère et du ramoneur, de rejoindre les disparus de
saint Agile partis à la rencontre de visiteurs du soir se rêvant en enfants du
paradis. Prévert aurait pu être l’un de ces anges, des désirs plein les
ailes, renonçant au pouvoir de lire dans les pensées humaines pour la grâce
d’une trapéziste berlinoise. Prévert aurait pu être la voix off qui, dans
ce magnifique film, nous glisse encore et encore : « wenn das Kind
ein Kind war » et donc ni une ni deux war.
Jacques, sur le point de mettre un
point qui n’est jamais vraiment final à cet hommage que j’avais à
cœur de te rendre, me voilà qui me mets à te donner du « tu ».
Je suis sûre que de la haut, avec tous les copains, les surréalistes et mêmes
les autres, et même Breton, tu ne m’en voudras pas de prendre quelques
libertés avec toi, toi qui n’aimais que les enfants terribles, et disais
à ta propre fille : « ne sois pas sage et tu iras au paradis ».
Grâce à toi, à Garance et à Frédéric, nous savons une chose essentielle :
« Paris est tout petit pour des gens qui s’aiment comme nous
d’un aussi grand amour ».
Anne-Lorraine
Guillou-Brunner
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