Cette maman-là a de la chance, une immense chance, celle d’avoir trois enfants en bonne santé. Numéro deux qui, à quelques semaines de l’âge de raison, a peur de la mort, l’interroge souvent, au moment du coucher, sur la fin de la vie. Allongée dans la partie basse de son lit superposé, la tête reposant sur une peluche licorne, triturant le bout de doudou qui lui reste, elle plonge ses yeux dans ceux de sa maman et lui demande si des enfants de son âge meurent. La maman ne peut pas lui mentir. Elle lui répond qu’il arrive que des enfants très jeunes meurent parce qu’ils souffrent de maladies que la médecine ne sait pas encore guérir et que ces enfants-là forcent l’admiration des adultes tant ils semblent accepter l’inacceptable sans montrer de signes de peur ou de colère.
La maman tait qu’elle pense que ces enfants, habitués depuis tant d’années à l’univers de l’hôpital, aux prises de médicaments et de sang quotidiennes, sentent combien leurs parents souffrent même quand ils essaient de le dissimuler et qu’ils ne veulent pas, par l’expression de leur propre chagrin, rajouter à celui de leurs proches si démunis face à la maladie. La petite fille écoute en silence. Elle ne quitte pas le regard de sa mère. Sa maman lui explique que sa sœur, son frère et elle ont de la chance. Ils ne vont presque jamais chez le médecin. Ils arrivent à traverser les hivers sans traitements antibiotiques mais à grand renfort de sérum physiologique et, en cas de toux, de sirop à base de lierre recommandé par leur pharmacienne.
Le trio va bien. Il grandit harmonieusement. Bien sûr, ce serait encore mieux si numéro un réussissait à trouver en elle les ressources pour arrêter de manger ses ongles et numéro deux de sucer son pouce quand elle est en mode « veille ». Un coup d’œil rapide aux carnets de santé vous apprendra que ces deux petites filles ont eu la varicelle à quinze jours d’intervalle quand elles allaient à la crèche. C’était en plein épisode caniculaire et les boutons ne séchaient pas. Toutes les deux ont conservé, sur le visage, un souvenir de cette maladie infantile hautement contagieuse. Numéro un s’est cassé l’auriculaire de la main gauche quand elle avait trois ans. A l’hôpital, elle s’était montrée si détendue, si curieuse de tout ce qui se passait autour d’elle que le médecin avait dit, en riant : « on en fera un confrère ! ».
Finalement, c’est avec numéro trois qu’ils ont connu leurs plus grandes peurs même si ces dernières, au regard de ce que peuvent traverser d’autres familles, ne sont rien. La première fois, c’était dans les heures qui suivaient sa naissance. Sa mère n’avait jamais souffert de diabète gestationnel mais ce gros bébé aux épaules de futur joueur de rugby n’arrivait pas à se réchauffer. Il ne parvenait pas à réguler son taux de glucose. Elle venait de le mettre au monde et déjà on le lui enlevait pour le placer en unité pédiatrique. Seule, dans sa chambre, elle se sentait tout à fait perdue. Dés que possible, elle allait le voir pour le nourrir. Elle avait pu, alors, mesurer l’impacte des paroles et des comportements des infirmières puéricultrices sur elle. Avec l’équipe de nuit, douce, rassurante, elle arrivait à nourrir son tout-petit malgré le tube accroché à sa joue. Avec l’équipe de jour, froide, mécanique, elle ne s’en sortait pas, son bébé pleurait et elle retournait à la solitude de sa chambre avec le sentiment de ne pas être à la hauteur. Son petit garçon lui avait été rendu au bout de deux jours. Cette courte expérience lui avait permis de toucher du doigt le désarroi, la souffrance, le sentiment de culpabilité d’une mère dont l’enfant est placé durablement en couveuse ou chez lequel on dépiste une maladie grave.
Sept mois plus tard, elle était retournée aux urgences avec son petit garçon dans les bras. Comme toujours, c’était un dimanche. Le petit bonhomme avait une respiration sifflante, crépitante et une forte température. Leur ami médecin lui avait ouvert la porte de son cabinet et, un long moment, dans un silence monacal, avait écouté la respiration de l’enfant. Puis, sans autre précision, il lui avait écrit une lettre à remettre à l’un des pédiatres de l’hôpital. En arrivant, le pédiatre, sans un mot ou presque, après examen du patient, les avait envoyés au service de radiologie pour un cliché des poumons. Quand, enfin, elle était revenue dans le service de pédiatrie, une infirmière lui avait montré le lit préparé pour son fils, un lit au matelas surélevé. Là, elle avait exigé que le pédiatre vienne lui expliquer pourquoi il souhaitait garder son fils en observation. Il était venu mais n’avait pas justifié sa décision. La fièvre était très élevée et les infirmières n’arrivaient pas à prélever du sang. Les pleurs du garçonnet redoublaient. Sentant que sa présence risquait d’être plus un poids qu’une aide pour qui que ce soit, elle avait préféré sortir dans le couloir. Les infirmières avaient fini par prendre du sang dans la veine d’une tempe.
Elle ne voulait pas laisser son fils seul à l’hôpital. Elle était rentrée à la maison pour embrasser ses petites filles, son mari et jeter, à la hâte, quelques affaires dans un sac. Quand elle était revenue dans le service de pédiatrie, il faisait encore jour. La nuit était douce. C’était à la fin du mois de juin. En garant sa voiture sur le parking presque désert désormais, elle avait senti, dans l’air, flotter comme un parfum de tilleul. En levant les yeux, elle avait retrouvé la fenêtre de la chambre qu’elle avait occupée après la naissance de son fils. Les équipes de jour et de nuit étaient installées dans un bureau pour le passage de relais. Les enfants étaient seuls dans les chambres. Les plus grands regardaient la télévision. Une petite fille, brûlée, pleurait en appelant son père. Elle avait hésité à aller voir l’enfant et s’était retenue de peur de se faire sermonner par les infirmières.
Son petit garçon partageait sa chambre avec une adorable petite fille âgée de douze mois. Née avec une malformation cardiaque, elle partait le lendemain matin à Necker pour y être opérée. Sa maman, une belle et grande femme noire, ne pouvait pas rester au chevet de son enfant. Elle devait rentrer chez elle s’occuper des autres membres de la fratrie. Alors, elle avait demandé à la maman du petit garçon si, dans la nuit, elle pourrait redonner sa tétine et son doudou à sa petite fille. Cette nuit avait été interminable. Toutes les heures, deux infirmières se relayaient auprès de la petite fille pour s’assurer qu’elle allait bien et, moins souvent, auprès de son petit garçon. Dans la nuit, elle avait, parfois, remis dans la bouche de la petite fille sa tétine et caressé sa joue. Son fils avait gémi jusqu’au matin. En milieu de mâtinée, un autre pédiatre était venu les voir. Ils pouvaient rentrer chez eux. Celui-ci, comme son confrère la veille, n’avait pas su mettre un mot sur ce qui avait justifié la mise sous observation de l’enfant. Elle lui avait dit combien elle n’avait pas aimé que sans l’en avertir au préalable on décide de garder son enfant pour la nuit. Même si elle mesurait combien l’exercice de la médecine hospitalière devenait humainement difficile, elle avait déploré le manque de communication de plus en plus généralisé entre médecins et familles de jeunes patients. Puis, elle s’était rappelée qu’un de ses amis médecins, ancien pédiatre, lui avait expliqué que certains pédiatres n’aiment pas les parents qui sont, souvent, tellement plus difficiles à « gérer » que les enfants ! Pendant deux jours encore, le petit garçon avait eu plus de quarante de fièvre et une molaire avait percé.
Voici peu, un matin, elle glisse, en toute confiance, le carnet de santé de son fils dans son cartable en vue de la visite par des infirmières scolaires. Les filles ont également eu droit à cette visite mais quand elles étaient en dernière section de maternelle. Le soir, quand elle ouvre le carnet de santé de numéro trois et qu’elle découvre le papier agrafé par les infirmières, elle relit plusieurs fois les chiffres qui s’affichent en énormes caractères devant elle. Tout va bien si ce n’est que son acuité visuelle est de trois dixièmes à chaque œil. Elle est catastrophée ! Elle ne comprend pas. Numéro trois ne s’est jamais plaint de mal voir. Il n’a jamais mal à la tête. Il ne cligne pas des yeux. Son mari qui se veut toujours rassurant mais accuse tout de même le coup pense qu’il s’agit, peut-être, d’une erreur d’appréciation des infirmières. Le lendemain, à la première heure, elle appelle le cabinet d’ophtalmologie et a la chance d’avoir un rendez-vous la semaine suivante. Deux fois, c’est un papa qui accompagne son fils chez le médecin. La première fois, l’ophtalmo confirme le diagnostic des infirmières. La seconde fois, il réalise un fond de l’œil avant de remplir l’ordonnance. En quinze jours, toute la famille prépare psychologiquement le petit garçon au port futur de lunettes. A l’école, la maîtresse qui n’a pas cette année d’élèves portant des lunettes prépare aussi sa classe au fait que deux élèves auront bientôt des lunettes.
Le soir, les parents, devant leur ordinateur, cherchent, sur Internet, des informations pour mieux comprendre en quoi consistent les troubles visuels de numéro trois. Le petit garçon est à la fois astigmate comme Léonard de Vinci et hypermétrope comme Le Greco. Son astigmatisme ne s’améliorera pas à la différence de l’hypermétropie qui peut vite se corriger en quelques semaines. Le samedi, le petit garçon, flanqué de ses parents et de sa sœur aînée, jette son dévolu sur une adorable pair de lunettes aux bordures rayées bleu et marron. Comme il est recommandé, la monture enveloppe assez l’œil pour que l’enfant ne soit pas tenté de regarder par-dessus.
Dans quinze jours, numéro trois pourra exhiber ses belles lunettes. Il a fini par admettre que ce n’est pas parce qu’on porte des lunettes qu’on devient un papy ! De son côté, la nouvelle assimilée, les démarches effectuées, la maman contemple les photos de son fils. Elle s’amuse de son regard toujours rieur, de son sourire coquin, de ses adorables fossettes qui creusent ses joues. Elle entend son rire à la fois ample et flûté. Désormais, sur les photos, les deux yeux bruns et pétillants fixeront l’objectif au travers de verres fortement amincis et, pour ce petit bonhomme de quatre ans dont la vue était affectée tant de près que de loin, le monde se dévoilera dans toute sa majesté.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner