Damas est à nouveau sous les bombes. La forêt espagnole brûle. L’Iran compte ses morts. Les JO sont finis. Hier soir, le maire de Londres a remis officiellement le drapeau olympique au maire de Rio de Janeiro. Au-dessus de l’immense stade, le phénix s’est envolé avant que ses ailes ne s’enflamment. Il renaîtra de ses cendres en 2016. Il ne sera plus européen mais sud-américain. Le jour de l’ouverture et de la fermeture de cette nouvelle olympiade, dans les gradins, les spectateurs ne danseront pas sur des airs de rock. Ils se déhancheront au rythme endiablé des percussions. On imagine une débauche de plumes, de costumes, de paillettes faisant oublier pour quinze jours les sommes injectées dans la construction de routes, de stades, d’hôtels et de ligne de métro pour accueillir dignement des amoureux du sport du monde entier et offrir aux athlètes des installations sportives à la hauteur d’un tel événement. Les sportifs arriveront des quatre coins de la planète avec des rêves de records et de médailles dans la tête et dans le corps. Certains remettront leurs titres en jeu, d’autres se battront pour monter pour la première fois sur les marches du podium olympique. Les médailles seront d’or, d’argent et de bronze et les futurs médaillés de nationalité éthiopienne, tunisienne, chinoise, coréenne du Nord et du Sud, italienne, hongroise, américaine, anglaise ou encore jamaïcaine.
Ce matin, elle imagine des athlètes qui s’en retournent chez eux. Certains ont réussi, en allant au bout d’eux-mêmes, à inscrire leur nom dans la grande histoire olympique. Elle pense à Teddy Riner, Yannick Agnel, Mickael Phelps, à l’équipe de handball française. Elle songe à l’émotion de Mo Farah, double champion sur 10 000 et 5 000 mètres, serrant sa fille dans ses bras, au sourire lumineux du kenyan Ezekiel Kemboi porté en victoire par le français Mahiedine Mekhissi, aux larmes de Felix Sanchez qui, à l’issue de la finale du 400 mètres haies, s’agenouille sur la piste, sort de dessous son dossard une photo de sa grand-mère décédée pendant les JO de Pékin et l’embrasse, à la fierté du Sud-Africain, Oscar Pistorius, doublement amputé, de se qualifier pour courir la demie-finale sur 400 mètres, au bonheur de Renaud Lavillenie de franchir une barre à 5,97 mètres.
Bien sûr, elle ne peut pas faire l’impasse sur l’homme en or, sur celui qui, avec ses bras, imite l’éclair, le jamaïcain Usain Bolt mais son absence d’humilité lui est pénible. Elle lui préfère son dauphin, Yohan Blake. Salvador Dali plaçait la gare de Perpignan au centre de l’univers. Par ses performances maintenant inégalées, Usain Bolt place son pays au centre de la planète sportive. Carl Lewis se sent relégué dans l’ombre et évoque des soupçons de dopage chez les Jamaïcains. Usain Bolt, de son côté, pense avoir égalé la popularité de Bob Marley. Dans tous les cas et qu’on aime ou pas sa personnalité, Usain Bolt est entré dans la légende et Bob Marley peut lui chanter : « keep on moving ».
Déjà, hier, avant que la fête ne s’achève, les commentateurs évoquaient ces lendemains qui déchantent pour le peuple britannique : la crise économique, les tensions régionales, la rigueur budgétaire. Quoi qu’il arrive, les Anglais ont parfaitement réussi leur Olympiade qu’il s’agisse de la mise en beauté de la capitale, de l’accueil efficace et chaleureux des visiteurs et des sportifs assuré par des milliers de bénévoles, de leur troisième position au classement olympique, juste derrière les Etats-Unis et la Chine, des améliorations apportées dans les transports et de l’humour d’Elizabeth escortée par le très élégant agent OO7 des grands salons du palais de Buckingham jusqu’à l’avion d’où elle fera mine de s’élancer en parachute au-dessus du stade olympique.
Ce matin, dans la voiture, pas encore complètement réveillé, numéro trois qui a commencé le judo à quatre ans lance : « moi, plus tard, je serai champion olympique de judo ! ». « Pourquoi pas ? » répondent en cœur sa maman et ses deux sœurs. Ce désir de médaille ne l’empêche pas de demander à écouter la chanson « les malheurs de Sophie » écrite par Jean-jacques Debout et interprétée par Chantal Goya. Comme à chaque fois que les paroles de cette chanson emplissent l’habitacle, la maman se sent projetée loin, très loin, dans ses souvenirs, quelque part du côté de ses neuf ans. C’est l’été. Ce sont les grandes vacances.
Dans le Gard, en famille, on se rend à la grande piscine de Pierrelatte avant qu’il ne fasse trop chaud. Parfois, on y déjeune mais c’est très rare. La plupart du temps, on rentre et on s’attable autour d’un plat concocté par le papa, souvent un tian : sur un lit d’oignons légèrement dorés sont rangés en lignes verticales courgettes, tomates et pommes de terre. Les pommes de terre sont des rates. C’est elle qui est désignée pour aller les acheter au bout de la rue, dans une sorte d’épicerie fine qui offre également un étal de fruits et de légumes. Le crane, sans cheveux du propriétaire, est bronzé. Il a des rides profondes tout autour d’une paire d’yeux rieurs. A son poignet gauche brille une montre sport qui lui semble énorme. Sa femme est grande, blonde, halée, toujours élégante. Sur le chemin du retour, avec son sac de rates dans la main, elle court toujours. Le père n’aime pas attendre! Le tian est un plat très facile à réaliser, mais long à préparer. Il disparaît en quelques minutes, comme cette tarte aux pommes meilleure que toutes les petites sœurs de pâtissier !
En début d’après-midi, la chaleur, dehors, est si écrasante, la lumière si blanche qu’on se croirait au Mexique dans un village choisi pour servir de théâtre à la rencontre poudrée entre un shérif et une bande de renégats. Le père s’installe dans son bureau et se plonge dans ses recherches généalogiques. La mère emporte son café instantané, son faux sucre et son chocolat noir dans le petit salon. A l’ombre des volets tirés, elle suit les aventures de Maigret ou un épisode de « la famille Boussardel ». Maintenant, celle qui écrit, revisite quelques moments des étés de leur enfance, réalise qu’elle ne sait pas ce que fait sa petite sœur âgée de quatre ans. Elle est peut-être dans la cour intérieure de la maison avec le chat qui étire son corps fin dans l’unique rayon de soleil qui arrive à se laisser glisser derrière les hauts murs et lèche le tronc du jeune figuier. Encore trois ans, et elle occupera ses débuts d’après-midis gardois, à recopier sur son tableau noir, pour les apprendre par coeur, tous les noms des rois et des reines mérovingiens et carolingiens.
Elle gagne le dernier étage de la maison. Elle y accède par un escalier à vis. Les marches sont terriblement usées. A chaque fois, ou presque, elle pense à toutes celles et à tous ceux qui, à force de les monter et de les descendre, en ont poli les pierres. Au dernier étage, il fait chaud. Sur les rayonnages de l’une des bibliothèques, elle regarde les livres. Elle en choisit un : « les malheurs de Sophie » de la Comtesse de Ségur. Elle s’allonge sur son lit et plonge dans les aventures de Sophie. Très vite, elle s’identifie à elle. Elle se reconnaît dans ses bêtises, ses envies de bien faire souvent avortées, ses bonnes résolutions de rentrée scolaire si vite envolées. Elle se sent vraiment très proche de la petite Sophie et si éloignée de ses si modèles cousines, Madeleine et Camille. En revanche, elle ne se reconnaît pas dans les pulsions sadiques de Sophie : les poissons rouges découpés et salés, l’abeille décapitée.
L’idée maîtresse de ce roman dont le succès, encore aujourd’hui, perdure est de montrer qu’il est toujours possible en grandissant de corriger ses défauts. Bien sûr, c’est une tache excessivement complexe, d’abord parce qu’il faut arriver à les identifier, à les accepter comme tels, à comprendre pourquoi et comment ils sont pour soi et pour les autres une source régulière de problèmes et ensuite parce qu’il faut parvenir à les convertir en qualités. C’est vraiment difficile, comme de franchir la ligne d’arrivée d’un marathon, mais c’est possible et quand on y parvient, quelle belle victoire sur soi-même !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner