Un dimanche, il est presque deux heures et demie quand la maman et son trio arrivent dans le petit village. Le ciel n’est qu’un immense camaïeu de gris. Ils espèrent que le soleil réussira à passer le barrage épais des nuages. On se gare sur un grand parking. La plupart des places sont vides. C’est un dimanche dans un petit village où, aujourd’hui, il se passe quelque chose. Elle n’a vu ni café ni boulangerie ni épicerie ni boucherie. La maman et son trio marchent en direction de la voiture de l’amie avec laquelle ils ont rendez-vous. Cette maman a aussi trois enfants. Les six enfants se sont à peine retrouvés qu’ils ont déjà une excellente idée : jeter les gros marrons à la peau lisse et luisante sur la route à l’approche des voitures pour que les roues les réduisent en purée grumeleuse. Cela les amuse follement !
Elle songe qu’elle n’a encore jamais montré à ses enfants qu’on pouvait métamorphoser les marrons d’Inde en bonshommes : un gros marron pour le ventre, un plus petit pour la tête, des clous de girofle pour les yeux et des allumettes pour le cou, les bras et les jambes. Elle se rappelle que son grand-père paternel breton lui avait conseillé, quand elle était adolescente, de glisser un marron au fond de la poche de sa veste ou de son manteau. D’après lui, un marron d’Inde pouvait vous garder des rhumatismes. Elle met sa main dans sa poche et y trouve des coquillages qui dorment là depuis leur dernier séjour à l’île aux Moines, des mouchoirs en papier usagés, des cailloux et des brins d’immortelle corse. Si elle jette les mouchoirs plus ou moins régulièrement, elle conserve les traces de ces séjours, les souvenirs tangibles de ces promenades. Elle respire le bout de ses doigts : un mélange d’iode et de maquis comme un pont jeté entre Atlantique et Méditerranée et d’ailleurs, les cotes de la Balagne n’offrent-elles pas de fortes similitudes avec certains bouts du littoral finistérien ?
Les deux mamans ont inscrit leurs enfants à un jeu de piste dans le monde des champignons et à un atelier de poterie. Ces animations sont organisées par la maison de la forêt, un espace qui propose des expositions sensorielles sur la nature et, dans l’année, des ateliers à thème dont les intervenants ne sont pas toujours très à l’aise avec leur jeune public. Tandis que les mamans s’acquittent des droits d’entrée, les deux garçons du groupe se sont installés à un échiquier dont les pièces représentent différentes variétés de champignons taillés dans le bois. Le jeu de piste démarre. Il se compose de cinq épreuves consistant chacune à trouver un champignon et à répondre à des questions dans le livret remis à l’accueil. Le premier champignon est caché au pied d’un buisson, dans la cour de la maison. Il est protégé par une cloche transparente. Il s’agit d’un anthurus d’archer. Il ressemble à une pieuvre, à une étoile de mer ou bien encore à une plante carnivore. Grâce au livret, on apprend que ce champignon n’existait pas sous nos latitudes et qu’il vient de l’hémisphère sud et sans doute de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande. Il s’est développé dans le bordelais et dans les Vosges. Ce sont certainement des spores qui sont restés collés sous la semelle des militaires australiens venus à l’aide de leurs cousins européens pendant la première guerre mondiale. Dans le Bordelais, le champignon a fait son apparition quelques années plus tard. Les spores ont voyagé dans la laine des moutons. Un bel exemple de résistance quand on songe que la route maritime reliant l’Australie à la France passait par deux océans et nécessitait plus d’un mois de traversée.
Le deuxième champignon est à trouver au pied d’un bouleau planté le long du sentier botanique. Les six enfants se mettent à courir en direction du sentier. Il ressemble à de jeunes étourneaux volant au-dessus d’un champ de blé. Des cris retentissent. Ils ont trouvé le bouleau et, à son pied, une magnifique amanite tue-mouches. La petite bande apprend qu’autrefois, on coupait son chapeau et qu’on le mettait à tremper dans du lait sucré. Ce mélange, dont les mouches raffolent, est un piège mortel. Les enfants doivent désigner les différentes parties du champignon : le chapeau, l’anneau, le pied, la valve et le mycélium.
L’aventure continue dans la forêt et sur un sentier humide couvert d’un tapis de feuilles, après avoir tourné à gauche, le sextette repère le troisième champignon, un cèpe de Bordeaux. Numéro deux est aux anges. Si ce n’était pas un faux, elle l’emporterait illico ! Elle se rappelle les cueillettes de l’automne passé et même une assiette de spaghettis assortie d’un coulis de tomates et de cèpes dorés ! Numéro trois, lui, évoque encore avec nostalgie cet énorme cèpe trouvé dans la forêt et qu’on n’avait pas pu accommoder pour le repas du soir car il était déjà habité par des limaces. Dans le livret, ils apprennent que le cèpe est dit de Bordeaux car, autrefois, les cèpes vendus à Paris provenaient de la région bordelaise.
Un peu plus loin, les enfants soulèvent une autre cloche et y découvrent un champignon tout noir : une trompette-des-morts. C’est sa couleur foncée et sa pousse tardive, aux alentours de la Toussaint, qui lui ont valu cette appellation peu engageante alors que c’est un excellent comestible souvent réduit en poudre pour parfumer les sauces. Encore un peu plus loin, la petite bande fait la connaissance du dernier champignon : le pied de mouton. Il a un chapeau orangé avec des bosses et sous son chapeau des petites pointes appelées aiguillons.
Le jeu de piste est terminé. Le livret est rempli. Les enfants gambadent en sens inverse, impatients, déjà, de participer à l’atelier de poterie. Une femme potier (ce n’est pas très joli « potière ») accueille les enfants à l’étage de la maison de la forêt. Elle les installe à une longue table en arc de cercle devant une planche en bois. Elle distribue à chacun un morceau d’argile brune, bien plus agréable à travailler que l’argile blanche. En suivant les indications du potier, les enfants réalisent un champignon. Ils sont très concentrés et manifestement ravis d’utiliser leurs mains, leurs doigts, leur imagination pour faire sortir de leur morceau d’argile un champignon. Quand le champignon a son chapeau et son pied, les enfants s’amusent à modeler des limaces, des coccinelles, des fleurs ou bien encore des papillons qui viennent le décorer. Enfin, ils peuvent saupoudrer leur travail de paillettes noires.
Après le goûter, le groupe se sépare. Chaque enfant tient, religieusement, son champignon dans le creux de sa main. Ils ont les doigts et les ongles couverts de terre et, sur les joues, des zébrures fines. Dans la voiture, les enfants disent à leur maman qu’ils aimeraient beaucoup retourner dans la forêt pour y ramasser des champignons. La maman leur raconte que quand elle était elle-même une petite fille, elle aimait ces dimanches après-midis d’automne passées en forêt. Son père, leur grand-père, emportait toujours deux paniers. Dans l’un on mettait les champignons comestibles et dans l’autre ceux dont on n’était pas sûr ou qu’on ne connaissait pas. De retour à la maison, on étalait sur une feuille de papier journal les champignons incertains ou inconnus et, à l’aide de livres, on cherchait à les identifier. Dehors, la nuit était tombée faisant momentanément disparaître le parc et ses arbres. Un feu crépitait dans la cheminée. Les chiens et le chat dormaient. Sur la platine, un 33 tour tournait : peut-être le trio en mi bémol majeur opus 100 de Schubert. Dans quelques heures, il reprendrait son train pour Paris et bien que la bibliothèque contienne pas moins de cinq ouvrages traitant de mycologie, certains champignons resteraient sans nom.
Une amie de leurs parents, pharmacienne de son état et merveilleuse cuisinière, aimait, parfois, jouer des tours aux promeneurs des dimanches automnaux qui passaient la porte de son officine avec le fruit de leur cueillette dans leur panier. Doutant du caractère comestible de certains champignons, ils espéraient que leur pharmacienne les aiderait à séparer le bon grain de l’ivraie. Parce qu’elle était malicieuse et toujours prête à expérimenter une nouvelle recette dans sa cuisine/laboratoire, elle mentait de façon éhontée et condamnait sans appel le contenu d’un panier que le soir même elle servirait à la table familiale !
Ceci se passait au tout début des années quatre-vingt, dans une ville sarthoise. Aujourd’hui, le plus souvent, il ne sert plus à rien de franchir le seuil d’une officine pour demander à un pharmacien de prendre un peu de son temps pour identifier des champignons. Le temps est trop précieux. Le savoir s’est perdu.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner