Chronique revenue d’un passé proche

Dans mes chroniques, j’évoque souvent notre Fantôme, notre berger australien, notre quatrième enfant tout poilu. Notre enfant est maintenant plus âgé que moi. Il a eu neuf ans en décembre. J’ai longtemps pensé qu’il fallait multiplier par sept son âge pour obtenir une équivalence avec le nôtre mais ce calcul est à la fois simpliste et dépassé. L’âge d’un animal est très différent selon sa race et sa taille. Plus un animal est grand et plus son espérance de vie sera courte. Fantôme est déjà entré dans une forme de grand âge depuis qu’il a sept ans. Il ne fait plus la course en tête. Il nous suit et je fais attention à ne pas le distancer à vélo car je pense que sa nature de berger doit souffrir de ne plus m’ouvrir la route. Mais, dans un groupe, il y a le berger qui montre le chemin et celui qui s’assure que personne ne reste seule.

Quand j’ai écrit cette chronique, Fantôme avait trois ans, Céleste onze, Victoire un peu plus de neuf et Louis sept. Quant à Stéphane et moi, nous allions fêter nos 44 ans. A cette époque, dans mes chroniques, je n’employais pas le « je » et nos enfants étaient désignés par des numéros. Je mettais de la distance entre ce que j’écrivais et nous et puis, un jour, cela m’a déplu. Les prénoms des uns et des autres sont apparus et j’ai écrit à la première personne du singulier. C’est amusant de voir comme on chemine dans sa manière d’écrire.

Quand j’ai écrit cette chronique le 4 avril 2015, j’ai menti: Fantôme, déjà, s’était approprié le canapé rouge du salon qui n’en est pas vraiment un car il est un espace dans la grande pièce à vivre où se trouve la cuisine et une grande table de couvent avec deux grands bancs sur lesquels nous nous cognons régulièrement et qui sont un défi pour les femmes portant des jupes.

Quand nous avons eu Fantôme, j’ai pensé à la souffrance de nos parents quand ils ont perdu leurs animaux qu’il s’agisse de nos chiennes ou de nos chats. J’avais onze et treize ans quand Bibique et Réo sont mortes. Je me rappelle la détresse de notre mère et de notre père. Je me suis dit que je devrais traverser cette épreuve comme nos parents avant moi. Depuis, c’est ma soeur qui a perdu son chat, un chat recueilli au fond de leur jardin et qui, à Los Angeles et à Miami, avait appris l’anglais. Kraspek aimait beaucoup venir à la campagne. Il arrivait qu’il y demeure en villégiature. Avec les années, Fantôme et Kraspek avaient réussi à vivre en harmonie. Nous avons tous eu beaucoup de peine quand nous avons appris que nous ne le reverrions plus. Très vite, Louis, notre dernier enfant s’est soucié du moment où nous perdrions Fantôme. Il est possible que Louis soit encore à la maison quand ce moment arrivera. Tous les soirs, avant d’aller me coucher, je passe plusieurs minutes avec Fantôme. Je le caresse. Je lui parle.

Il est presque tous les matins, le premier à venir me dire bonjour et le seul à se montrer vraiment heureux de me voir. Je me demande ce qui se passe dans la tête de nos animaux depuis le confinement. Sont-ils satisfaits de nous avoir tous à la maison ou, au contraire, aimeraient-ils retrouver le calme et le silence auxquels le rythme habituel de nos vies les a habitués?

Tous les matins, sauf quand la pluie tombe trop, Fantôme et moi gagnons un petit chemin par le portail du jardin. Je marche ou je suis à vélo. Depuis le confinement, parce que j’ai plus de temps, je marche. Nous prenons le temps de regarder la nature, de surprendre des chevreuils étendus sous un pommier ou dans l’herbe entre champ de colza et bois, d’écouter les oiseaux. Fantôme a les corneilles en horreur! Il est persuadé qu’elles se moquent de lui.

Les enfants ont installé plusieurs coins de repos à Fantôme. En plus du canapé rouge, il a deux coussins dans l’entrée sous le porte-manteau et deux autres encore sous l’escalier dans la cuisine. En fonction du temps et des saisons, Fantôme se déplace. L’hiver, il affectionne par dessus tout le confort du canapé. Dès que la chaleur revient, il aime prendre le frais sous la table de la terrasse à l’ombre des canisses ou s’allonger de tout son long sur le sol de l’entrée. Fantôme adore les fruits, tous les fruits. Il préfère le poisson à la viande. Quand je danse, il me saute dessus. Il a envie de jouer. Voici la chronique écrite le 3 avril 2013.

Ce soir, Fantôme, le berger australien, dort dans son panier. Le plus souvent, il se couche au pied des escaliers ou le long de la porte qui sert de séparation entre la cuisine et l’entrée. Elle s’approche de lui. Son regard s’éclaire et il se retourne offrant son ventre aux caresses. Tandis que ses doigts parcourent sa fourrure épaisse, elle repense à ce jour où son mari lui a annoncé qu’il accédait à son désir de chien. Elle ne l’espérait plus. Elle s’était presque même fait à l’idée qu’il n’y aurait jamais de chien chez eux. Peut-être que, finalement, elle avait songé que l’arrivée d’un chien dans leur famille déjà nombreuse rendrait encore plus difficile leurs déplacements. Se sentant parfois prisonnière dans sa propre maison, elle avait un peu peur de rogner encore davantage sur la liberté de partir, de temps à autre, à Paris ou ailleurs, pour recharger ses batteries.

Quand son mari lui avait fait part de sa décision, elle s’était sentie brutalement tiraillée entre joie et crainte. Se rappelant tous les merveilleux souvenirs attachés à sa vie d’enfant et d’adolescente avec des animaux, de merveilleux compagnons de jeu, d’incroyables réconforts en cas de chagrin, anticipant sur le bonheur à venir de ses propres enfants, elle avait balayé la crainte d’un revers de la main. Elle s’était laissée envahir par la joie. C’était voici deux ans et demi.

Fin janvier 2011, toute la famille s’expédie à l’autre bout du département chez Florence, une éleveuse de bergers australiens. C’est un dimanche. Il fait très beau. On admire le château dans les allées duquel on s’attendrait à voir courir après leurs cerceaux tous les enfants imaginaires de la comtesse de Ségur : Sophie et Paul, Madeleine et Camille. Pas de cerceaux roulant sur le chemin, pas de dentelles blanches dépassant des robes des petites filles, pas de volant flottant depuis le chapeau de paille du petit garçon mais de grosses oies à la démarche chaloupée montant la garde derrière des grilles piquées de rouille. On déjeune dans un restaurant dont la décoration n’a pas bougé depuis les années 1970. La carte, très traditionnelle, offre une palette large de charcuteries diverses, de plats en sauce et de desserts crémeux. La moyenne d’âge dépasse allègrement les soixante-dix ans. Parmi les convives, un certain nombre de couples retraités sans enfants ou avec un de leurs parents.

Elle imagine que les maris offrent ce déjeuner dominical à leur femme pour les remercier des bons soins qu’elles leur prodiguent six jours par semaine et deux fois par jour. Elle imagine, aussi, que les personnes les plus âgées sont, en temps normal, dans des maisons de retraite et que ce repas est le moyen de rompre la monotonie de la vie en collectivité et de retrouver un peu d’intimité avec leurs proches. Après le déjeuner, les dames prendront les bras des messieurs. Pour faciliter le travail de digestion, ils iront marcher le long de la rivière et surprendre les premiers signes d’un printemps cherchant déjà à reprendre ses droits sur un hiver toujours trop long. Les messieurs réprimeront des baillements. Les dames s’émerveilleront à la vue des reflets jetés à la surface de l’eau vive par les rayons du soleil. Les plus âgés se rappelleront leur enfance et le temps passé à trouver, sur la rive, les pierres les plus plates pour faire des ricochets.

Comme souvent, les enfants ont passé plus de temps dans les toilettes à jouer avec le savon et l’eau qu’autour de la table. Ils ont surtout aimé le pâté de campagne et les glaces. On se gare devant une maison. On sonne. Un jeune adolescent vient leur ouvrir la porte. C’est le fils de la dame qui élève des bergers australiens et des bergers blancs suisses. On entend des petits jappements. Dans la cuisine, six chiots jouent autour de leur mère, Vickie, trois filles, trois garçons. Comme c’est l’année des F, ils se prénomment Feïka, Framboise, Faustine, Fly, First et Fantôme. Deux d’entre eux ont les yeux bleus. Ils ont deux mois. Il s’agit de la seconde portée de la mère. L’an dernier, après avoir été piquée par une tique, elle est tombée très malade. Sa fièvre est montée brutalement et, malheureusement, les six chiots qu’elle portait, qui étaient à quelques jours de leur venue au monde, sont tous morts. La famille s’installe sur un canapé tendu de tissu rouge et fait connaissance avec les chiots. Ils ne sont pas sauvages. Après une bonne heure de jeux, de câlins, leur choix se porte sur Fantôme. Il est décrit comme le « dominant » de la fratrie, le préféré de sa mère, capable d’une grande placidité entrecoupée de moments d’activité intense. C’est le plus massif de la bande et celui qui a le meilleur appétit. Il a pris possession des genoux de la maman. A ses côtés, son fils, son petit dernier âgé de trois ans, se blottit contre elle. Elle sent poindre comme une pointe de jalousie.

Les goûts de la maman la portaient vers des chiens assez imposants, endurants, aimant les enfants et la vie au grand air. A Paris, dans cet appartement qu’elle aurait rêvé habiter au Palais-Royal, dont les fenêtres se seraient ouvertes, aux beaux jours, sur les arbres en fleurs du jardin, les jeux joyeux des enfants à l’heure du goûter, les promesses d’amour éternel des amoureux, dans lequel les parquets auraient craqué sous les pas, les plafonds auraient été hauts, les murs du couloir profond tapissés de livres, elle n’aurait jamais eu de chien. Un chat, en revanche, certainement. Un chat qui serait venu s’étirer sur son bureau, jouer avec le bout de son stylo et se serait endormi le corps exposé à la chaleur de la lampe.

La maman avait un faible pour les patous et les golden retriever, à la couleur chocolat. C’est le papa qui a entrepris toutes les recherches et a, finalement, jeté son dévolu sur le berger australien lequel réunissait toutes les qualités recherchées par la maman. Cet animal n’a, au départ, rien à voir avec les lointaines contrées de l’hémisphère sud. La race est originaire du pays basque et quand les Basques, poussés par l’absence de perspective économique, ont quitté leur terre natale pour aller tenter leur chance de l’autre côté du globe, ils ont emmené avec eux leurs chiens. Les animaux ont conquis leurs lettres de noblesse auprès des éleveurs de moutons dont ils rassemblaient les troupeaux. La race, depuis quelques années, sort des enclos pour entrer dans les foyers. Les enfants remplacent les moutons. Les bergers australiens sont également des chiens très doués pour la recherche de personnes ensevelies après des catastrophes naturelles. Aux Etats-Unis, ils participent à des concours de saut. Ils ont une détente assez spectaculaire.

Un mois après cette première prise de contact, les parents reviennent seuls, un jour de semaine, pour chercher Fantôme. On lui a acheté une panière qui sera vite trop petite, un collier, une laisse, des écuelles et des petits jeux. Vickie, la maman de Fantôme, a encore deux de ses chiots, Faustine et Fantôme. La maman de trois a un pincement au cœur en entendant les pleurs de Vickie quand on lui retire son enfant préféré. Dans la voiture, elle pose le chiot sur ses genoux. La petite boule de poils blanche, noire et brune tremble comme une feuille. A leur retour de la garderie, les enfants sont fous de joie de découvrir Fantôme.

Fantôme est un chien absolument merveilleux. Il est tendre, voire pot de colle. Il sourit, n’aboie pas, sauf pour signaler à la maman de trois, qu’un de ses patients attend derrière la porte. Il est drôle, adore apprendre, faire plaisir. Il attend l’heure de sa promenade quotidienne avec une impatience grandissante. Dés qu’il voit ses maîtres enfiler leurs chaussures de marche, leurs vestes, il se met à sauter dans l’entrée et à émettre des bruits qui ne sont ni des jappements ni des aboiements mais des exhortations à accélérer le mouvement. Il trottine, court, essaie d’attraper des perdrix, se mesure aux chevaux, fait braire l’âne peureux et fondre tous ceux qui l’approchent tant par sa beauté que par sa gentillesse. Comme il veut faire plaisir à ses proches, il n’enfreint pas les règles qui consistent pour lui à ne pas s’aventurer dans le couloir qui dessert les chambres du rez de chaussée, la buanderie, l’escalier et à ne plus monter sur le canapé. La nuit, dans son sommeil, ou quand il est impatient de sortir, il peut émettre des sons qui le rapprochent alors de l’éléphant de mer.

Bien sûr, la maniaquerie de la maman est mise à mal pendant les longs mois d’hiver quand Fantôme rentre détrempé de sa promenade. Il commence par s’ébrouer une première fois dans l’entrée, puis une seconde fois dans la cuisine. Il essaie, ensuite, d’essuyer partiellement ses flancs le long du canapé parfumé à l’odeur de chien mouillé. Il perd tant ses poils qu’on en retrouve dans des endroits aussi exotiques que le bac à légumes du réfrigérateur ou le tambour de la machine à laver le linge.

Alors, la maman de trois râle, puis s’en veut de râler car ces petits désagréments ne sont rien en comparaison de la joie de vivre avec Fantôme, son antidote à la sédimentation de sa maniaquerie congénitale et celui qui, toute l’année, par tous les temps, l’accompagne cueillir le jour naissant sur le plateau et l’a aidée à accepter la vie à la campagne.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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