Depuis deux jours la pluie lave le plateau. Le vent égraine le colza, fait voler les cheveux légers des dents de lion. La nuit, le tonnerre fait craquer le ciel. La glycine et le lilas seront piqués de rouille. On a rallumé le chauffage. Une grand-mère et deux de ses six petits-enfants sont dans le Gard, dans la bonne et vieille maison de Pont depuis jeudi. Je suis très admirative de ma maman qui, à bientôt soixante-dix-huit ans, est capable, seule, de prendre la route et d’arriver dans une maison demeurée fermée depuis le mois d’octobre. La veille, elle n’avait pas fermé l’oeil de la nuit. Elle avait réalisé qu’elle avait oublié toutes les clés de la maison. Sur la table de la cuisine, au petit-déjeuner, je trouvais un mot écrit de sa main: « Anne-Lorraine, je vais être obligée de faire un aller/retour jusqu’à Sceaux car j’ai oublié les clés de Pont ». Elle ne se rappelait plus que j’en possédais un jeu complet que nous avions vérifié ensemble après Pâques.
L’aller-retour lui a été évité. En poussant la porte de la maison, elle a trouvé les habituels désagréments matériels: un flotteur dans l’un des toilettes ne marchant plus en raison du calcaire, le sol de la cour jonché de fientes de pigeons, des pigeons ayant niché sur les bords des fenêtres et une clé cassée dans la porte de la salle à manger. Heureusement pas d’inondation au dernier étage! Le mistral fait jouer les tuiles sur le toit du hussard et alors la pluie peut se frayer un chemin jusqu’à ma chambre. Céleste a aidé sa grand-mère à nettoyer la cour avec un karcher. Il faisait très chaud et elles ont beaucoup ri de patauger, trempées, dans une eau sale. Grâce au courage de ma mère, Stéphane et moi pouvons souffler et entourer notre Victoire, notre enfant du milieu. Un rendez-vous chez l’orthodontiste retient Victoire dans le Loiret mais, même sans ce rendez-vous, je n’aurais pas laissé notre mère partir avec le trio. Je n’aurais pas souhaité qu’en plus de la logistique et des sorties quotidiennes à planifier indispensables quand on ne possède pas d’extérieur, elle soit obligée de désamorcer les colères de Louis vis à vis de Victoire. C’est trop épuisant! Louis, pris au piège de sa colère, est également sujet aux fugues. Heureusement, ici, elles sont circonscrites à un tour de vélo dans un périmètre proche ou à des sauts rageurs dans le trampoline. Craignant qu’il ne soit capable de quitter la maison de sa grand-mère, une maison de ville, je lui ai suggéré de penser à fermer le verrou du haut de la porte que Louis ne peut pas encore atteindre.
Dimanche, j’avais offert à Victoire que nous choisissions une recette dans l’un des nombreux livres de cuisine empruntés la veille à la médiathèque, que nous achetions les ingrédients et que nous la réalisions ensemble. Dans la nuit, les roulements de tonnerre m’avaient réveillée et Stéphane était monté désactiver la live box. Nous vivons à proximité de lignes à haute tension et il arrive souvent que la foudre s’abatte très près de la maison. Quelque soit l’heure à laquelle je m’endors mon cerveau est programmé pour se réveiller entre six et sept heures. Je mets de côté les nuits où un contrôleur grincheux, sanglé dans un uniforme impeccable, m’oblige à quitter le wagon dans lequel je sommeillais et m’oblige à descendre du train pour me retrouver sur le quai désert d’une gare située au milieu de nulle part. Dimanche, je me levais à sept heures, m’habillais dans le ventre chaud de la salle de bains et rejoignais notre grosse boule de poils, notre berger australien, notre quatrième enfant, le frère quatre pattes de Louis, Fantôme. Après l’incontournable câlin matinal, je laçais mes chaussures de marche, enfilais une veste imperméable, nouais un chèche autour de mon cou et partais avec fantôme. Le ciel était si gris que le colza paraissait plus jaune. Je guettais des escargots en chemin partis assister à l’enterrement d’une feuille morte. Pas d’escargot à la coquille noire et du crêpe autour des cornes mais de belles limaces oranges et gluantes. Elles étaient invitées au mariage de Meghan et Harry.
Quand Fantôme et moi rentrions, Victoire et Stéphane dormaient toujours. Mon petit déjeuner pris, j’épluchais des asperges en écoutant une journaliste de France Inter interroger Raphaël Sorin. Ce dernier, par sa pensée libre, ses goûts cinématographiques, son humour grinçant, convoquait l’esprit de mon père qui m’a transmis sa passion de la radio, du marché et de la cuisine. Tout à l’heure, je préparerai une sauce mousseline. Les asperges mises à cuire et les petites rattes du Touquet prêtes à rissoler, je me replongeais dans la lecture d’un livre passionnant écrit par l’américain Scott Stossel et portant le titre « Anxiété ». Journaliste, Scott Stossel est le rédacteur en chef de la revue américaine The Atlantic. Ce livre est paru en 2016. Sur 563 pages, le brillant éditorialiste relate avec courage et humour son parcours pour tenter de comprendre, de surmonter, d’apprivoiser et de mener sa vie en dépit de la somme des angoisses qui le rongent depuis son enfance. Ses nombreuses phobies (peur de vomir, de prendre l’avion, de manger du fromage, de prendre la parole en public) génèrent des attaques de panique, des crises de vomissement terribles, des diarrhées subites et des insomnies. L’auteur raconte son chemin de croix éclairé par les parcours terribles de grands anxieux mondialement connus tels que Darwin, Hume, Flaubert, Faraday, Freud ou bien encore Virginia Woolf. Scott Stossel aborde l’anxiété sous tous les prismes possibles: médecine, génétique, psychanalyse, religion, philosophie, pharmacologie, yoga, littérature et histoire. Je mentirais si j’écrivais avoir lu l’intégralité de l’ouvrage. Je me suis concentrée sur ce qui m’intéressait le plus: les chapitres intitulés « l’anxiété de performance », « une brève histoire de la panique ou comment les médicaments ont engendré un nouveau syndrome », « l’anxiété, médicaments et recherche du sens », « l’anxiété de séparation », « intrépide ou timoré? La génétique de l’anxiété », « des époques anxieuses », « rédemption » et « résilience ».
En un résumé très bref on peut dire que ce livre prouve une nouvelle fois que le corps et l’esprit sont indissociables, que l’angoisse peut préexister à la naissance d’un enfant et être véhiculé par l’histoire de ses parents, qu’il est indispensable d’entreprendre un travail fouillé sur soi, un travail archéologique, généalogique pour comprendre l’origine de l’angoisse, que l’angoisse est apparue tardivement dans l’histoire de l’humanité et que si, parfois, on ne parvient pas à la faire disparaître, on apprend à lui faire face et à la dompter. Scott Stossel ne parle jamais de sophrologie. Cette discipline n’existe pas en Amérique du Nord. Par ailleurs, pas une seule fois et c’est dommage il n’explique que certaines personnes ne sortent pas de l’angoisse par fidélité à l’histoire parentale, parce que l’angoisse est ce qu’elles connaissent le mieux et, enfin, parce qu’à leur anxiété, aussi invalidante soit-elle, s’attachent des bénéfices secondaires. C’est ainsi que chez les sujets développant de l’angoisse à l’idée de « prendre en charge », l’angoisse est un moyen, en se retranchant du monde, d’être libérés du « faire ». Notre mère a souffert de migraines épouvantables (elle était obligée de s’aliter plusieurs jours dans le noir, souffrait un martyr et son foie se détraquait) aussi longtemps que notre père pouvait, par moments, la soumettre à des périodes terriblement anxiogènes. Après la mort de notre père, les migraines ont disparu.
Tout être humain porte en lui la même angoisse: celle de la mort. Chez certains, cette angoisse va être si forte qu’elle sera un frein au déroulement d’une existence normale. Chez la plupart, cette angoisse sera jugulée par l’énergie employée à se réaliser et à prendre soin de leurs proches et des autres. Si l’angoisse est arrivée tardivement dans l’histoire des hommes, c’est parce que pendant des millions d’années, l’humanité a du, tous les jours, affronter des dangers terribles pour assurer sa survie. L’humanité n’avait pas de place pour l’angoisse! Je dis souvent à « mes » grands anxieux à tendance hypocondriaque que si, un jour, une maladie grave leur était annoncée, ils seraient alors libérés de leur angoisse et mettraient toute leur énergie à guérir.
Tous les jours, plusieurs fois par jours, un homme, une femme, un enfant ou un adolescent me parle de ce qui génère de l’angoisse chez lui. Je vais puiser dans mon grand catalogue de l’angoisse une histoire récente qui illustre à merveille l’importance de l’analyse et du travail sur et dans le corps. Voici peu, une maman vient me trouver pour me parler de son unique enfant, une fille âgée de quatorze ans qui, depuis un an, est terrorisée à l’idée que son coeur cesse de battre et qu’elle meurt. L’échange avec la maman va se poursuivre pendant deux heures et nous allons remonter dans les deux arbres généalogiques, son arbre à elle et celui de son mari. Elle m’apprend que sa belle-mère, aînée d’une grande fratrie, a été marquée à vie par la mort d’une petite soeur âgée de neuf ans. Elle donnera à sa première fille le nom de sa petite soeur qui souffrait d’une malformation cardiaque. Quand il avait deux ans, le mari de la maman qui vient me rencontrer est hospitalisé en urgence à l’hôpital Necker. Après un séjour en Algérie où la petite soeur de sa mère est décédée, il développe une septicémie et est sauvé de justesse. Pendant deux mois, la maman ne voit son petit garçon qu’au travers d’une vitre. La maman m’apprend qu’elle et son mari ont attendu leur premier enfant à l’âge de quarante-et-un an. Cela faisait vingt ans qu’ils étaient mariés. Alors qu’elle est enceinte de sept mois et demi, la maman ne sent plus son enfant bouger dans son ventre. Elle se rend à l’hôpital. Le bébé est mort. On refuse de faire naître l’enfant par césarienne et seule, accompagnée par deux sages-femmes, elle met au monde une petite fille qu’elle refuse de prendre dans ses bras mais accepte de voir. Une belle petite fille. Pour ne pas souffrir davantage, après l’autopsie qui ne permettra pas de comprendre les causes du décès, elle ne souhaite pas d’enterrement. La petite fille repose avec d’autres bébés au Père-Lachaise. A l’annonce de la mort de ce premier bébé, ses beaux-parents font de la dépression. Deux ans plus loin, elle attend un seconde enfant. Le début de la grossesse se déroule tranquillement. Quand elle entre dans le cinquième mois, elle commence à redouter que le coeur du bébé s’arrête. Une sage-femme vient au domicile toutes les semaines pour s’assurer que tout va bien. La petite fille vient au monde sans problème. Petite fille qui, devenue adolescente, a peur que son coeur cesse de battre. Cette angoisse s’installe au moment où sa mère, de son côté, redoute d’atteindre l’âge auquel son père est mort. Au bout de deux heures, j’ai en ma possession presque tous les éléments qui vont m’aider à soulager la petite jeune fille d’une angoisse de plus en plus invalidante. La maman aurait aussi besoin d’être accompagnée et le papa, également, qui un passé très lourd que je n’ai pas évoqué hormis sa septicémie à l’âge de deux ans.
L’anxiété est le fonds de commerce des thérapeutes. Les psychologues, les psychanalystes, les psychiatres, les hypnothérapeutes, les kinésithérapeutes et les ostéopathes nagent jour après jour dans un océan d’angoisse. Je suis toujours ravie quand un kinésithérapeute, un ostéopathe ou un médecin traitant m’adresse ses patients car je sais que l’analyse couplée à la sophrologie permettront de libérer le patient de ses souffrances morales et physiques. Le patient souffre de tensions musculaires. Son dos, sa nuque, ses épaules sont perclus de douleurs. Le patient a perdu le sommeil ou il se lève sans ressentir les bénéfices d’un sommeil réparateur. Il est sujet aux migraines, aux névralgies. Il est constipé de manière chronique ou, au contraire, souffre d’un transit rapide. Il a des troubles du rythme cardiaque. Sa tension s’élève brutalement. Il a des picotements ou des fourmillements dans les extrémités. Il cherche sa respiration. Il transpire de façon excessive. Il a les mains moites. Il ressent des vertiges. Il souffre de troubles alimentaires. Son quotidien est rendu infernal par les toc qui servent si souvent de paravent à l’angoisse de mort.
Après ma naissance, notre mère a sombré dans une dépression profonde majorée par le fait que la violence de l’accouchement avait fragilisé son dos à vie. Après la naissance de ma soeur, elle a également souffert d’une dépression encore plus profonde que la première. Elle revivait les conditions douloureuses qui avaient entouré sa venue au monde. Dans les instants qui ont suivi ma naissance, elle a pensé qu’en me donnant la vie elle m’avait donné la mort. On peut imaginer pensée plus joyeuse chez une femme, maman pour la première fois!
La mort est très présente dans mon esprit. J’ai longtemps redouté d’avoir du mal à dépasser l’âge qu’avait notre père quand il est parti: cinquante-sept ans. Je me suis longtemps identifiée à mon père et cette identification me donnait à penser que je ne pourrais pas vivre plus longtemps que lui, qu’une sorte de force mystérieuse me pousserait à mettre mes pas dans les siens. Presque dix-neuf années se sont écoulées depuis qu’il est mort et je mesure le chemin intérieur que j’ai parcouru. Désormais, je me sens autant la fille de ma mère que celle de mon père. Je suis très reconnaissante à notre mère d’avancer dans l’âge comme elle le fait. Elle ne se plaint jamais. Elle se relève avec vaillance de chutes graves qui en laisseraient d’autres dans la dépendance. Elle sait profiter des petits bonheurs de la vie. Elle ne ressasse pas le passé. Elle est là quand on a besoin d’elle. Elle sait être présente sans être envahissante. Elle fait tout ce qu’elle peut pour nous aider, alléger notre existence. Grâce à elle, nous pouvons profiter de Victoire. Je pense que notre enfant du milieu apprécie ces moments privilégiés que nous passons avec elle: dîner dans un restaurant indien, promenade en vélo, épisodes de la saison 7 de la série Mentalist et préparation de plats exotiques ou de desserts.
Hier, dans l’après-midi, nous avons été, sans Victoire qui préférait rester à la maison, visiter une exposition à la fois ludique et passionnante: Formes d’histoires, aux Tanneries. Le maire d’Amilly a deux passions: la musique baroque et l’art contemporain. Les Tanneries ont été réhabilitées pour accueillir l’école de dessin, des artistes en résidence et des expositions. La réhabilitation est une belle réussite. Les bâtiments sont situés dans un écrin de verdure et la lumière pénètre par de grandes verrières. Les artistes se sont amusés à revisiter les contes de notre enfance. Au détour des salles surgissent les âmes d’Alice, de Cendrillon, de Barbe Bleue et de ses femmes et de Peau d’âne. Toutes les oeuvres exposées témoignent d’une incroyable inventivité et d’un travail très important. Nous nous sommes promis d’y revenir avec amis et enfants.
Une odeur de cuisine mexicaine envahit la maison. Victoire est aux commandes. Nous recevrons bientôt l’appel du soir des enfants dans le Gard. La maison est calme. Dans les vases, les branches de lilas font grise mine. Ce soir, avec Victoire, nous allons poursuivre les aventures de Patrick Jane. Devant la télévision, je suis toute surprise que Louis ne me tende pas son pied, sa jambe ou son bras à chatouiller. Quand nous allons voir un film au cinéma, nous sommes à peine installés qu’il a ôté ses chaussures et que Stéphane ou moi nous nous retrouvons avec un morceau de Louis appelant des chatouilles. Victoire a investi le lit de la chambre de Céleste et Fantôme dort dans celui de Victoire. Non, Fantôme est interdit de cité dans les chambres. Victoire a transformé son lit en dressing. La nature a horreur du vide!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner